En pleine forêt, dans la ZAD de Roque, c’était une scène bien étrange que quelques humains offraient à voir aux animaux nocturnes, celle de deux hommes absorbés par la contemplation d’un antique bout de métal devant des compagnons interloqués par cet incongru retournement de situation, et devant un pauvre gars se demandant comment il allait se sortir du merdier dans lequel il s’était mis lui-même.
« Chaque fois que tu as vu Vincent, à Vézelay puis au Puy-en-Velay, il était venu avec le propriétaire de cette pièce, Elias. Tout le monde pense que je pourris l’esprit de Vincent avec mes idées, mais c’est ce type-là, crois-moi, qui souffle les pires horreurs à son oreille. Où as-tu trouvé cette pièce ? Tu as fouillé chez lui aussi ?
— Théo, je ne sais même pas qui est ce gars dont tu me parles ! J’ai trouvé cette pièce au Puy, dans un sous-sol qui avait servi de salle de torture. Cette monnaie, tu es vraiment certain qu’elle appartient à ton ami ?
— Certain ! oui ! et ce n’est pas mon ami !
— D’accord, mais comment peux-tu être sûr que... ?
— À une époque, Elias avait un détecteur de métaux qu’il utilisait en forêt sur des sites anciens, comme des tertres et des pierres levées. C’est comme ça qu’il l’a trouvée. Il en était très fier et la montrait dès qu’il en avait l’occasion. L’usure, les motifs : c’est bien elle, je n’ai aucun doute.
— Un sous-sol ! Quand on est arrivé au Puy, Elias voulait que je l’accompagne dans une cave qu’il avait découverte. Mais je n’ai pas voulu. Il a insisté, a presque essayé de m’y emmener de force, mais je ne me suis pas laissé faire et suis parti, dit soudain Vincent, les mains posées sur ses tempes.
— Après Vézelay, j’ai caché Vincent, mais il s’est enfui et Elias “l’a pris sous son aile”. Quand j’ai su qu’ils étaient au Puy, je suis immédiatement venu récupérer Vincent avant qu’il ne commette une nouvelle agression. Je l’ai attendu dans la cathédrale pendant que mes gars le cherchaient dans la ville ; dès qu’il s’est pointé, je l’ai chopé puis on est tout de suite parti pour venir ici. On a aussi cherché Elias, pour lui dire deux mots, mais il avait disparu.
— Mais c’est qui ce type au juste ? demanda Alexandre.
— L’un des nôtres à l’origine. Mais il est parti dans des délires néopaïens en essayant de nous entraîner avec lui.
— Il se prend pour un chaman, ajouta l’un des compagnons de Théo. Il utilise l’hypnose et toutes sortes de drogues pour “voir d’autres mondes et entendre les esprits”, comme il le dit lui-même.
— Loin de moi l’idée d’interrompre votre brillant briefing, les garçons, mais on devrait bouger, suggéra soudain Louise. Entre nos lampes et vos éclats de voix, on n’est pas très discrets. Nous sommes là depuis beaucoup trop longtemps.
— Trop tard ! » s’écria soudain Simon en voyant une grenade lacrymogène tomber à ses pieds.
D’autres suivirent aussitôt, accompagnées de puissants faisceaux lumineux puis de hurlants fantômes se dessinant dans le gaz. Alexandre reçut un coup à la tête et s’effondra, KO. Il eut à peine le temps de sentir qu’on le traînait au sol avant de s’évanouir.
« Elias, je dois te féliciter : t’intégrer à un groupe de miliciens puis en prendre le contrôle au point de leur faire lancer un assaut, c’était brillant. Sans eux, on n’aurait jamais pu pénétrer dans la ZAD et récupérer Alex. L’enlever et le séquestrer comme une de... Je ne voulais pas en arriver là mais puisqu’il ne m’écoutait plus... Au moins, maintenant, nous n’aurons plus à attendre qu’il arrive là où sa présence est requise. On a eu de la chance de le retrouver. Je ne sais pas comment Ils auraient réagi si...
— Oublie ça. On l’a maintenant, c’est le principal. On a eu de la chance que le patron du bar du village de Théo et Vincent tombe dessus et m’appelle.
— Oui, d’ailleurs, cet homme est du genre à parler un peu trop facilement, non ?
— Ne t’inquiète pas, Gab s’est occupé de lui. Il ne parlera plus à personne. Et si les flics devaient un jour découvrir son corps, ils le trouveraient sommairement enterré chez Vincent. Mais parlons plutôt de cette ville. Tu es certain qu’elle en vaille la peine ?
— Elias, c’est toi-même qui m’as dit qu’il émane de ce lieu une puissante force tellurique. Et puis je ne crois pas au hasard : même si Eux ne me l’ont pas désigné, je pense que c’est Alex qui l’a fait, instinctivement, en s’installant à Roque, qui est si proche. De la préhistoire à nos jours, l’Homme accomplit sur ce site des gestes religieux, de ses grottes jusqu’à son sommet. Ce site, nous devons le Leur rendre.
— Regarde autour de toi. La ville se réveille à peine, mais déjà on peut voir que l’argent est le seul dieu encore vénéré ici. L’usurpatrice a elle-même perdu son trône. Si elle est encore là, c’est pour le servir. Il n’y a plus d’anges ici, les marchands les ont chassés du “temple” !
— De toute façon, on sera vite fixé : si un ange hante ces lieux, Ils me le dénonceront. »
Cette voix ! Non ! impossible ! ce ne pouvait pas être lui ! Il n’était quand même pas le seul à avoir une voix aussi rauque !
« Taisons-nous : il se réveille.
— Je vais lui faire une nouvelle injection. On sera tranquille jusqu’à ce soir.
— Après, remplace-moi au volant et va te garer à l’entrée de la ville. Le coin discret qu’on a repéré tout à l’heure sera parfait. Attends-moi là-bas. Je vais visiter les lieux, écouter les guides des Hommes, puis les miens. Je viens vous chercher dès que je sais. »
« Alors ?
— Alors, Elias, c’est incroyable de voir comment, ici encore, les soldats de Dieu ont fiché leurs lances dans le corps du dragon. Et lui ont inoculé leur poison fait de mythes, de légendes... de mensonges. Pour le retenir dans l’obscurité. Pour le vouer à l’oubli.
— Et l’ange ?
— Eh bien, tu as sous-estimé nos ennemis, Elias : il est bien là, caché parmi les marchands, habilement grimé en gros homme vénal. Mais on est là maintenant, l’imposture va prendre fin.
— Et lui, dit Elias en désignant Alexandre.
— Il vient avec nous.
— C’est trop risqué ! Les fois précédentes, on n’a pas eu besoin de l’impliquer autant. Il était là, dans les environs, et c’était suffisant.
— Ça ne l’était pas ! Je te l’ai déjà dit, plus il est proche mieux c’est. Prépare-le pour ce soir : rends-le juste assez conscient pour qu’il puisse nous suivre, mais pas assez pour qu’il se rebelle. Voici le plan.
Dans la nuit, Elias et Alexandre quittèrent le véhicule dans lequel ils avaient passé la journée entière, puis entrèrent dans la ville qui, bâtie à flanc de falaise, s’élève vers les cieux. Guidant Alexandre comme il avait guidé Martin dans la forêt, Elias lui fit remonter la rue principale bordée de commerces.
Un peu plus tôt dans la nuit, en haut de cette même rue, celui qui avait tout planifié était entré par effraction dans un magasin, le magasin situé au pied de l’escalier menant au sanctuaire de la cité. Là, dans l’appartement situé au-dessus de la boutique, il avait trouvé sa victime, le patron des lieux. Il l’avait braqué, simulant un cambriolage pour ne pas avoir à gérer un otage luttant pour sa survie.
Quand les quatre hommes furent réunis, ce fut une équipée tragi-comique qui s’engagea dans l’ascension des centaines de marches qui la séparaient du cénacle d’édifices religieux qui siégeait au-dessus de la ville profane : deux hommes cagoulés poussaient devant eux un homme âgé habillé d’un pyjama, à l’embonpoint prononcé, soufflant et suant à chaque marche, et un autre ressemblant davantage à un automate qu’à un être humain.
Alexandre, cependant, n’était pas aussi soumis que l’avait été Martin, et si Elias et son complice n’avaient été si concentrés sur l’exécution de leur plan, ils auraient sans doute remarqué les saccades qui perturbaient par moments sa démarche de pantin. Pendant des heures, Elias avait joué de sa voix hypnotique pour envoûter Alexandre ; pendant des heures, Alexandre avait écouté ce chant en ayant une impression de déjà-entendu ; maintenant, une ronde chaotique de souvenirs tentait de danser au rythme de la voix de ce « charmeur de serpents » : « Où ?... Quand ?... Refuge... tentative d’enlèvement... rocher... écrase... domine... chemin... clairière... christianisé... dispute... » Oui ! voilà ! c’était ça : cette voix monocorde, et douce jusqu’à l’écœurement, il l’avait entendue au refuge de l’été 89 ! mais aussi au rocher Corneille et à Vézelay, dans la clairière près de la chapelle Sainte-Croix. Alors quoi, l’enfoiré qui l’avait saoulé toute la sainte journée avec sa voix ridicule le suivait à la trace depuis le début ? Non ! impossible ! ce ne pouvait pas être le même homme ! D’ailleurs, comment quelqu’un aurait-il pu suivre une piste aussi sinueuse que la sienne ?
Enfin les quatre hommes vinrent à bout des marches qui les séparaient de la cité religieuse, un ensemble de chapelles et d’églises accrochées à la falaise et se déployant autour d’un parvis commun. Ce parvis était l’objectif des « cagoulés ». C’était là, sur cette scène majestueuse, que le complice d’Elias avait décidé de jouer son nouveau drame. Rien, toutefois, ne se déroula comme il l’avait prévu.
Sitôt la dernière marche gravie, le commerçant – « l’ange » – suffoqua, râla, tituba puis, après deux ou trois mètres, s’effondra. Ce fut là une opportunité qu’Alexandre saisit immédiatement : profitant de la confusion, il se tourna vers Elias et lui arracha sa cagoule. Aussitôt il le reconnut. Car en effet, Elias était bien l’homme qu’il avait identifié au Puy comme étant l’un des radiesthésistes dissertant devant les rochers à Vézelay ; et, même si cela Alexandre ne pouvait en être certain, il était aussi l’un des deux gars qui l’avaient traqué jusqu’au refuge de l’été 89.
Furieux d’être ainsi démasqué et de voir une de ses créatures échapper à son contrôle, Elias sortit un couteau, celui qu’il avait sur lui le jour du test de Martin, dans la forêt. D’un geste vif, il en posa la pointe sur la gorge d’Alexandre. Aussitôt, son complice fit retentir sa voix rauque : « Elias ! non ! » Alexandre eut juste le temps de se dire que cette voix-là était définitivement très familière avant de recevoir un coup qui le laissa inconscient.