« J’étais dans le bas monde, à tisser un mouchoir en rayons de lune… lorsque j’ai été prise d’une inexplicable nausée, fulmine‑elle en croisant les bras. Un chancre s’était introduit dans mon Ichor.
— Tantine, je ne l’ai pas ramené dans l’Astral, panique son neveu. Je me suis perdu et… »
Elle le foudroie du regard, et il se tait. Une mantille de soie grise recouvre son visage, mais ses yeux ont lui sous la résille comme ceux d’un chien dans le noir. Aucun vent ne souffle dans ce bois spectral ; pourtant la voilure de sa tante semble remuer autour d’elle, se gonfler de colère.
Son père, tout sourire, ouvre alors grand les bras en s’inclinant :
« Toujours aussi directe, Sélénite. Ça fait du bien de se revoir ! Je disais justement à ton neveu tout le bien que je pense de ton art.
— Ne m’implique pas dans vos histoires, l’implore Valère.
— C’est donc pour me voler mon apprenti que tu t’es introduit dans son esprit ? Tu m’en vois étonnée, le tance Céleste. Je te croyais trop futé pour courroucer une sorcière plus douée que toi. Valère est le chef‑d’œuvre de ma vie. Tu penses vraiment pouvoir t’attribuer les mérites de MON travail ?
— Tu devrais apprendre à partager tes jouets, rit Orion. Rien n’empêche Valère d’avoir plusieurs maîtres. C’est d’ailleurs dans son intérêt ! Mon Ichor mêlé avec le tien… Imagine la puissance magique qu’il pourrait déployer !
— Permets‑moi de douter de la pureté de ton Ichor… il n’a pas réussi à tes ap‑pren‑tis.
— Orion n’a pas d’apprentis, proteste Valère.
— Oh, mon pauvre bébé, soupire sa tante. Tu crois que ton merveilleux géniteur te dit tout ? Ça fait quatre ans qu’il tente de former deux jeunes gens à la magie. Je crois qu’il souhaitait me sur‑pas‑ser en prenant une paire d’apprentis, alors que je n’en ai qu’un. Il les a pris sous son aile. A‑dop‑tés. C’est si touchant. »
Le cœur de l’adolescent vient de se craqueler. Trahi, il voit son père passer sa lanterne d’une main à l’autre, en fixant ses chaussures d’un air nerveux. Orion, dans sa médiocrité, n’a pas même la décence de nier ces accusations :
« Je n’ai pas fait ça contre toi, se défend‑t‑il. Et avec les jumeaux… j’ai fait ce que j’ai pu. À quoi bon s’acharner ? J’ai constaté qu’ils n’étaient pas magiciens dans l’âme. Comme Estelle à leur âge. Alors oui, je vieillis, et si Valère est ma seule chance de…
— Toujours à accuser les autres, s’insurge Céleste. C’est ton Ichor qui est en faute, pas tes apprentis. Tu n’as jamais eu le sens du sacrifice. Tu manques trop de générosité pour déverser correctement ton pouvoir en quiconque. Quand bien même je te laisserais ce garçon, tu ne feras jamais un mage de lui. »
Une étincelle mauvaise crépite alors dans les yeux d’Orion. Celui‑ci sort de sa manche un happeau. Sitôt qu’il y souffle, le serpopard se cabre : son corps longiligne sinue autour de son maître en une longue spirale. Le mage se cache, se protège derrière ce rempart en colimaçon… et son masque tombe sous la fureur :
« Tu mélanges tout, comme d’habitude, tonne‑t‑il. Je reste son père ; Valère m’appartient plus qu’à toi. Notre accord stipulait…
— Je te connais, jappe Céleste. Tu pousses les gens à t’offrir leur cœur… puis tu le jettes. Tu m’as pris ma sœur, Solfatare… Tu n’auras pas mon neveu ! »
De rage, elle lève au ciel son calumet, d’où s’exhalent des volutes noires…
« Non, la supplie Valère. Attends ! Je ne veux pas le suivre, vous n’avez pas besoin de vous battre ! »
Mais un cumulus de brouillard sombre, échappé de la pipe de sa tante, fond déjà sur lui… En trois secondes, la nuit s’abat sur la clairière. Ni lune ni étoiles n’en évoquent les contours. Valère grelotte : il a cru entendre cette obscurité murmurer dans son dos… C’est le même sortilège qu’il a lancé dans le Valsevent, mais en bien plus dévastateur. Arbres, herbes et buissons : tout a disparu. Seul son père, au centre de l’inframonde, irradie un halo de lumière. Ses pieds flottent dans l’enceinte circulaire décrite par le démon.
Dépité mais serein, Orion s’humecte le bout des doigts et dévisse l’ampoule électrique de son sceptre. Au lieu de s’éteindre, celle‑ci produit alors, en tressaillant, une douzaine de lucioles.
« Céleste… Lâche tes chiens », s’exclame‑t‑il avec joie.
Valère se jette à terre.
Un millier d’oiseaux ont surgi de toutes parts. Sa tante n’a pas invoqué une simple pénombre ; cette obscurité bruisse en réalité d’une armada de corbeaux ! Leur plumage de jais s’est superposé pour recouvrir d’un dôme l’Astral tout entier.
Les ailes se froissent, si vite que la terre en frémit. Et ces becs furieux se précipitent sur Orion.
Le mage ne peut, pour repousser l’assaut des corvidés, que brandir son bâton‑réverbère. Ses étincelles, petites fées de foudre, se ruent sur les oiseaux ; elles n’en touchent sans doute que dix… mais la conduction de leurs corps entassés grille sur place la première vague de volatiles. Des cadavres électrocutés, calcinés, chutent par centaines en grésillant. Cependant quelques survivants se sont frayé un passage. L’homme voit les serres perforer le tissu de ses manches, creuser sa chair…
Le serpopard rugit. Propulsé dans l’éther, il dépiaute l’arrière‑garde entre ses crocs. Sa gorge démesurée tangue comme un roseau sous la force du vent : droite, gauche, haut, bas… La bête flottante gagne en altitude, pourchasse les oiseaux fuyards jusqu’au firmament. La mort de leurs compagnons, honorée d’une cacophonie de croassements, les affole. Leur vol s’accélère ; chaque seconde, les cieux s’emplissent puis se vident de freux, alternance saccadée de jour et de nuit…
Affalé, Valère n’ose plus bouger. Mains plaquées sur la tête, chemise mouillée de rosée, il s’en est sorti indemne. Mais la vêture d’Orion s’est déchirée ; ses bras tailladés dégoulinent de sang. Écorché sur tout le bas du visage, le mage continue à rire d’un rictus dément. Il envoie balader ses manches en lambeaux :
« Ah, explose‑t‑il. Tu retiens tes coups, Céleste ! Envoie‑moi donc tous tes oiseaux de mauvais augure… ma victoire n’en sera que plus belle ! »
Une étoile de lave se forme dans la lanterne au sommet de son sceptre, et se met à grossir…
« Un vrai duel, comme autrefois, s’esclaffe‑t‑il d’un crachat euphorique et saignant. Je veux revoir la tête que tu faisais lorsque je te vainquais ! T’as les yeux qui roulent, quand tu te trouves nulle… C’est drôle à crever, tu sais ? Un, deux, trois… »
Le serpopard triple soudain de volume : un claquement de sa queue suffit à balayer une ultime volée de charognards. Ce rempart s’écroule et révèle derrière lui une forme humaine : la Sélénite, qui s’est déplacée à couvert tout le long du combat.
« SOLEIL », éructe Orion en visant sa proie.
La lampe de lave implose. D’emblée, une giclée de magma lumineuse bondit vers Céleste. Valère, d’un élan pathétique, tente de la prévenir. Mais la comète étale déjà son ombre sur elle… assombrit et éclaire à la fois les creux de son visage. L’espace d’une seconde, Valère y lit un semblant d’effroi.
Le projectile rutilant s’abat sur elle. L’onde de choc, tonitruante détonation, frappe aussi son apprenti. Si fort qu’il en tombe à la renverse.
Valère, tourneboulé, sent son âme s’écarteler. La force de l’impact vient de le catapulter hors de l’Astral, de le défenestrer vers la réalité ! L’air se fendille sur lui, le découpe : il fait un tonneau dans les strates de l’inframonde…
Son corps spirituel percute son corps physique, s’emboute tel un fiacre dans une ornière. Il revient à lui en hurlant, dans un soubresaut. Talma l’agrippe par les poignets pour le contrôler :
« Malmort. Tu vas t’évanouir chaque fois que tu jettes un κήλημα, ou quoi ? »
Le corps de Valère a été juché en position latérale sur le dos de Mauricette, qui marche au pas. Les excroissances sur le dos de la bête de trait l’empêchent de tomber. Derrière traîne le faux cercueil, redressé et recloué. À nouveau plein d’armes. L’attelage arrive à la limite de Carat, près de l’arrêt d’omnibus ; le mage a somnolé tandis que les Diamisses fuyaient le Valsevent… Pas une tâche de vomi sur ses habits : quelqu’un a dû lui tenir les cheveux durant son coma. Talma, elle aussi montée sur le dos du stégosaure, tente de le maintenir couché alors qu’il se débat :
« Tu t’es bien battu, Valère. Repose‑toi, lui ordonne‑t‑elle.
— Ma tante… Elle a des ennuis ! Je dois tout de suite retourner chez moi !
— Je t’y emmène, alors. Mais, par pitié, reste en place !
— Qu’est‑il arrivé à Vilplat ?
— Il s’est mis à beugler et gesticuler… Complètement cinglé. On l’a laissé là‑bas. Qu’il se débrouille. »
Combien de temps Avelvor a‑t‑il grignoté l’âme de l’avocat ? Avec horreur, Valère songe aux possibles séquelles… Mais Vilplat a commis bon nombre d’atrocités, lui aussi.
« Qu’allez‑vous faire de tous ces fusils ?
— Les entreposer ailleurs, au cas où… Ce Protectorat est une vraie poudrière, soupire Talma. Tu te souviens de l’émeute sur le cortège de Mantodore ? Un Diamisse qui gueule trop fort, un policier qui dérape… Un jour, ça dégénérera. Il faudra que mon peuple se défende.
— La Pluvède a exterminé les magiciens, concède Valère. Qui sait si vous n’êtes pas les prochains sur la liste…
— En tous les cas, on te doit cette victoire, le félicite‑t‑elle. Tu n’as pas seulement la magie de ton côté, mais aussi des nerfs d’acier, comme nous.
— Merci, marmotte‑t‑il la poitrine creuse.
— Si tu es d’accord, je pourrais expliquer à des hauts gradés de la Dissidence ce que tu es en mesure d’accomplir… Tu as un don, autant l’employer dans des missions plus ambitieuses. »
Talma demeure leur seul lien avec les forces de la Dissidence, et ne mentionne ses supérieurs que rarement. Valère a beau essayer, il ne parvient pas à l’imaginer soumise à une quelconque autorité. C’est qu’elle fait preuve d’une telle force de caractère, avec ses poulains ! Nélée, qui guide le stégosaure par sa lanière en contrebas, lève la tête pour les héler :
« Et nous, on sent le pâté ? On a risqué nos vies aussi ! Tu parleras de nous aux cadors de la Révolution ?
— Vous avez fait de l’excellent boulot, s’excuse Talma. S’ils veulent engager Valère sur un gros coup, je vous recommanderai en même temps… vous travaillez bien en équipe. Mais bon, c’est prématuré d’en parler. »
Le trajet reprend ; épuisés, les Diamisses s’adressent à peine la parole. Arrivés au dédale du Mont‑Pelade, Olibée célèbre leur victoire d’une claque amicale sur le dos de Valère. Lui et Ino s’éloignent, main dans la main, pour disparaître dans une ruelle sombre. Puis l’équipage passe par les quartiers nord ; Valère descend de Mauricette, qui repart aussitôt. Ses équipiers partent mettre le cercueil en lieu sûr et secret. Talma salue le Pluve de la main, mais Nélée se contente d’une moue reconnaissante. L’animal progresse vers les grandes artères, rejoint la circulation anarchique de Carat ; ses crêtes se dressent par‑dessus les chevaux et les chaises à protocératops, ailerons de requins sur une mer turbulente.
Ses compagnons hors de vue, Valère se précipite chez lui. Son cœur tambourine. Céleste n’est pas la première magicienne venue… elle a gagné, c’est une évidence. Jamais Orion ne pourrait la battre. Mais sans doute l’a‑t‑il bien amochée. Les combats dans l’Astral peuvent laisser des traces sur les enveloppes terrestres, et ces deux‑là n’ont pas retenu leurs coups.
La porte cochère s’ouvre sans effort ; le vestibule pue les herbes aromatiques et le métal.
« Tantine », crie Valère.
Pas de réponse.
« Tantine ! TANTINE ! Il y a quelqu’un ?
— Beurk, j’ai l’odeur de ton père sur moi », geint la voix de Céleste, camouflée par le rideau de perles.
Il court au salon et la retrouve indemne, à son grand soulagement. Celle‑ci est en train d’agiter un encensoir. Un large mouchoir sale, noué sur le bas du visage, y esquisse un sourire en croissant de lune.
« La fumée du romarin protège les maisons des intrusions magiques, pérore‑t‑elle. Respire‑la bien, ça devrait empêcher ton im‑bé‑cile de géniteur de te retrouver via l’inframonde… »
Valère la prend dans ses bras. Céleste, qui tient toujours l’ostensoir, ne peut lui rendre son embrassade. Mais elle lui laisse quelques secondes de répit avant de s’écarter de lui, sans agressivité :
« Ne laisse pas le Solfatare te boule‑ver‑ser, Val. C’est ce qu’il veut. »
Valère hoche la tête et feint d’ignorer la lenteur de sa tante. Elle se refuse à montrer son épuisement, mais elle a l’air encore pire que d’habitude, avec ses cernes de raton laveur et ses cheveux ébouriffés… Histoire de se rendre utile, son neveu s’en va au samovar pour préparer un thé et lui en donne une tasse au salon.
« Je suis navré de l’avoir attiré à moi, reconnaît‑il. T’a‑t‑il blessé ?
— Tu plaisantes, ricane‑t‑elle. La raclée que je lui ai mise… Et toi ? Tu n’as pas eu trop de mal en sortant de l’Astral ?
— Ça va, bafouille‑t‑il. Tu ne l’as quand même pas tué ?
— Non. Si quelqu’un doit le tuer, ce sera toi.
— Tantine, voyons ! »
Céleste tousse en goûtant son thé, et une grimace de douleur aiguë lui déforme le visage. Quelque chose ne va pas. Elle s’approche ensuite de son écritoire et sort, d’un seul coup, tout ce qu’elle possède de pièces et de billets. De quoi faire les courses pour un mois. Elle tente de lui fourrer ce butin entre les doigts :
« Mon petit chou‑fleur, voudrais‑tu me rendre un service ? Va me chercher du tabac, susurre‑t‑elle. Et trouve‑moi deux bouteilles de genièvre, s’il‑te‑plaît.
— Quoi ? Tantine, je ne pense pas que…
— Et du triple‑sec. Achète‑toi une bande dessinée avec la monnaie. »
Sa voix s’est faite suppliante. Il n’a pas échappé à Valère que ses mains grelottent sans raison ; elle est en manque. Il y a tant d’angoisse dans ses yeux noirs qu’il pourrait en pleurer. Mais il ne le doit pas.
« Si ça ne te dérange pas, j’aimerais d’abord te poser quelques questions de numérologie, improvise‑t‑il. C’est ce charme du Compendium des Stryges… Il faut répéter huit fois le mantra, mais il n’y a que sept bougies à allumer. C’est une erreur ou c’est voulu ? »
Elle se passe la langue sur les lèvres, embarrassée. La liasse tremble dans sa main, agitée par ses rêves d’alcool.
« Tu as sauté une étape du rituel, lâche‑t‑elle après un long moment d’hésitation. Amène ce fichu bouquin, je vais te montrer. »
Il la voit remettre l’argent à sa place et s’asseoir sur le canapé. Rassuré, Valère monte l’escalier pour chercher dans la remise un grimoire. Commet‑il une immense erreur ? Sa dernière leçon de magie remonte à près d’un an. Céleste s’emporte vite ; il ne faut surtout pas l’énerver par sa médiocrité et son inexpérience. Pourtant l’heure qui suit se déroule sans accroc : sa tante écoute avec patience, définit les termes obscurs et répond à ses questions par d’autres questions, pour l’aiguiller sur le bon chemin. Elle apprécie cette distraction, reste concentrée sur l’étude.
« Je crois que j’ai compris, se réjouit Valère.
— Je savais que tu y arriverais, lâche‑t‑elle. Excuse‑moi, mais… Je crois que je vais dormir un peu, maintenant… Je me sens tellement épuisée…
— Bien sûr, Tantine. Je vais tirer les rideaux. »
Son souffle se fait plus rauque tandis qu’il plonge le séjour dans l’obscurité. Elle a résisté longtemps, et la nuit qu’elle s’apprête à passer sera agitée. Alors qu’elle allonge son corps tressaillant sur la méridienne, Valère pose sur elle une couverture. En partant, il éteint la lampe à huile qui illuminait la pièce. Mais sa tante l’interpelle une dernière fois :
« Une dernière chose… c’est important. Tu as toujours les lettres de ton père, quelque part ?
— Pourquoi ?
— À ta place, je les brû‑le‑rais. Tu ne peux plus vivre au milieu de toutes ces ten‑ta‑tions, Valère. C’est une torture. »
Valère cherche quelque chose à lui répliquer, mais ne trouve rien. Cinq minutes plus tard, il fournit l’intégralité des lettres d’Orion à sa tante, qui les jette dans le feu vestal avant de s’endormir.
Cette tantine, elle nous fait d'abord peur, puis on finit par l'aimer autant qu'on en a peur ! Bien joué.