Chapitre XV

Après trois jours passés à charger le navire, nous avons enfin pris la mer. La pluie déferlait sur le Tlaloc, mais au lieu de rendre l'équipage morose, elle le réjouissait. Les hommes chantaient depuis le pont jusqu'à fond de cale, composant une symphonie avec le déluge et le craquement du bois contre les vagues.

Moi, depuis les cuisines, je les écoutais sereinement malgré la douleur que m’avait procurée la remise à flot du navire. Mon épaule me lançait affreusement, brûlante. Alors j'ai exercé mon esprit pour oublier. Voilà trois jours que j'apprenais l’espagnol en demandant des mots aux autres commis de cuisine : Cuchillo, tenedor de mesa, cocinero, tripulación, barco pirata… Dès que je montrais un objet, on me donnait un nouveau mot que je répétais et répétais jusqu’à ce qu’il s’imprègne dans ma mémoire. On a commencé à me trouver sympathique : pour eux, j’étais la plus motivée de toutes les nouvelles recrues.

Mais soyons honnêtes, ce n’était pas vraiment ce à quoi je rêvais en embarquant sur ce navire. Peu à peu, au rythme du balancement de la coque, je réalisais à quel point mon apprentissage de la langue serait long, à quel point il me serait difficile d’entrer dans les bonnes grâces de mon nouveau capitaine.

D'ailleurs, nous l'avions à peine vu depuis notre départ de Nassau. Ici, les règles n'avaient rien à voir avec celle que j'appliquais sur le Nerriah. À bord de ce galion, la hiérarchie était extrêmement stricte : seuls les marins les plus proches du capitaine avaient le droit de lui adresser la parole. Cela se résumait donc à une poignée de matelots : le charpentier et la vigie qui se faisait appeler Oeil-de-Pigargue, Suarez, le binoclard charognard, Chimalli, le grand gaillard tatoué, et les autres contremaîtres. Bon sang ! Comment pouvais-je espérer devenir le second de ce navire si je ne pouvais même pas m'approcher de celui que je devais impressionner ? Quand je pense que Ferguson écoutait toujours tous ses marins, sans exception, et qu'il les considérait comme ses égaux... Ici, malgré les apparences, nous étions bien loin de l'esprit de piraterie.

Et dire que j'avais trouvé le capitaine Monteña fascinant…

Alors que, furieuse, je réduisais en miettes une pomme de terre, un vieillard s’est joint à notre petite troupe de cuisiniers. Il avait de longs cheveux gris et de petits yeux curieux, entourés de rides profondes. Une amulette sculptée en bois pendait à son cou : elle représentait un masque miniature, turquoise et pourpre, d’un visage humain muni d’une couronne et de crocs. L’un des commis m’a alors présenté le vieux comme le sanador, le guérisseur. Pas le médecin, non, le guérisseur. Je l’ai salué d’un signe de tête. Lui, il s’est contenté de me fixer longuement, comme s’il cherchait la nature de mon âme.

Au bout d’un moment, quand le silence est devenu trop long, il a désigné du doigt mon épaule. J’ai froncé les sourcils. Il a prononcé quelques mots dans ce fameux dialecte dont je ne comprenais rien. Face à mon air perplexe, il a décidé d’agir directement, sans ma permission. Il s’est approché de moi et a sorti de son manteau une petite bourse de cuir, versant une partie de son contenu dans sa main. Il s’agissait de mauvaises herbes, les plus banales que l’on pouvait trouver à Nassau. Il les a mis dans sa bouche et a commencé à les mâcher énergiquement. Il les a recrachées dans sa main, puis a tiré sur le col de ma chemise pour accéder aux séquelles que m'avait laissées la remise à flot. Après avoir appliqué sa mixture sur ma peau brûlée, il a remis mon vêtement en place, attendant ma réaction. La puanteur de cet onguent m’a fait déglutir, mais la mixture a aussitôt agi. Mon corps, crispé par les courbatures, s’est d’un coup détendu.

Le sanador m’a souri.

Nous nous sommes observés un moment, réciproquement. Il était aussi curieux de moi que je l’étais de lui. Il avait la même peau cuivrée que le capitaine, en un peu plus sombre.

Plus j’observais les membres de cet équipage, moins le doute m’était permis. Si certains venaient d’Espagne, ou du moins de ses colonies, d’autres venaient d’ailleurs, d’une terre qui m’était inconnue. Parmi eux, le vieillard apparaissait clairement comme le plus attaché à cette terre lointaine : il en avait les odeurs, il en possédait l’aura, il en portait l’âme.

Le sanador a demandé mon nom en me montrant simplement du doigt.

« Adrian.

— Temolin, » m’a-t-il répondu en pointant son propre torse.

Ce nom se rapprochait davantage du dialecte brumeux que l’on prononçait à bord, exactement comme le nom de Chimalli, le grand gaillard tatoué qui suivait les ordres du capitaine à la lettre.

Le vieillard a ri, heureux de faire ma connaissance. Il a retroussé une de ses manches et a attiré mon attention sur son avant-bras. Là, à l’encre noire, un scarabée y était incrusté. Alors j’ai compris : Temolin voulait dire scarabée noir dans sa langue natale. J’ai souri et répété son nom, heureuse d’avoir appris mon premier mot de dialecte.

Mais mon cœur s’est serré, Gamine. À cet instant, j’aurais voulu apprendre à Temolin ce que signifiait Saoirse1.

 

Un son de cloche a soudain retenti.

Une alerte.

Tous se sont brusquement levés et ont accouru sur le pont. J’ai été la dernière à réagir et à quitter mon poste. J’ai abandonné la cuisine à la suite de Temolin, puis j’ai traversé la grande salle à manger où se trouvaient également les hamacs de l’équipage. Nous avons monté les marches de l’escalier de bois qui menait au pont supérieur, consacré uniquement à une première rangée de canons et à la poudre. Mais nous n’y avons pas fait halte pour monter encore, pour nous retrouver à l’air libre, sous la pluie, sur l’immense pont du Tlaloc, où se trouvait encore de chaque côté une rangée de dix canons. Gabiers et timoniers s’affairaient à la manœuvre, tandis que le capitaine Monteña se cramponnait à la barre sur le gaillard.

Des torrents de pluie nous tombaient sur la tête, mais tous les marins avaient les yeux rivés vers le ciel. Je les ai imités pour comprendre ce qui attirait tant leur attention. Malgré la houle qui me déséquilibrait, j’ai vu, Oeil-de-Pigargue, tout en haut du grand mât, qui tendait le bras vers le nord. Il criait et répétait à pleins poumons des mots inaudibles que le vent emportait tels des grains de poussière. Les timoniers se sont déplacés à l’arrière du navire pour comprendre ce que la vigie essayait de leur communiquer. Ils ont plissé les yeux pour transpercer la brume…

…Jusqu’à apercevoir la silhouette d’un navire qui, jusque-là, nous avait traqués le plus silencieusement possible.

Tout de suite, les timoniers, ont fait écho à la voix d’Oeil-de-Pigargue pour clarifier ses propos :

« Enemigo ! Enemigo Castellano ! Enemigo ! »

Ces mots-là, pas besoin de m’expliquer ce qu’ils voulaient dire.

Un navire militaire espagnol nous pistait.

Le capitaine Monteña a réagi au quart de tour :

« Carguez les voiles ! »

Les gabiers ont grimpé sur les haubans à la vitesse de l’éclair. Leur chef, toujours à la barre, a viré de bord, hissé le drapeau noir. Il ne comptait pas semer nos poursuivants, mais les attaquer de front : un choix téméraire au vu de notre position ! De leur propre initiative, ceux qui ne manœuvraient pas ont chargé de poudre les canons. Mais les Espagnols ont fondu sur nous bien avant que l’artillerie ne soit prête. Plus aucun doute n’était permis à partir du moment où ils ont viré de bord à leur tour, prêt à nous aborder.

Ah ! je n’avais jamais vu ça Gamine ! Se précipiter comme ça, foncer droit dans la gueule du loup, il faut en avoir dans les tripes ! L’équipage était-il tant en mal de pillage que ça ?

À mes côtés, Temolin et mes camarades de cuisine ont brandi leurs armes, prêts à en découdre. Ce n’était pas le moment de flancher. Moi aussi, j’ai sorti mon épée, prête à bondir sur ces soldats espagnols dont j’ignorais tout.

Les premiers coups de canon ont fusé et la coque du navire a tremblé. Les Espagnols ont chargé, rejoignant notre pont en se brinquebalant à des cordes. Quand ils sont parvenus à poser une planche entre nos deux bastingages, impossible de les contenir : ils étaient moins nombreux que nous, mais leur ardeur valait mille hommes.

Un soldat espagnol s’est précipité sur moi, son sabre au-dessus de sa tête, prêt à m’affronter. CLING! J’ai paré son attaque, enfonçant ensuite sans hésiter mon épée dans son flanc gauche. Il s’est écroulé sans réclamer son reste. Une fois celui-là mort, un autre a surgi, et les combats se sont succédés ainsi. J’ai vaincu quatre hommes en seulement quelques coups d’épée. Mais quand le cinquième est tombé à terre, j’ai pu récupérer sur leurs cadavres tous les pistolets. Sainte-Marie-mère-de-Dieu ! Je ne pouvais pas rêver mieux.

Il était de plus en plus difficile de contenir l’ennemi. Temolin fatiguait. Chimalli soufflait. Oeil-de-Pigargue, descendu de son perchoir, sifflait. Quant à Suarez, il cherchait en vain à échapper à trois assaillants hargneux. Je l’aurais bien laissé dans le pétrin, mais le moment était mal choisi pour se montrer rancunière. Après avoir vérifié que ma nouvelle arme était pleinement chargée, j’ai tiré sur l’un des trois soldats. Touché à la tête, il est tombé, raide mort.

Je n’ai pas attendu que le binoclard se rende compte que je lui avais sauvé les fesses. J’ai grimpé sur les haubans pour prendre de la hauteur, me hissant dans la mâture. Là, j’ai visé et tiré sans vergogne, soudain inspirée par la pluie et le vent. Mon dos me faisait toujours souffrir, mais comme les souffrances provoquées par le grand bandage qui étouffait ma poitrine, j’ai ignoré la douleur. J’avais appris à fermer mon esprit, Gamine, à ne plus ressentir quoi que ce soit quand il le fallait. Mon corps devait se taire pour que je puisse sauver mes camarades en danger. Cette force, c’est bien la seule chose utile que m’a apportée ma condition de travesti.

Animée par un regain de force venue du ciel, j’ai bondi de mât en mât, telle une acrobate, tirant sur mes ennemis. En bas, les forbans ont fini par se demander d’où venaient ces coups de feu providentiels. Ils ont levé la tête et m’ont découvert, ébahis. Même le capitaine avait les yeux rivés sur moi, dissimulant sa surprise derrière un masque d’impassibilité peu convaincant.

PAN ! Je me suis approchée de plus en plus de la frégate ennemie. À l’aide d’une drisse, je suis passée du gréement du Tlaloc à celui du navire espagnol. Il me restait juste assez de balles pour permettre une brèche. J’ai donc visé les soldats qui tiraient avec leurs mousquets depuis le pont, ainsi que ceux qui tentaient de traverser. Tous, sous mes coups, sont tombés à l’eau.

Mes nouveaux camarades en ont profité : Oeil-de-Pigargue et Chimalli sont passés d’un bastingage à un autre pour gagner le navire espagnol. D’autres membres de l’équipage les ont suivis. Allez ! On n’allait pas tarder à reprendre le dessus.

Après être redescendue pour trouver un nouveau pistolet, j'ai couvert les arrières de mes nouveaux camarades.

C’est là que je suis tombée sur un drôle de soldat. Franchement, il avait quoi ? Seize ans ? J'ignorais que l'on recrutait des militaires aussi jeunes en Espagne. Mais pas de quartier, Gamine, peu importe son visage, un ennemi reste un ennemi.

Le petit gars a tenté de me frapper d’estoc. Je l’ai évité sans difficulté, dansant avec ma propre épée comme La Guigne me l’avait enseigné. Il a chargé de nouveau, désespéré. Mais il n’a absolument pas pris garde à couvrir ses arrières. Jamais vu un novice pareil. J’ai saisi son pourpoint d’une seule main et je l’ai poussé jusqu’au bastingage. Il a lâché son épée, soudain terrifié comme si j’étais la mort. J’ai fait pencher son buste vers la surface de l’océan et j’ai pointé le bout de ma lame au niveau de son cœur.

Autour de nous, tout s’est arrêté. Les pirates avaient vaincu les derniers soldats.

Il ne restait que ma prise.

Tous se sont rassemblés autour de moi, attendant que je termine le travail.

J’ai maintenu son regard implorant. Doucement, ma lame a traversé sa poitrine. Ses yeux n’ont pas quitté les miens. Je ne sais pas vraiment ce qu’il y voyait. Je crois, en fait, qu’il percevait à travers mes prunelles son avenir proche.

J’ai retiré mon épée, puis j’ai balancé son corps par-dessus bord. Même sur le point de couler, le jeune soldat a continué de me regarder.

J’ai tué un gamin, pas plus âgé que moi.

Merde…

 

Le calme à nouveau rétabli, les hommes se sont rassemblés autour de moi. Oeil-de-Pigargue me fixait avec intérêt et méfiance, tout comme Chimalli. Suarez, lui, grinçait des dents. Quant au capitaine, il contemplait le phénomène que je provoquais autour de moi : les hommes ont formé un cercle dont j’étais le centre, me considérant soit comme une bête curieuse, soit comme une redoutable guerrière. Des murmures, d’abord imperceptibles, se sont élevés. Ceux qui maîtrisaient un peu l’anglais n’avaient plus qu’un mot sur les lèvres : Abyss.

« Adrian Abyss Fowles, le tireur des mers ! » a déclaré haut et fort le charpentier comme s’il me baptisait.

Mais l'équipage est demeuré silencieux. Pas un seul signe de reconnaissance ou de camaraderie. À l'évidence, mes exploits du jour n'ont pas été suffisants pour gagner leur confiance. Quoi de plus normal ? J'étais toujours le seul pirate anglais à bord et je ne savais rien de leur objectif. Pourquoi naviguaient-ils ? Pourquoi s'en prenaient-ils ainsi à la flotte de la couronne espagnole ? Le fait que l'on ne m'ait toujours rien dit à ce sujet prouvait bien que tous, sur ce navire, se méfiaient de moi. Peu importe leur but, celui-ci devait être sacrément important pour que l'on ne me tienne pas dans la confidence.

En réalité, ce surnom, je l’avais gagné grâce à mon agressivité au combat. J'avais espéré m'illustrer mais, à la place, j'avais généré la crainte dans les rangs. Enfin, je ne rigolais pas. Je n’en ai tiré aucune satisfaction. Pire, je m’en voulais. Comment avais-je pu, Gamine, comment avais-je pu tuer un gars de mon âge aussi facilement, comme si c’était normal ? C’est drôle, comment les noms légendaires ne sont parfois pas mérités. En attendant, à ce moment-là, je me suis rassurée en me raccrochant au discours de Ferguson, à la dernière leçon qu’il m’avait inculquée :

« Ici-bas, nous sommes tous des monstres. »

Et ce jour-là, le monstre de cet abordage, c’était moi.

 

1Le prénom Saoirse, en gaélique irlandais, signifie « liberté ».

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez