Le soir même, Valère donne au patron du Balibar une enveloppe vide et scellée. C’est un signe que seuls lui et Talma peuvent comprendre : le « Sceau » s’en remet à elle. Lorsqu’il revient dans l’établissement, le surlendemain, le buraliste lui apporte un café. Sur l’addition, elle a griffonné : « Place de Croiseaux, demain à l’aube. Apporte à manger ». Heureusement c’est son jour de relâche. Pas pratique, comme méthode de communication… Mais ni Céleste ni Mahaut ne doivent découvrir ce qu’ils trament. En attendant, Valère vient d’accepter sa première mission pour le compte de la Dissidence.
Sa nuit s’écoule lentement dans la crainte, puis l’impatience. À l’aube, plus résolu que jamais, il se rend à pied au carrefour qui lie la ligne de voie ferrée à la crevasse du fleuve Margelon. Un endroit presque vide, à cette heure. Des nuages de scories en suspension et de suie sinuent sur ses pavés… Les réverbères à gaz phlogistique les teintent d’un vert maladif. Cette poussière grésille à ses pieds dans un clair‑obscur inconstant, et brouille les silhouettes spectrales des rares êtres humains aperçus au loin. Pour un peu Valère se croirait dans un de ces polars que Savinien lui lit parfois, et qui arrachent à Lausanne des hurlements de peur. Qu’est‑ce là, au loin ? Un tueur en série ?
Non, juste une bête de somme qui perce la brume.
Une jeune fille vigoureuse, perchée sur un quadrupède d’un mètre et demi au garrot, s’avance dans cette brume absinthe. Talma. D’un sifflement, elle l’interpelle :
« Aujourd’hui nous allons coller des affichettes le long de la voie ferrée ! Tranquille, comme boulot, mais ça fait une trotte. »
Valère n'en mène pas large ; il n’est jamais monté à dos de mulodonte. La monture à grandes oreilles s'abaisse pour lui ; Talma se retient de pouffer tandis qu'il se place à califourchon sur l'arrière de la selle. Puis elle fait claquer les rênes. Valère redoute d'embarder l'animal en agrippant une touffe de poils. La bête avance aussi vite qu’un cheval, mais le long tube mou et soyeux qui lui sert de dos ne laisse aucune prise où se caler… Ses quelques réflexes d'équitation acquis aux cours de Brice Noy ne lui serviront à rien car le mulodonte, en bon rongeur, progresse par petits bonds : à chaque mètre propulsé, Valère manque de valdinguer par‑dessus bord.
Talma, les yeux toujours vissés sur sa destination, passe son bras en arrière pour coincer les mains de Valère sous la selle. Ses nattes, grosses comme des tentacules de pieuvre, lui fouettent régulièrement le visage tandis qu’ils s’éloignent de la gare en longeant les rails.
Il leur faut moins d'une heure pour quitter Carat et ses vapeurs colorées de jade. Le phlogiston raffiné tend en effet à faire briller ce qu’il brûle ou éclaire, surtout dans la pénombre. La ville se hérisse en toile de fond derrière eux, grise comme une mue de serpent. Il y a cinquante ans, ce n’était qu’une bourgade reculée, mais le Protectorat l’a désignée comme capitale et elle a poussé d’un seul coup : s’en éloigner de quelques kilomètres suffit pour fuir la civilisation.
Tous les cent mètres, leur équipage s'arrête : Talma sort d'un cabas de fines plaquettes de bois et Valère l'aide à les clouer aux poteaux télégraphiques qui graduent la voie ferrée. À l'approche de Carat, les trains doivent ralentir ; les voyageurs, inclinés aux fenêtres, remarqueront à coup sûr ces panonceaux.
« ON RECHERCHE… UN HOMME INTÈGRE DANS CETTE IMAGE. », stipulent ceux‑ci en lettres capitales, au‑dessus d’un portrait pyrogravé d'Élisée Mantodore.
L'intéressé a pris ses quartiers à la capitale pour lancer son procès contre l'État ; et, à force de rassembler ses soutiens et soudoyer des témoins, le magnat a mis le petit groupe de Talma en ébullition. Sous ce portrait‑robot, un quatrain inachevé et anonyme conclut : « Son bras est bien trop long / pour que vous le sachiez. Il aide les colons / car ils nous font tous… » Valère suppute que Nélée l’a écrit. À cette gouaille, il préfère encore la verve romantique d’un Savinien.
Le mulodonte, pattes arquées et museau en l'air, renifle les alentours… puis continue son périple, tout en s’arrêtant parfois pour grignoter des mauvaises herbes. Autour d’eux s’étale désormais, à perte de vue, l’arrière‑pays des cités diamisses : le Reg‑aux‑Rois. Une solitude accidentée et grisâtre, cassée d'éboulements et découpées en aiguilles rocheuses, qui couvre presque toute la surface du pays. N'y survivent que quelques plantes maigres : ici un cactus, là un acacia… Valère se souvient l’avoir visité lors d’une sortie scolaire :
« J'avais oublié à quel point c'était beau…
— Tu parles, maugrée Talma. C'est mon pays… mais c'est un sale pays. »
L’adolescent n’ose pas la contredire : dans sa Pluvède natale, il pleut trois cent soixante jours l'an. Ses compatriotes restés au bercail s'en plaignent sans cesse, mais au moins leurs terres restent fertiles, tandis qu’ici le moindre lopin arable fait l’objet d’enchères acharnées. Un randonneur ne s’aventure jamais dans le reg sans connaître l’emplacement des puits.
Talma rattrape sa brusquerie un peu plus tard, un clou entre les dents tandis qu’elle martèle un poteau :
« La ferme de mes parents se trouve peut‑être dans le coin. Je ne l’ai jamais retrouvée… Peut‑être qu’ils l’ont démolie pour laisser passer les trains ? C’était plus verdoyant, à l’époque. Tout s’est asséché en même temps que le Margelon.
— Mais… On n’est pas dans les environs du fleuve, s’étonne Valère.
— L’eau passe surtout par des galeries souterraines… Rien qu’en colmatant un puits, tu peux assécher des hectares entiers. On ne sait jamais ce que cache la terre. »
En silence, il s’efforce d’observer ce paysage tel que le voit Talma : non pas comme une étendue épurée et sauvage, mais comme le vestige d’un âge d’or. La pierraille en érosion n’abrite plus que quelques milans, des kilomètres à la ronde.
À mesure qu’ils avancent et travaillent, les rails se mettent à traverser des défilés rocheux. Plutôt que de les contourner, les ingénieurs ont préféré les percer en ligne droite. De part et d’autre de la voie ferrée s’élèvent de hautes formations basaltiques qui, chaque jour, s’effritent un peu plus. Certains rocs sombres, gros comme une maison, sont suspendus à une trentaine de mètres… Valère déglutit : une secousse suffirait pour réduire leur monture en purée.
Le soleil montant a réchauffé le basalte, brouillé la ligne d’horizon. Le parasol tanguant, accroché à la selle, s’est révélé insuffisant : Valère est en train de cuire. Néanmoins les ombres formées au creux de ces plateaux leur procurent une salutaire fraîcheur.
« Ἐλελεῦ… [1] Ton corps goutte comme ton pays », s’amuse Talma en lui plaçant de force une gourde entre les doigts.
Elle retire alors son débardeur visqueux de transpiration et s’essore le visage du vêtement roulé en boule. Valère devrait détourner le regard ; mais il se fige en apercevant, au niveau des omoplates, des marques de lacération blanchâtres…
« Ça remonte à quatre ans, le rassure‑t‑elle. J'ai reçu des coups de fouet aux Îles Sans‑Pain.
— Le bagne ? Tudieu, Talma… Tu as quel âge ?
— Vingt‑trois ans. J’en avais dix‑huit lorsqu’ils m’ont chopé pour braconnage, mais j’ai pris que deux ans… parce que j’étais mineure. Après ça, difficile de trouver du boulot, avec ces marques. Des amis m'ont filé du taf dans la Dissidence. »
Talma a donc déjà eu à faire avec la Loi. Pourquoi ne s’en est‑il pas douté ?
À ce moment le mulodonte se met à couiner. Tandis qu'il traîne son museau allongé, Talma tire sur les courroies pour l’empêcher de détaler :
« Il a senti les vibrations d'un convoi. Vite, à couvert ! »
Talma avise un conduit, ainsi qu'un large rocher derrière lequel ils descendent pour s'abriter. Valère noue à la va‑vite la chaîne du rongeur autour d'un pin ; l'animal creuse, gratte, raye le sol de ses griffes. Aussitôt ils entendent un râle grave que le chœur des falaises réverbère dans leur direction…
…et le train de midi arrive, puissant et crépitant comme le tonnerre. Un interminable boulet de canon. Son passage, assourdissant, projette de tous côtés les pierres amoncelées sur les rails durant la nuit. Valère se baisse juste à temps en dessous du rocher : la caillasse s’écrase contre ce rempart naturel dans un bruit de porcelaine explosée.
Ils attendent une minute que cette lapidation cesse avant de se relever ; la terre en tremble encore. Par chance, il n’y a pas eu d’éboulements dans le canyon.
On n’aperçoit plus la locomotive ; la poussière du Reg‑aux‑Rois, sur son passage, s’est mêlée à la fumée qui sortait de la cheminée du train. Ce simoun monte jusqu’au bas des panonceaux attachés sur les poteaux télégraphiques. Talma a bien calculé la hauteur. Imperturbable, elle lui propose de pique‑niquer avant de rentrer.
« D'accord, mais, heu… Talma…
— Quoi ?
— Tu es toujours torse nue, bredouille‑t‑il mains devant les yeux.
— Ah, rit‑elle avant de se rhabiller. “Ventre creux vide la tête”, pas vrai ? »
Les Diamisses adorent les proverbes… La faim rend fou, téméraire, voilà ce qu'ils ont retenu de leur Histoire marquée par les sécheresses et les disettes. Une décision ne se prend qu'après un repas consistant.
Ils reprennent leur monture ; d'un bond à l'autre sur les pierres, le mulodonte escalade le flanc escarpé du plateau. Valère se cramponne de toutes ses forces… mais la vue imprenable du sommet vaut largement cet inconfort.
La désolation des massifs d'obsidienne, la nudité lunaire des débris alentour le subjuguent. Par moments un souffle chaud se met à hululer, déformé par l'étroitesse des boyaux rocheux. Dans ce tableau, Talma et lui pourraient passer pour les survivants d'une apocalypse.
La jeune fille écarte du pied quelques cailloux puis étale une couverture. Ils s’asseyent et comparent ce qu'ils ont préparé. Pour elle, des fougasses tartinées de pistou et d'huile de carthame. Valère ne raffole pas de cet assaisonnement que les Diamisses répandent sur tous leurs plats. Mais pas question de faire la fine bouche : il redoute le verdict de Talma sur sa propre cuisine. Ses rissoles, fourrées de viande séchée et relevées de cumin, rencontrent néanmoins franc succès. Talma, tout en mastiquant, agglutine sur son index un reste de chapelure :
« Décidément, tu as tous les talents…
— Merci. Ma tante me laisse seul, souvent… J'ai appris à me prendre en charge.
— Dis‑moi, Valère… Tu es athée ? »
Plutôt abrupte, comme transition : il en avale de travers son morceau de fougasse. En théorie, les Pluves restent libres d'adorer les dieux de leur préférence… Mais, dans les faits, leur pays s’est construit contre les religions. Les Rois‑Sorciers de jadis s’étaient fait passer pour des dieux. Leur clergé avait fini avec eux sur les bûchers, lors du Grand Soulèvement. « Être prêtre, c’est être traître », comme disent ses compatriotes.
« Délicate question. Les démons prétendent qu’ils sont des dieux, toussote Valère. Mais j’ignore s’ils disent vrai. Le boulot d’un mage, c’est de négocier avec eux, pas de les juger.
— Mais ils ressemblent un peu aux esprits des anciens cultes diamisses, non ? Nous n’avons plus d’oracles… Leur rôle consistait à apaiser les puissances surnaturelles. Nos dieux étaient cruels, ils devaient les corrompre par des offrandes. Tu crois que certains d’entre eux étaient mages ?
— Forcément. Sans ça, le Comité de Salut Public ne se serait pas embêté à les chasser.
— Il y a un siècle, ce pays servait de havre aux sorciers… Quelle régression ! Peut‑être qu’un jour nous cohabiterons à nouveau.
— J’espère. Excuse‑moi, mais… pourquoi parlons‑nous de religion ?
— À cause d’Olibée. Tu lui as sauvé la vie… d’une certaine manière, elle t'appartient. Lorsqu'il mourra pour de bon, son âme errera, sans but, au sein des limbes. S'il veut le repos éternel, il doit te racheter cette vie.
— Oh ! Ce n’est pas nécessaire.
— Idéalement, il faudrait qu’il te sauve la tienne en retour, insiste‑elle. Mais bon… Généralement, un cadeau symbolique suffit.
— Moi, ça m’est égal. Je ne savais pas Olibée si pieux…
— Non, il trouve ces superstitions archaïques… Mais je me sens responsable de lui, j'aimerais sauver son âme à sa place, tu piges ? Garde ça pour toi, il s’énerverait. Ta sorcellerie l’obsède, en revanche. Il doit la trouver plus concrète. »
Valère se gratte la nuque, embarrassé : mieux vaudrait ne pas insulter ces croyances. De surcroît il subsiste, dans le folklore de certaines cultures, de légitimes avertissements laissés par les magiciens du temps passé. Aussi il n’arrête pas Talma lorsqu’elle sort de son sac une étoffe de pilou bariolée, et la place entre ses mains. Refuser ce présent relèverait de la grossièreté.
Valère défait la cordelette qui maintient le tissu en place ; quelque chose de métallique tinte dans la douceur du coton… une paire de lames pointues, acérées et précieuses ! Magnifique ouvrage… et du meilleur acier ! Les manches, dépourvus de gardes, percés en leur poignée, ont été taillés dans deux éclats de marbre ; l’un, noir esquisse un buste de femme, et l’autre, blanc, un torse d’homme. L’objet s’accompagne d’un fourreau unique, ainsi que d’une vis à écrou. Talma passe celle‑ci par chacune des dagues, de façon à les superposer en biseau sur le même axe. Prodige : ces stylets viennent de se métamorphoser en…
« Une paire de ciseaux !
— Je préférais un cadeau utile, et comme tu es coiffeur…
— Barbier, la corrige‑t‑il sans réfléchir. Mais ça coûte une fortune… Je ne peux pas accepter ça !
— Bah. C’est important de décorer ses héros à leur juste valeur. »
Valère effleure le relief du camée, oriente le métal immaculé pour y refléter le soleil… Les jeunes Diamisses, le jour de leurs treize ans, reçoivent toujours un couteau. Qu’a‑t‑il reçu de Céleste, à son dernier anniversaire ? Rien, il s’en souvient maintenant : les migraines, l’alcool et l’opium l’avaient consignée au lit, à l’époque. Elle avait oublié.
Les yeux pers de Talma sont rivés sur lui. Mais les siens sont noirs. Valère repose l’objet dans son écrin :
« Merci, mais… ce n’est pas digne de moi, regrette‑t‑il. Je ne suis pas …
— Né du pays ? Voyons, personne dans la Dissidence ne te traitera en adulte si tu n’as pas tes propres outils… Tradition oblige. Les Diamisses reçoivent un canif à leur majorité… toi, tu auras tes ciseaux. Sois‑en fier ! »
Valère apprécie qu’elle le prenne au sérieux, d’autant plus qu’il se sent naïf et ignorant face à elle. Les autres adultes de son entourage le prennent de haut… Mahaut lui répète souvent une blague cruelle : « tu te crois barbier, mais tu n’as pas un poil au menton ».
« J’accepte, alors. Puisque je vais me battre à vos côtés, je peux t’appeler “camarade” ?
— Seulement si tu y mets les formes. Parle diamarin, allez ! Répète après‑moi…
— Je ne sache pas très bien la bouche, hésite‑t‑il. Mon accent…
— Tu apprendras. Je recrute un combattant, pas un σοφιστής. [2]
— Tu vois ? Je ne sens même pas ce que ça prétend dire, σοφιστής ! »
Le mulodonte se met à braire ; son sens de l’à‑propos déclenche chez eux un fou‑rire. Il faut de longues minutes à Talma pour reprendre. Elle commence une libation, solennelle :
« Tu vas y arriver… Répète : “que cela soit gravé dans les os et la pierre”.
— “Que cela soit gravé dans les os et la pierre”. »
Face au désert qu’ils contemplent ensemble, Valère lève lui aussi son verre. Ils en déversent le contenu sur le sol ; Talma y trace une croix rudimentaire à l’aide de son canif. La garde de ce dernier, en jaspe sanguin, a la forme d’un caméléon. Puis la Diamisse leur coupe à chacun un ongle, qu’ils enterrent dans la fissure creusée avant de la recouvrir de poussière. Peut‑être la forme abâtardie d’un vieux rituel d’oracle ? C’est tout ce qui reste, après les guerres : des souvenirs de souvenirs. Valère a l’impression d’avoir vécu aujourd’hui quelque chose d’important, même s’il ne sait pas encore pourquoi.
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[1] Ἐλελεῦ… – « Oh là là ! »
[2] σοφιστής – « professeur de rhétorique »