Quand Itztli s'est tue et qu'Oeil-de-Pigargue a terminé de me traduire, un silence de mort a envahi la grande salle. Tous semblaient rendre hommage aux ancêtres qui avaient connu des heures sombres à cause de l'aveuglement de quelques-uns.
Le capitaine et sa mère me regardaient, en attente d'une quelconque réaction de ma part. Mais je ne laissais rien paraître. Cette histoire, même aussi bien racontée, ne me procurait ni surprise ni tristesse. Ne crois pas que j'étais totalement insensible, Gamine. Seulement, j'avais déjà vu et entendu tellement d'injustice et de violence provoquées par les grands royaumes européens que plus rien ne m'étonnait.
Mais la tête remplie de questions, j'ai fini par rompre le silence :
« Alors si je comprends bien, vous tous, dans ce village, vous vous êtes rassemblés ici pour créer votre propre communauté, avec vos propres lois, de manière à vous protéger des persécutions de l'empire espagnol ?
— C'est à peu près ça, m'a répondu Monteña.
— Et le Tlaloc, dans tout ça ? Quel rôle joue-t-il ?
— Le navire est notre seule force armée, m'a informé Itztli. C'est grâce à lui que nous sauvons chaque année nos frères des griffes de l'esclavage. Au début, nous avons sauvé tous les Azteca qui étaient asservis sur la côte mexicaine. Aujourd'hui, ceux qui sont prisonniers dans les terres s'enfuient pour nous rejoindre sur les plages et accéder à notre refuge. Malheureusement, trop d'entre eux périssent avant de pouvoir accéder à cette liberté... »
Itztli a baissé la tête pour essuyer une larme. Par pudeur, les hommes ont détourné le regard. Puis la mère s'est tournée vers son fils. Ses traits sont devenus durs.
« Les sauver une fois par an, ce n'est pas assez.
— Je sais, nonantzin. Mais si nous retrouvons ce charpentier, nous pourrons faire plus que simplement en sauver quelques-uns. »
Oeil-de-Pigargue et Chimalli ont hoché la tête, convaincus. Je les ai interrogés du regard, mais ils m'ont ignoré. Ils ne me faisaient pas encore assez confiance.
Itztli s'est alors approché pour se pencher vers moi. Ses prunelles brunes se sont ancrées dans les miennes.
« J'ai dit tout à l'heure que je ne voulais pas de Suarez comme second, a-t-elle commencé, mais ça ne veut pas dire que je te veux à sa place. Je ne te connais pas, je ne sais pas ce que tu veux, ni quel intérêt tu as à participer à notre combat. Même si c'est mon fils qui aura le dernier mot, sache qu'il faudra faire tes preuves. Pas seulement pour me convaincre moi, mais aussi tous les autres. »
Elle tourna la tête vers Chimalli, Oeil-de-Pigargue et Temolin pour être sûre que j'avais bien compris le message.
Elle avait raison de se méfier. Après tout, qu'est-ce que j'avais à y gagner ? Même si je trouvais leur cause très noble, je ne me sentais pas particulièrement concernée. Ne serait-il pas plus pertinent pour moi de devenir second sur un autre navire, plus en accord avec mes objectifs ?
Le doute devait se lire sur mon visage, car la cheffe du village s'est détournée de moi avec dédain.
« Sortez tous, je dois parler à mon fils. Faites visiter le village à notre nouveau venu. »
Nous nous sommes levées pour nous diriger vers la sortie. Mais avant de franchir le seuil, Itztli m'a attrapé le bras.
« Un lit t'attendra à l'étage quand tu reviendras. Mais ne prends pas ça pour un traitement de faveur, c'est une demande d'Aztlán. Moi, je voulais te faire dormir dehors. »
Je voulais riposter, la remettre à sa place, mais je me suis abstenue. Au fond, je la comprenais. Vu ce que son peuple avait vécu, il n'y avait rien d'anormal à ce qu'elle se méfie autant des étrangers.
Dehors, Temolin nous a laissés pour rejoindre sa maison. Il m'a serré l'épaule avant de partir et m'a dit dans un Espagnol rudimentaire que je m'en étais bien sorti. Son attitude a surpris Oeil-de-Pigargue et Chimalli, qui continuaient de me jauger.
Ils m'ont finalement fait signe pour que je les suive.
En marchant dans leurs pas, j'ai découvert un tout autre village. De nuit, les allées restaient silencieuses, hormis quelques gloussements qui provenaient de certaines maisons en pilotis. Seuls les dieux représentés sur les murs occupaient les ruelles de terre, comme si les lieux devenaient leur royaume pendant la nuit. Mais ils demeuraient muets. À la place, nous entendions les coassements des grenouilles qui habitaient la forêt environnante ainsi que le grillon de petits insectes dont j'ignorais le nom. Après tout, cette chaleur humide était leur royaume.
Nous nous sommes arrêtés devant une petite maisonnée où un feu de camp brûlait encore devant la porte. Là, un enfant dessinait sur le sol avec un bâton de bois. Quand il nous a vus arriver, il a accouru vers Chimalli. Quand le pirate l'a pris dans ses bras, leur ressemblance m'a tout de suite frappée. Alertée par les cris de l'enfant, une femme est apparue dans l'embrasure de la porte, souriante. Le contremaître s'est approché pour l'embrasser.
C'était la première fois que je voyais un pirate avec sa famille.
Après avoir étreint chaleureusement Oeil-de-Pigargue, la femme a interrogé son mari en nahuatl pour savoir qui j'étais. Il lui a répondu sûrement par quelques formules de présentation, puisqu'elle s'est ensuite approchée pour me serrer la main.
Au bout du compte, l'enfant et sa mère sont allés se coucher et nous nous sommes installés tous les trois autour du feu. Aucun de nous ne disait quoi que ce soit. J'ai levé les yeux pour observer les étoiles. Que disaient-elles ce soir ? Seul La Guigne le sait. Je me demandais si, à cet instant, il les regardait ;
« Adrian ? »
Oeil-de-Pigargue et Chimalli me jaugeaient avec intérêt, mais aussi avec méfiance.
Je sais ce qu'ils pensaient, Gamine : comment un petit nouveau comme moi pouvait-il déjà briguer le poste de second ? Mais en même temps, ils ont vu de quoi j'étais capable. Ils savaient que j'étais un atout non négligeable pour les abordages. Cela n'avait rien de suffisant pour devenir le bras droit du capitaine, bien sûr, mais je dégageais un potentiel qu'ils ne possédaient pas.
Les deux pirates ont échangé un regard, puis le charpentier a posé ses coudes sur ses épaules.
« Nous avons tous de bonnes raisons d'être ici, tu sais, a-t-il dit dans un Anglais fortement accentué. Comme tu peux le voir, Chimalli fait tout ça pour protéger sa famille. Moi, je le fais parce que le Royaume d'Espagne m'a rejeté depuis mon enfance en me laissant crever de faim dans les rues de Toledo alors que mes parents étaient tous les deux morts au service de la couronne. Quand j'ai rencontré le capitaine et qu'il m'a emmené pour la première fois sur cette île, je me suis tout de suite attaché aux Azteca. J'ai vu en eux un espoir pour un monde meilleur, un monde où les enfants ne seraient jamais laissés à l'abandon comme je l'ai été. Mais toi, dis-moi, qu'est-ce que tu fais ici, hein ? Tu ne sais absolument rien de nous et tu n'as aucun intérêt à participer à notre combat. Et le capitaine, par je ne sais quel miracle, a décidé de te prendre sous son aile pour que tu deviennes notre prochain second ? Ce n'est pas son genre, non, pas son genre du tout. Alors, dis-moi, pourquoi on devrait te faire confiance ? »
Je suis restée un moment silencieuse. À vrai dire, je n'étais pas vraiment convaincue moi-même de ma légitimité dans cette affaire. Pourtant, si je voulais atteindre mon but, il fallait que je gagne leur confiance. Il fallait que je me montre concernée. Et le meilleur moyen de les persuader, à mon sens, c'était de me montrer le plus honnête possible, sans pour autant révéler le plus important de mes secrets.
Mes prunelles ont croisé celles de Chimalli avant de transpercer celles du charpentier. La certitude inébranlable de mon regard l'a fait légèrement vaciller, même s'il a fait tout son possible pour que ça ne se voie pas.
« Je veux tuer quelqu'un. »
Les deux hommes ont échangé un regard entendu. Oeil-de-Pigargue m'a ensuite fait signe de continuer d'un revers de main. Je leur ai donc raconté comment j'avais quitté Londres et comment Sawney Bean était devenu mon ennemi juré. Les deux pirates m'ont écouté jusqu'au bout, sans m'interrompre, fronçant les sourcils quand j'évoquais la mort de mon ami Billy.
« Mais ce n'est pas seulement à Sawney Bean que j'en veux, ai-je conclu, mais à l'Angleterre tout entière. Je veux que la couronne tombe, plus que n'importe qui. C'est pour ça que je veux devenir capitaine. Grâce à vous, grâce à la confiance du capitaine, j'ai déjà beaucoup appris à bord du Tlaloc. J'aimerais continuer. J'aimerais vous aider. Après tout, notre ennemi est peut-être différent, mais leur objectif reste le même : nous broyer jusqu'à ce qu'on devienne poussière. Vous vous battez contre l'esclavage et la disparition de votre peuple et moi, je me bats contre la torture et la tyrannie. Il ne s'agit pas de vaincre seulement des hommes. C'est beaucoup plus que cela, vous le savez.
— C'est aimable de ta part, mais je ne comprends toujours pas ce que tu as à y gagner, me répondit Oeil-de-Pigargue.
— Si le capitaine fait de moi son second, je pourrais me former au commandement. Quand je serai prêt et quand vous n'aurez plus besoin de moi, je pourrai m'en aller et tenter de devenir mon propre capitaine. Pour sûr, ça fait un sacré détour pour moi pour parvenir à réaliser ma vengeance et commencer mon propre combat. Mais même si le chemin est long, il reste possible. »
Les deux forbans hochèrent la tête. S'ils me comprenaient, ils ne l'ont pas exprimé tout de suite. Ils ont gardé le silence un long moment en jouant avec des brindilles qu'ils finissaient par jeter au feu.
Mais un sourire est apparu sur leurs visages.
« Si nous parvenons à sauver les Azteca des cages espagnoles, nous viendrons t'aider à bousiller ton Sawney Bean. Et ensuite, on ira à Londres s'occuper de cette saloperie de couronne ! »
Sur ces bonnes paroles, nous nous sommes esclaffés.
« C'est bon, camarade, tu as notre confiance, reprit Oeil-de-Pigargue. Mais n'en abuse pas trop et n'essaie pas de nous la faire à l'envers. Chimalli n'aura aucun mal à te dépecer comme les lapins qu'on trouve sur cette île. »
Prise d'un rire nerveux, je ne savais pas vraiment si j'avais réussi à briser complètement la glace. Mais les deux hommes semblaient tout disposés à se ranger de mon côté.
Je me suis penchée pour saisir une brindille que j'ai directement jetée dans le feu.
« Alors, maintenant que les choses sont claires, dis-moi, Chimalli, comment peut-on être à la fois pirate et chef de famille ? »
On a discuté ainsi une bonne partie de la nuit en mélangeant mon espagnol maladroit avec le nahuatl parfait de Chimalli. L'azteca m'a raconté comment il avait rencontré sa femme et comment il avait élevé son fils. Le charpentier, quant à lui, s'était mis à tailler un petit bloc de bois pour en faire une figurine représentant le navire. Il n'écoutait notre conversation que d'une oreille, mais il semblait très heureux de partager cet instant avec nous.
Mais à peine la paix était-elle de mise qu'un frisson m'a parcourue d'un seul coup. Je me suis retournée doucement, puis j'ai aperçu Suarez qui nous observait depuis l'angle de l'allée. Mes camarades n'ont pas remarqué sa présence, mais moi, rien ne m'échappait. Il ressemblait à l'un de ses esprits malins qui prenaient vie sur les murs de certaines maisons alentour. Les verres de ses lunettes brillaient, m'empêchant de deviner complètement son expression, mais il ne faisait aucun doute que mes nouvelles amitiés devaient l'inquiéter.