Chapitre XIV – Démons intérieurs

« Qu’est‑ce qu’il t’a fait, beugle Céleste tandis qu’elle secoue son corps par les épaules, ongles enfoncés dans sa chair. Qu’est‑ce qu’Avelvor t’a pris ? RÉPONDS‑MOI !!!

— Ça va, je te jure, s’étonne‑t‑il en l’écartant. J’ai prononcé son nom avant qu’il…

— Non, ça ne va pas ! Tu ne connais pas le nom des autres démons avec lesquels j’œuvre, s’égosille‑elle toujours. Tudieu, si à la place d’Avelvor j’avais choisi… Mais, attends… Tu… »

Elle accuse plusieurs respirations profondes, le temps d’accepter la réalité qui s’impose à elle.

« Tu as pris mon démon, lâche‑t‑elle. Tu as puisé dans mon Ichor et emprunté mes pouvoirs pour lancer un sort.

— Tantine, panique‑t‑il. Ce n’était pas mon attention, j’ai agi dans l’urgence. Si tu veux, je te rends Avelvor tout de suite.

— Bravo.

— Hein ?

— C’est un sortilège difficile. Même pour moi. Tu ne devrais pas être capable de le lancer. Ou alors, c’est que ton Éveil est proche. Une question de mois, peut‑être. Tu puises en mon Ichor toujours plus d’énergie. Je le savais. C’est pour ça que je vais aussi mal. »

Il s’attend à ce que sa colère monte, mais elle se contente de se rasseoir, pensive. Réjouie, même. Elle a raison, il devrait être fier. Pourquoi diantre ne l’est‑il pas ? Pour une fois qu’elle lui fait un vrai compliment !

« Je ne te comprends pas, Val. La magie t’attire. Mais si tu la pratiques trop rarement, si tu ne l’étudies pas, ton lien avec mon Ichor va s’étioler. Et si jamais je meurs, tu ne pourras plus lancer le moindre sort. Pourquoi prendre un tel risque ? Tu me hais donc au point de te mutiler de tes pouvoirs ? Pathétique.

— Ce n’est pas ça, je te l’ai déjà dit. Mais tu n’écoutes pas, s’exaspère‑t‑il. J’aimerais devenir un vrai mage, mais pas à ce prix.

— Le prix, s’énerve‑t‑elle. QUEL prix ? Qu’est‑ce que tu détestes tant chez moi ? »

Valère ressent alors un ennui mortel, si terrible qu’il surpasse la peur. C’est cela, le courage : pas de la colère, mais de la fatigue. Il n’en peut plus, alors il annonce enfin ce qu’il aurait dû dire il y a un an :

« En tant que tante, tu as droit à mon affectation et ma reconnaissance. Mais en tant que professeur… tu ne peux plus m’embobiner comme quand j’avais huit ans. J’ai été au lycée depuis : j’ai eu des bons profs, qui font preuve de patience et de compassion, et qui voient leurs élèves comme autre chose que le prolongement de leur orgueil. Et j’ai aussi eu des mauvais profs. Je sais où te ranger. »

Les doigts de sa tante, frénétiques, se crispent sur une gorge invisible. La terreur reprend ses droits sur Valère. Cependant sa réaction de Céleste est pire que tout ce qu’il aurait pu imaginer. Elle s’esclaffe :

« C’est une blague ? Tu crois réellement que je t’ai élevé à la dure ? Tudieu ! J’ai été un monstre d’indulgence avec toi. Si tu savais comment ma maîtresse m’a initiée à la magie… Ta grand‑mère, la Calende, ÇA, c’était la vieille école. Elle m’a abandonnée dans un glacier, une fois. Nue. Tout ça pour renforcer mon lien avec les esprits des neiges ; j’ai dû les invoquer pour qu’ils me transmettent un peu de chaleur…

— Eh bien, il y a probablement d’AUTRES moyens de transmettre l’Ichor, autrement tu m’aurais jeté dans un glacier aussi !

— Tu sais quoi ? Puisque tu es si malin, atteins l’Éveil et trouve‑toi un apprenti, le nargue‑t‑elle. Montre‑lui toute la douceur que tu estimes nécessaire, et s’il développe ses propres pouvoirs, là, tu pourras me critiquer. En attendant, je te conseille de t’en remettre à l’expérience de tes aînés. »

Valère se maudit. À quoi s’attendait‑il ? Il n’y a rien à en tirer, sa tante reste coincée dans ses certitudes. S’il veut se faire comprendre, il va lui falloir aborder le sujet différemment :

« C’était comment, ton Éveil ?

— La plus merveilleuse sensation qu’on puisse imaginer. C’était comme si j’étais devenue… moi ? Complètement moi.

— Non, je veux dire… qu’est‑ce qui l’a déclenché ?

— Je ne sais pas, maugrée sa tante. C’est différent pour chaque sorcier. Un jour, on regarde autour de toi, et… on le sait. Le maître aussi. C’est un lien spirituel qui se brise, comme un cordon ombilical. Je crois que pour moi, ça s’est passé peu après la confection d’une potion. Je ne connaissais plus la recette, mais ta grand‑mère était occupée avec le grimoire. Alors j’ai dû improviser et mettre dans le chaudron les ingrédients qui me paraissaient justes. J’ai donné la concoction à un chien, il n’en est pas mort. J’étais prête.

— Alors peut‑être… que c’est ce que je suis en train de faire ? Expérimenter ? Seul ? »

Sa tante lui jette un regard dédaigneux :

« Non. Une expérience requiert un environnement contrôlé. Toi, tu fais n’importe quoi.

— Alors aide‑moi : laisse‑moi lire tes grimoires, donne‑moi accès à tes artefacts, et réponds à mes questions. Nous n’avons plus besoin de rester à étudier tous les deux jour et nuit, je connais les bases, maintenant ! Et si tu me laisses pratiquer par moi‑même, tu auras davantage de temps pour tes recherches !

— Tu crois pouvoir te servir dans mon matériel à la carte ? Demander mon conseil uniquement quand le cœur t’en dit ? Tu ne mérites rien de tout ça. Tu es arrogant. Oisif. C’est encore chez moi, ici, et tout apprenti doit se soumettre à mes règles, POURRITURE INGRATE.

— Ah oui ? Et que vas‑tu faire, si je désobéis ? Invoquer Avelvor pour m’étrangler, comme la dernière fois ? Je sais son nom, ça ne marchera pas, cette fois‑ci. »

 Sa tante s’est levée d’un coup. Les narines de son nez crochu se gonflent de rage, ses pupilles se dilatent ; elle réfléchit au sort à lui réserver. Mais Valère réagit à temps :

« Tu sais quoi ? Je suis injuste envers toi, Tantine. Tu ne devrais pas subir sous ton propre toit mon impertinence. Et si ma conduite t’offusque à ce point, je quitterai cette maison et te laisserai tranquille pour le restant de tes jours. »

La bouche de Céleste dégage un minuscule glapissement. L’impayable grimace sur le visage de sa tante ravive l’assurance de Valère. Quelques secondes de ténacité… c’est à qui craquera le premier. Il suffit de tenir, de continuer à la regarder dans les yeux.

« Tu te crois futé, c’est ça, fulmine‑elle, les dents serrées. Tu m’utilises… Tu m’utilises… Tu te crois futé… »

Au bout du compte, elle se résigne à fouiller dans une poche de son châle. Elle en retire une clef que Valère reconnaît : celle de la remise, à l’étage, là où Céleste conserve, à double tour, ses ouvrages les plus sacrés. La somme de sa science ésotérique.

« Tu la veux, hein ? Tu la veux, braille‑t‑elle. EH BIEN, PRENDS‑LA ! »

Il crie de douleur ; elle vient de lui balancer la clef tant espérée en plein sur l’arcade sourcilière. Il la ramasse en se frottant le front, et n’a pas plus de temps de savourer son triomphe ; déjà Céleste le pousse à travers le rideau de perles…

« Si tu trimballes un seul de MES grimoires à l’extérieur… Non, ne promets rien, ENFLURE ! Si tu oses le faire, je le saurai… Oh, oui, je le saurai… Et abîmerais‑tu un seul de mes trésors… que moi aussi, je t’abîmerais quelque chose…

— Merci, ma tante. Je vais… te laisser travailler, cède‑t‑il du bout des lèvres. Transmets mes hommages au sieur Avelvor.

— Comment pourrais‑je l’invoquer, imbécile ? Tu me l’as volé en l’adjurant, je te rappelle ! Il n’obéira plus qu’à toi. Dégage ! File dans ta chambre ! »

Céleste le laisse au vestibule ; par les fentes lumineuses du rideau, il la voit s’approcher de l’âtre encore fumant. Furibonde, celle‑ci empoigne la poupée sur la table basse, puis, dans un hurlement de frustration, la jette dans les flammes.

Un long bruit perçant s’élève alors en cette cheminée… bruit trop humain à son goût. Quelque chose, tapi au fond des âges et des rêves de l’humanité, hurle à la mort. Savinien, Lausanne ou même Talma n’auraient rien entendu. Valère, si. Car l’Ichor de Céleste Sceau, la Sélénite, circule en lui et vivifie ses sens. Restait‑il une forme de vie dans cet artefact ?

 Il monte l’escalier sans protester, sonné par ces révélations. Ses pas devraient le conduire vers la remise ; n’est‑ce pas là que Céleste entrepose les ouvrages qu’il a exigés, gribouillés d’enchantements défiant l’imagination ? Non, tout cela attendra ; pour lui, pour Talma… et pour ce pays.

À sa grande surprise, Valère n’a pas mis longtemps à arrêter son choix. Il reverra Talma. Il aidera ses frères et sœurs d’armes. Et il intégrera un jour la Dissidence. C’est hardi. Mais c’est tout à fait lui ; n’a‑t‑il pas relevé le défi aux manufactures Morveau‑Bachelard, ainsi qu’hier au Balibar, ou même aujourd’hui, face à cette tante qui l’effraie au plus haut point ? Et les risques, chaque fois, n’ont‑ils pas payé ? Il est temps qu’il se débarrasse des hésitations qui ont régi jusque‑là son existence entière.

D’ailleurs il lui reste une heure de libre avant de repartir à La Parpelège ; pour le moment, il désire mettre à l’épreuve ce qu’il vient d’apprendre. Valère s’enferme dans sa chambre, en verrouille la porte ; puis il fouille commode et armoire à la recherche des ingrédients du rituel souhaité. Peu de choses, du reste : un peu de craie blanche, une feuille de papier… Et nul besoin de sel ou de couteau, dorénavant, puisqu’Avelvor lui appartient. Quelques minutes lui suffisent pour retracer les glyphes, disposés en trois cercles concentriques. Ne manque plus qu'une offrande au centre ; Valère se borne à y disposer sa corbeille de fruits, dans laquelle subsistent quelques abricots verts. Ces gestes le rassurent déjà par leur familiarité… Quelle exaltation, pourtant, lorsqu’il prononce pour la seconde fois :

« AVELVOR ! »

Ses yeux se brouillent, comme la dernière fois. Là encore les objets de la pièce lui paraissent rétrécir, s’enrouler sur eux‑mêmes en rubans et spirales, jusqu’à l’anéantissement. Mais, cette fois‑ci, il ne chute pas. Non ; il vole. Son corps se détend : il sait, en son cœur, qu’il ne s’écrasera pas. Dans l’obscurité parfaite de ce néant froid, il n’a aucun mal à discerner son propre corps. D’ailleurs celui‑ci irradie : Valère est l’unique source de lumière et de chaleur au sein de cet univers. Nulle odeur de vie, dans cet inframonde… Les quelques fois où Céleste avait transporté son esprit dans l’Astral, elle lui avait fait ingérer des drogues. Le prix à payer pour le protéger des risques de possession : un esprit embrouillé embrouille les démons.

Valère remarque qu’il ne porte plus les mêmes vêtements ; ceux‑là, parfaitement taillés et repassés, caressent sa peau. Il pourrait les changer, s’il le désirait. Pour l’instant il veut marcher ; et, d’emblée, ses pieds sautillent sur une surface plane et invisible. Puis, parce qu’il a également désiré cela, Avelvor se manifeste. Valère appréhende de revoir l’immonde créature hybride. Mais en fait du crabe démoniaque qu’il a combattu, l’Horreur s’est changée, quel choc… en mouette. Une simple mouette, de faible calibre, blanche et grise. Pas de quoi exciter l’imagination, excepté ses yeux, des yeux d’humains, bardés de paupières, de cils, de sagacité. De beaux iris bleus.

« Mes hommages, jeune maître », s’incline l’animal d’une aile révérencieuse.

Sa voix, elle, n’a guère changé : pareille au fracas du ressac. Le bec articule les mots avec une aisance surnaturelle. Valère s’est juré de le traiter avec sévérité, mais cette apparence dérisoire le déstabilise :

« Tu as blessé mon ami.

— J’en ai encore les dents du fond qui baignent… Saigne‑t‑il toujours ? J’en reprendrais avec plaisir.

— NON ! Maintenant, et à jamais, je t’interdis de lui faire le moindre mal. »

Il ne cherche pas à lui expliquer pourquoi. Cette créature est dénuée de sens moral.

« As‑tu seulement conscience d’être en mon pouvoir ?

— Me puniras‑tu pour mes actes ? J’accepterai ta sentence avec joie. Les forts écrasent les faibles, et force leur revient de réécrire l’Histoire, de décider ce qui est juste ou non. Nous, les déités, comprenons et acceptons cette nécessité comme nul humain ne le pourra jamais. Que vous devez être malheureux ! Comme nous vous plaignons !

— Toi et ma tante deviez vous entendre… Mais pourquoi as‑tu changé d’apparence ?

— Entends ma sagesse, jeune maître : les divinités sont l’exact inverse des êtres humains, s’amuse l’oiseau. Elles changent de corps à volonté, et jamais d’avis. Mais, si je puis me permettre, et puisque tu m’as invoqué… Que requiers‑tu de moi ?

— Tu le verras bien assez tôt. Je te promets au moins que tu ne t’ennuieras pas. Pour commencer, explique‑moi pourquoi un démon s’abaisserait à se déguiser de la sorte, à se faire passer pour… un animal parasite ? »

Avelvor repart d’un grand rire, lancinant et gloussant à la fois. Ni vraiment bestial, ni vraiment humain.

« Je n’en sais rien, jeune maître. Et toi ? Pourquoi t’y abaisses‑tu ? »

La mouette, qui s'en va à tire‑d'aile, laisse Valère dans l’inframonde.

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