Chapitre XIX – Père et impair

Orion le Solfatare.

Leur unique rencontre remonte à la veillée funèbre organisée pour Estelle Sceau, huit ans plus tôt. À l’époque Valère avait été ébloui par cet homme si cultivé, raffiné, amène. Aujourd’hui son fils préférerait le fuir, ou le frapper.

Seules quelques pattes d’oie sur ses yeux rieurs témoignent du passage du temps. Valère lui ressemble, en version laide. Son corps plus élancé, ses traits plus fins, son somptueux habit vert à longues manches ont quelque chose de royal. Orion incline la tête sur le côté et élève son sceptre magique : un étrange réverbère, à la lanterne noircie. Sa voix douce et grave résonne dans la tête de Valère :

« Ton âme est en train de se défiler… Ravale ta fierté cinq secondes et laisse‑moi la rembobiner. Personne ne saura que je t’ai sauvé, ça te va ? »

Il n’a pas bougé les lèvres. Dans l’inframonde, corps et mental ne font qu’un. Son père arrive‑t‑il à lire ses pensées ? Révulsé par cette violation de son intimité, Valère lui tourne les talons et déguerpit. En vain ; cette clairière illusoire n’a pas de frontière propre. Qu’il marche un kilomètre ou cent, le Solfatare se trouvera toujours à proximité.

Il se retourne ; son père prononce une incantation et frappe sa clavicule de son étrange bâton lumineux. Aussitôt il sent son enveloppe immatérielle se compresser au niveau du nombril, s’écraser, puis, par à‑coups, se détendre… Soudain Valère se sent vomir ; rien ne se passe dans l’Astral, mais son véritable corps vient de dégobiller. Il le sait car des relents de bile surnagent au fond de sa bouche. C’est une bonne chose ; ses enveloppes physiques et spirituelles sont en train de se resuperposer, comme des feuilles de papier calque. Quelque chose de chaud le picote au niveau des doigts et des orteils.

Tudieu. Il était bel et bien en train de mourir. Si Orion avait attendu quelques secondes de plus, une attaque cardiaque l’aurait terrassé sans qu’il s’en rende compte. Qu’est‑ce qu’il lui a pris de refuser de l’aide ? Ce carambolage dans les mondes parallèles lui a retourné le cerveau.

« Merci, lâche‑t‑il impressionné.

— Tu as eu de la chance. Heureusement que je te guette tes allées et venues dans l’Astral ces temps‑ci… »

Son père doit désormais utiliser sa bouche pour se faire comprendre. S’il ne peut plus user de télépathie, cela signifie qu’il a rendu à Valère un certain contrôle sur sa magie… Il pourrait donc s’échapper. Mais bon sang, il veut des réponses.

« Tu me cherchais ? Pourquoi ?

— Pour te féliciter. J’ai appris que la Sélénite s’est fait adjurer son démon préféré, et par son propre apprenti, en plus !

— Hein ? Qui t’a dit ça ?

— L’inframonde est un nid de commères, s’amuse Orion. Tous les démons se sont entichés de toi ! »

Il lève son petit doigt vers le ciel : l’adolescent, en levant les yeux, voit alors descendre du ciel noir un étrange animal. Sa forme longiligne tombe avec douceur, comme un ruban. Le bas du corps tient du léopard, la tête aussi, mais entre les deux se gondole un cou interminable et souple. Valère a déjà vu une gravure de cet animal merveilleux dans un grimoire de Céleste… Un serpopard !

Celui‑ci atterrit, et Orion lui gratouille le cou. Le félin clôt ses yeux, et sa nuque, aussi longue qu’un anaconda, se torsade sous le plaisir.

« Je ne vous présente pas, plaisante le Solfatare. C’est que j’y tiens beaucoup, je ne voudrais pas que tu me le voles !

— Il ne parle pas ?

— C’est un grand timide. Les Rois‑Sorciers l’adoraient, il y a quelques millénaires… puis il a perdu tous ses prêtres dans le Grand Soulèvement. Retrouver son véritable nom m’a pris un temps fou, l’adjurer plus encore. »

Valère tente de se ressaisir. Son père sourit, et lisse ses longs cheveux mordorés, presque roux… Sur cette crinière raide brillent quelques rubans argentés. Orion est né d’une mésalliance, il n’est sans doute qu’à moitié pluve. Valère lui doit ses mèches trop claires qui lui ont causé tant de soucis à l’école.

« Tu as changé de sujet, s’énerve‑t‑il. Je t’ai demandé pourquoi tu essayais de me contacter !

— Un père ne peut‑il pas s’enquérir de ce que fait…

— Non, pas toi. Pas sans mobile. Je ne t’intéresse pas, d’habitude. Même dans tes cartes postales, tu ne parlais que de toi…

— C’est toi qui as arrêté de m’en envoyer, fils.

— Avec raison. »

Leur correspondance avait débuté peu après le départ d’Estelle pour la Diamisse, son neveu dans les bagages. Céleste haïssait Orion, mais Valère avait tant insisté qu’elle avait fini par céder. Plusieurs milliers de kilomètres séparaient leur nouveau pays de la Pluvède, aussi Valère avait gratté page sur page, écrit une nouvelle lettre sitôt l’ancienne postée. Il avait raconté sa découverte de cette contrée exotique, ses joies, ses peines… Mais Orion n’avait répondu que peu de fois, et de manière expéditive. Avec le temps, ces échanges s’étaient assombris : Valère s’était plaint des brimades qu’il subissait au lycée, des réprimandes verbales, physiques et alimentaires que Céleste lui infligeait, de la façon dont elle le cloîtrait… Il avait supplié son père de leur rendre visite, d’intervenir. Pour rien. Arrivé en cinquième, Valère s’était fait une raison. Il avait annoncé à sa tante qu’il n’enverrait plus aucune lettre. À sa grande surprise, elle ne s’en était pas réjouie. Elle s’était contentée de soupirer :

« Au moins, maintenant, tu le vois tel qu’il est. Si seulement ta mère avait eu ton bon sens… Son cœur ne se serait pas brisé. »

Encore aujourd’hui, Céleste soutient mordicus que sa sœur s’est pendue par amour. À ses dires, Estelle n’en pouvait plus d’attendre qu’Orion lui revienne. Valère a toujours douté de cette hypothèse : si elle l’avait vraiment aimé, elle aurait prêté davantage d’attention au fruit de leur union. Mais assez de souvenirs ressassés. Il doit grandir. Que sait cet homme de la loyauté, lui qui n’a jamais perdu quiconque ? Pas même Estelle, qu’il n’a daigné aimer que le temps d’une étreinte ?

« Je sais bien que tu m’en veux, hésite Orion. Mais ta tante peut se montrer… impulsive. Je ne pouvais pas débarquer chez Céleste, sur un coup de tête. Mais désormais nous pouvons nous voir dans l’Astral, rien que tous les deux ! C’est l’idéal.

— Tu ne peux pas rattraper tout le temps perdu, l’invective Valère.

— Non, regrette‑t‑il. Mais, que tu me pardonnes ou non, nous pourrons ainsi parler de ton avenir de mage. Comment va Cél… la Sélénite, je veux dire ?

— Bien, ment Valère.

— Fume‑t‑elle ? Boit‑elle ?

— Qu’est‑ce que ça peut te faire ?

— T’a‑t‑elle déjà ensorcelé durant ton apprentissage de la magie ? »

Orion n’est pas censé savoir ça ; Valère hésite une seconde de trop avant de reprendre. Son père poursuit :

« As‑tu peur d’elle ? »

Valère en pouffe de mépris.

« Tous les gens sains d’esprit ont peur d’elle, se rengorge Valère. Mais tu sais quoi ? Tant que je suis avec elle, je n’ai peur de personne d’autre. C’est la plus puissante sorcière…

— “…sur cette terre, et elle tuerait le monde entier pour me protéger”, complète son père en même temps que lui. Ce sont les mots qu’elle t’a jetés à la figure devant moi, à la veillée funèbre. As‑tu seulement conscience de répéter ce qu’elle t’a mis dans le crâne ? »

Valère s’est tu, l’air interdit. Non. Sa tante ne lui a jamais dit ça. Il n’en a aucun souvenir. Orion… a lu à nouveau dans ses pensées pour prédire sa phrase. Forcément.

« Elle ne répond pas à mes lettres, poursuit le Solfatare. Mais nous avons encore des amis communs dans le milieu des magiciens, et… ils s’inquiètent pour son apprenti. Valère, je sais que tu te sens obligée de la défendre, mais ces dernières années, elle parle de toi en des termes de plus en plus… fantasques.

— Oh, bien sûr, le nargue Valère. Ma tante est folle ! C’est ta dernière trouvaille ?

— Même dans sa jeunesse, on la considérait… excentrique. Instable. Certains collègues voulaient lui retirer ta garde, il y a huit ans. Je n’étais pas ton père aux yeux de la Loi, mais j’aurais pu t’emporter, et t’éduquer à l’étranger. Si je t’ai laissé avec elle, c’est car je croyais qu’elle s’était… assagie. Peut‑être ai‑je péché par optimisme.

— Tu mens », s’écrie Valère.

Chaque poil de son corps s’est hérissé d’électricité statique. Dans ce silence, il pourrait s’entendre pousser les ongles.

Orion, satisfait de cette petite bombe, réajuste les manches de son ample tunique céladon. Les mains d’Orion ont vieilli plus vite que le reste ; des paluches de forçat sur un torse d’éphèbe. Sur l’annulaire droit brille un anneau d’argent incrusté de saphirs, frappé d’un demi‑cercle vertical… la bague de ses fiançailles avec Estelle. La porte‑t‑il en souvenir d’elle ? Valère le soupçonne plutôt ne pas pouvoir la retirer. Son doigt veineux s’est coincé dedans, en se boudinant avec l’âge.

« Alors explique‑moi pourquoi tu n’as toujours pas atteint l’Éveil, l’interpelle‑t‑il. Ne t’a‑t‑elle pourtant pas donné le meilleur enseignement ? Tu lances des sortilèges bien trop puissants pour un simple apprenti… il y a une raison à cela. C’est elle le problème, Valère. Depuis le début. Son Ichor est perverti et malade. Toutes ces drogues, toute cette mélancolie… Un esprit malsain dans un corps malsain. Tu n’atteindras jamais l’Illumination sous sa tutelle. »

Valère détourne les yeux. Non, Orion manipule les faits. Si Céleste s’est tournée vers l’opium, c’est justement pour pallier à ses douleurs. Il doit exister une différence entre la folie et la souffrance. Autrement, son apprenti serait fou lui aussi.

« Bien sûr, il y a une autre explication possible à tes déboires. Ta tante prétend qu’elle veut te voir atteindre l’Éveil… mais, si elle peut déverser son Ichor en toi, elle peut tout autant le juguler… pour limiter la progression de tes pouvoirs.

 — Non, se récrie Valère. Elle ne ferait jamais ça !

 — Pas consciemment, argumente Orion. Mais imagine que tu atteignes l’Illumination, un jour. Qu’arrivera‑t‑il, lorsque tu n’auras plus besoin d’elle ? Tu ne lui obéiras plus. Tu ne vivras plus sous son toit. Et c’est ce qu’elle redoute. Parce qu’elle refuse d’assumer son propre égoïsme. Son orgueil. Elle a toujours été du genre… possessive. »

Tudieu, elle l’est.

Le fils croise les bras, tout bouillant d’émotions contraires. D’une démarche furtive, le serpopard a enroulé son cou autour d’un tronc d’arbre. Les balancements incessants de sa tête horripilent Valère. Il déteste cette forêt en toc, cet air aseptisé, ce vernis lumineux dont chaque objet semble se couvrir…

« C’est trop tard de toute façon, bredouille‑t‑il. Je dois persévérer, ou tout ça n’aura servi à rien.

— Il te reste une autre option. Ton apprentissage magique est pratiquement terminé. Je gage qu’il suffirait d’une simple goutte d’un autre Ichor, plus limpide, pour que tu atteignes l’Éveil. Tout ce dont tu as besoin… c’est d’accepter la tutelle d’un autre professeur. »

Bouche bée, il voit son père lui tendre la main. Quel culot ! Comment ose‑t‑il, après tout ce qu’il fait ? Tout ce qu’il n’a pas fait ?

« Tu essayes de m’utiliser, s’indigne Valère.

— Oui, mais avec sincérité. Peux‑tu en dire autant de ta tante ?

— Elle a ses défauts, mais elle s’est toujours occupée de moi… Pas toi ! Et maintenant c’est mon tour. Elle a besoin de moi…

— Alors atteins l’Illumination au plus vite. Ton éducation est un fardeau qu’elle ne peut plus porter… Libère‑la de cette responsabilité. Qui t’empêchera de continuer à veiller sur elle, une fois que tu auras développé tes propres pouvoirs ? Pas moi. Aide‑moi à l’aider. »

Toute abjection mise à part, Orion marque un point. Cela fait un an que Valère veille sur sa tante, et pour quel résultat ? Son état se dégrade de jour en jour. S’il n’est pas à la hauteur d’une telle tâche… alors il ne peut plus s’en charger tout seul. Va‑t‑il vraiment attendre qu’elle meure d’une surdose ? L’autre jour, elle a déjà failli s’asphyxier près du feu vestal. Bien sûr, il souhaite quitter le domicile familial depuis un moment… mais seulement parce qu’ils s’insupportent. Jamais il ne l’abandonnerait tout à fait.

« Mon Ichor n’attend que toi, clame son père avec solennité. Je n’ai pas été un père présent, mais je peux devenir le mage qui te mènera sur le chemin de ta propre grandeur. Mon pouvoir sera ton héritage. »

Valère avale sa salive. Ce qu’Orion lui demande de faire le révulse… mais qu’importe ce qu’il ressent. La santé de sa tante est en jeu, tout comme la survie des forces magiques en ce monde. Lorsqu’il a rejoint la Dissidence, il s’est fait à l’idée de commettre des crimes, de s’avilir pour une cause qui dépasse ses petits intérêts mesquins.

Lentement, Valère essaye de lever son bras. Il n’y arrive pas. Sont‑ce des larmes qui lui coulent sur les joues ? Il voudrait accepter la main qu’on lui tend, et demander quelque chose à son père ; mais une voix féminine, derrière lui, lui vole la réplique :

« Quitte l’in‑fra‑monde avant que je ne t’y tue, Sol‑fa‑tare ! Chaque peau morte de ton âme l’empuantit. »

Valère sursaute et se retourne : Céleste, une longue pipe fumante à la main, s’avance… Sa silhouette disparaît sous la masse des franges, des moires, des dentelles superposées sur sa robe.

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Neila
Posté le 16/12/2024
Mais dis donc, tous ces chapitres ! *o* Je suis gâtée là !

Le père est donc bien un sorcier, et il a l'air puissant et louche avec ça. Moi aussi j'ai du mal à croire qu'il se soucie réellement du sors de son fils, ou il serait intervenu plus tôt. A mon avis, il cherche surtout a exploiter le talent naissant de son fils. è.é Bon, je dis ça comme si j'étais Sherlock, mais il s'en cache à peine le bonhomme.

J'aime beaucoup cette dynamique familiale complexe, que ce soit avec la tante, la mère et le père. Le fait que Valère soit attaché à sa tante malgré les sévisses physiques et psychologiques, ça a un goût de réalisme. Parce que, bon, elle a aussi ses moments où elle prend réellement soin de lui, et la famille, c'est un peu comme ça. C'est difficile de totalement haïr un parent.

Avec tout ça, on ne sait plus qui croire. Avec Orion qui devance Valère lorsqu'il défend sa tante, on ne sait plus si c'est lui qui se contente de lire dans les pensées de son fils pour mieux le retourner contre sa tante, ou si la tante aurait bel et bien mis (magiquement ?) ces idées dans la tête de Valère. Elle en serait capable, je crois. Tout comme de retarder (inconsciemment ou pas) son Eveil, parce que clairement, on sent qu'elle veut pas le lâcher son neveu !
Si tu voulais semer le doute, c'est réussi. xD Là je ne sais plus du tout à qui me fier, entre la tante folle et le père qui débarque comme une fleur. Ça devient de plus en plus intéressant, en tout cas !

J'espère que tu ne m'en voudras pas, mais il se peut que je ne commente pas à chaque chapitre (l'envie d'enchainer est trop forte), à moins d'avoir quelque chose d'intéressant à dire.

A bientôt. ^^
Arnault Sarment
Posté le 17/12/2024
Encore merci pour ce commentaire fourni ! Et pas de problème pour les détails, tu laisses des remarques sur ce que tu veux. ;-)

Mine de rien tu pressens déjà certaines choses qui vont venir dans l'intrigue, c'est assez amusant à lire. Mais pour ne pas bouder ton plaisir, je ne te dirai pas lesquelles. :-p

Et oui, Valère est à deux doigts de l'Éveil et le retour de son père dans sa vie juste à ce moment-là est vraiment suspect. Ceci dit il n'a pas tort non plus, la tante Céleste a des problèmes mentaux sévères. Clairement elle serait très fier que son neveu atteigne l'Éveil mais ça marquerait aussi le moment où il n'aurait plus du tout besoin d'elle et pourrait la quitter... C'est une relation très toxique et abusive mais il y a quand même une forme d'amour des deux côtés, là-dedans. D'autant que Céleste a davantage été une mère pour lui que sa propre génitrice. Il ne peut pas l'abandonner comme ça mais la situation devient intenable... Ce qui est malheureusement courant dans les affaires d'ados maltraités.
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