Chapitre XLII – Chiens de sa chienne

Notes de l’auteur : en plus de sa langue maternelle (l’ondéen), le protagoniste de ce récit emploie de temps à autres le diamarin. Afin de les différencier, les conversations en diamarin sont retranscrites en italiques. Les lecteurs les plus curieux trouveront dans les notes de bas de page une traduction des termes que le protagoniste ne comprend pas.

Plusieurs membres du Conseil Supérieur, autour de la chaise renversée, pouffent à cette suggestion. Olibée, qui comptait sur ce soutien, triomphe ; Talma l’insulte en diamarin, sans remarquer son épaule sanglante.

« J’y consens », ânonne Mantodore après réflexion.

A‑t‑il reconnu la voix de Valère ? Probablement pas. L’adolescent va devoir ruser. Monopoliser l’attention. Talma exerce sur cette assemblée l’influence d’une prêtresse, ces gens s’en remettent à elle pour ce qui est du sacré… mais Valère excelle en occultisme, lui aussi. Il peut la vaincre sur son propre terrain :

« Ma consœur, dans sa hâte, omet de préciser un point essentiel de cette controverse théologique, improvise‑t‑il. Certes, l’accusé a profané des sépultures… Mais, dans leur malheur, ces défunts ont au moins bénéficié des derniers rites. Aussi, tout ignoble soit le crime de Mantodore, je doute que leurs mânes soient réellement en danger. C’est plutôt leurs descendants qu’il offense, en les empêchant d’honorer leurs aïeux.

— Je refuse qu’un apprenti de pacotille me fasse la leçon, tempête‑t‑elle. Le sort des dépouilles influe sur le bien‑être de leurs âmes, qui…

— …ont dû passer dans l’au‑delà depuis longtemps, intervient Olibée. Sinon, cela impliquerait que prier pour les morts n’a aucun effet. C’est ce que tu suggères, Lynx ? »

Elle ne trouve rien à répondre ; ils l’ont piégée. Le rouge monte sur son visage haineux tandis que l’assemblée émet des cris outrés. La Cour veut un spectacle, elle va l’avoir. Valère rebondit sur l’argument d’Olibée :

« Tant qu’à respecter les coutumes, je m’étonne de la sentence exigée par l’Accusation. Ne priorise‑t‑elle pas certaines âmes aux dépends d’autres ? L’accusé a outragé certains défunts que la Cour n’a pas même cités, et eux aussi ont droit à réparation. Lynx, tu vois bien entendu de qui je parle ?

— Tu me rajoutes des crimes, gémit Mantodore. Je te croyais mon avocat ! »

Talma le regarde sans comprendre. Valère a gagné :

« L’ambassadeur d’Orgélie, voyons. Ainsi que tous ceux qui sont morts dans ce sinistre attentat. Pourront‑ils vraiment accéder au repos, si leurs familles ignorent l’identité de leur meurtrier ? S’ils ne peuvent assister à l’exécution de la justice ? N’oubliez pas qu’ils sont morts sur le sol diamisse. Depuis des millénaires, votre peuple veille au repos des âmes étrangères qui succombent en ce pays. »

Un brouhaha vexé s’ensuit. Zébédée s’en inquiète. Valère vient de blesser les Diamisses dans leur orgueil : rien n’a davantage d’importance, pour eux, que la vengeance et la mémoire.

« Un criminel doit être jugé par le peuple qu’il a offensé… Alors pourquoi ne pas le livrer aux Pluves ou aux Orgéliens, tout simplement ? Nous avons réuni les preuves de sa malfaisance… Il aura la peine capitale, et vous aurez la conscience tranquille. »

L’adolescent ose un sourire bravache.

Le public, loin de l’approuver, ne lui rend que quelques moues consternées.

Que s’est‑il passé ? Son raisonnement tenait la route : leur concéder ce qu’ils veulent, la vague promesse d’une exécution… pour accorder un répit à Mantodore. D’ailleurs celui‑ci s’est tu ; il a compris la manœuvre. Mais Talma, un rictus sur les lèvres, le pointe du doigt :

« Quel tact. Joliment raisonné, Lucas, le raille‑t‑elle. Excepté un détail crucial. Si nous révélons tout au Protectorat… il n’y aura pas de guerre. Et sans guerre, notre révolution est vouée à l’échec. Pas vrai, Zébédée ?

— La Cour doit se prononcer sur le pour et le contre, hésite le juge.

— Mais enfin… des milliers de gens vont mourir, s’emporte Valère.

— Des milliers de Pluves, réplique‑t‑elle. La Dissidence n’a jamais promis de les protéger. Est‑ce pour protéger des colons que nous sommes ici, Dissidents ? Comment comptez‑vous venger les guerriers tombés lors de la Guerre du Phosphore ? »

Le Conseil bourdonne, hue. Quelle hypocrite ! C’est elle qui l’a autorisé à pratiquer la nécromancie, il n’y a pas si longtemps… Mais Valère ne peut dénoncer Talma sans se compromettre davantage.

Olibée, désespéré, explose face à l’ensemble de la Dissidence :

« Non mais ARRÊTEZ, avec vos BONDIEUSIERIES ! On s’en FICHE, des héros ! Vous creusez littéralement votre tombe ! Toute ma vie, on m’a bassiné avec les prétendus exploits de ce taré de Catrée Quatre‑cent‑coups… Mon propre père m’a dit qu’il serait fier que je crève de la même manière que ce guignol ! C’est normal, de souhaiter la mort de son môme ? Je veux VIVRE, moi ! VIVRE ! »

De rage, le jeune Diamisse arrache le sablier qu’il portait en permanence autour du cou et le lance à l’autre bout de l’antichambre. Tintement de verre brisé : les cendres de son géniteur se répandent sur une mosaïque de marbre poli. Tout le monde s’offusque.

« Talma, quand tu m’as recruté, c’était pour aider mon peuple à SURVIVRE ! Pas pour crever avec sa fierté et déclencher une… BOUCHERIE ! »

Il sue à grosses gouttes. Sans prévenir quiconque, il s’agenouille alors aux pieds de Mantodore et commence à défaire les cordes qui le retiennent à la chaise.

Puis il approche ses mains du bandeau :

« Il faut dire toute la vérité, le livrer aux Orgéliens, halète‑t‑il. C’est la seule manière de…

— ZÉBÉDÉE, NON ! »

Valère vient de hurler pour rien : Zébédée a déjà arraché à Talma son fusil.

Une détonation fait voler en éclats le cérémonial du procès. Plusieurs Dissidents bondissent en voyant l’arme pointée vers Mantodore.

La balle traverse sa victime au flanc droit. Olibée en tombe à genoux, grimaçant. Ses mains serrent une blessure sous sa chemise. Mantodore, derrière lui, s’interroge sur les causes de ce ramdam.

« Il voulait le démasquer, s’égosille Zébédée d’un air halluciné. L’accusé allait voir nos visages ! Je vous ai tous sauvés ! »

Valère accourt vers la victime. Accroupi auprès d’Olibée, il découvre une percée aux contours gélatineux. Ronde comme un ongle à l’emplacement de son poumon droit. Le mage place une main dessus et braille, affolé :

« Mais bon sang, allez chercher un médecin, braille le mage. Il va crever ! Olibée, reste avec moi… Évite de bouger, d’accord ?

— I… no, aspire le blessé.

— Nous avons tout le nécessaire à l’infirmerie, se défend Zébédée. Il vivra. Talma ? J’interromps le procès le temps de régler cela. Soigne ce… προδότης [1] et fiche‑le au cachot.

— Très… bien. Calme‑toi, temporise‑t‑elle. Peut‑être que Catrée, son illustre ancêtre, a guidé ton bras… Voilà ce qui arrive aux descendants sacrilèges ! »

Prudente, elle approche une main pour récupérer la carabine encore fumante. Les épaules de Zébédée, animées de soubresauts, témoignent de sa nervosité grandissante. Puis, elle pose l’engin contre un pilier et propose à Valère de transporter Olibée :

« Ne le touche pas, espèce de cinglée !!!

— Zébédée voulait le protéger de sa bêtise, le toise‑t‑elle avec froideur. Tu pourras le détester tout ton soûl plus tard, mais là, notre ami saigne… »

Valère en a le souffle coupé. Il donnerait tout pour implorer l’aide d’un adulte sain d’esprit. La balle extirpe à son hôte des sons âpres et diffus… clepsydre rougeoyante et mortelle. La surface de cette plaie bulle par intermittences, sous la pression de l’air libéré.

Olibée plisse ses yeux de souffrance. Valère ne peut user de magie pour le guérir… Trop heureux d’utiliser son art pour combattre, il n’a guère consulté les sortilèges de soin inscrits dans les grimoires de sa tante. Talma le domine de toute sa hauteur pour le tancer :

« Écarte‑toi du jeune Catréide, petit briqueux…

— Tu n’es pas plus Diamisse que moi, feule Valère. Nous sommes tous deux des sangs‑mêlés et des sorciers. Tout ce qui t’intéresse, c’est ton influence ! Nélée avait raison…

— Retire ce que tu viens de dire, fulmine‑t‑elle. Ou je te lapide une fois de plus. »

Mais Valère n’a pas le temps d’obtempérer. Quelque chose, au loin, vient de se briser… dans un bruit d’os fracturés. Suivent des craquements de bois, et une percussion de pierres éclatées. Chacun dans l’assistance se désintéresse du blessé. Tous les yeux se sont dirigés vers une galerie plus large, toute de guingois. À vue de nez, la sortie de ce sépulcre. De là sortent des sons d’éboulis…

Zébédée, d’un ton acerbe, évalue leur déploiement stratégique :

« Talma, tu as posté une sentinelle à l’entrée ?

— Oui. Une… »

On entend des pas se rapprocher.

Un jeune homme aux cheveux courts émerge ensuite du tunnel, mal en point. Ce Diamisse tient à peine debout. Jambes arquées, expression hagarde… Il met un pied devant l’autre pour rejoindre les dissidents, bras ballants et tailladés. Il n’a pas d’arme. Les torches révèlent son visage : ses boutons ont disparu derrière les ecchymoses et griffures.

« Chiens méchants », hoquette Nélée, avant de tomber à genoux.

Deux quadrupèdes ne tardent pas à surgir, en aboyant ; ils se seraient même jetés sur lui pour le déchiqueter, sans cette laisse qui les retient… Les molosses bavent de rage. Chaque museau se secoue avec une telle frénésie que le collier menace de se déchirer au moindre mouvement. Dressés sur leurs pattes arrière, ils dépasseraient deux mètres de hauteur. Le premier ressemble à un loup, le second, à un vilain corniaud. Seul point commun entre eux : leurs crocs interminables. Ils pourraient arracher un poignet d’une seule morsure.

Les bêtes, excités et affamées, reniflent Nélée dans un vacarme de jappements insoutenables. Leur maîtresse, cordiale, salue la foule :

« Bonsoir, les diamards… Désolée de vous déranger à une heure pareille, je ne fais que passer… »

D’une simple lanière de cuir, celle‑ci retient sans effort les deux monstres. Elle quitte la pénombre du corridor, maigre et anguleuse, et l’haleine de ses chiens force Nélée à ramper.

Valère la voit, et se retient de hurler.

Non ! Pas elle, pas ici, pas maintenant !

Sa tante rayonne, emmitouflée d’une cape d’hermine et de velours. Un brocart aux reflets argentés renvoie sur sa figure la lueur des lampes. Sa gorge brille de mille feux sous la nacre, sa chevelure de jais grouille de perles… D’une autre main, elle tient sa pipe à opium. Une fumée de la dernière noirceur s’en échappe avec générosité.

D’une pression sur les attaches, Céleste Sceau fait taire ses deux terreurs. Celles‑ci restent à l’arrêt, prêtes à bondir sur le premier arrivant pour le réduire en pièces.

« Jolie petite fête… Dommage qu’on ne m’y ait pas invitée, fanfaronne‑t‑elle devant l’auditoire ébahi. Je suis la Sélénite, Maîtresse du Grand Convent de Virgade, abreuvée à l’Ichor de la Calende… Et je viens récupérer ce que vous m’avez volé, bande de sous‑races. Rendez‑moi mon bien et aucun mal ne vous sera fait. »

Céleste a toujours eu la voix éraillée… un vrai son de glas. Les Diamisses la contemplent, médusés. Valère a la présence d’esprit de baisser les yeux vers Olibée qui, toujours blessé, n’a aucune conscience de ce qui se passe. Nélée est resté face à la sorcière jambes au sol : un courant d’air suffirait à le déséquilibrer. Elle sourit :

« Quoique… ce ne serait pas équitable. Je vais garder ce petit soldat en compensation ! Moderne, la poupée Nélée. Elle crie “Maman” quand j’appuie dessus. »

À ces mots les Dissidents brandissent leurs couteaux vers le cœur de la Sélénite : une centaine de sifflements acérés. Le clair‑obscur fait chatoyer les métaux de couleurs de lave en fusion… Céleste n’affiche pas la moindre peur. Lentement, deux groupes de nombre égal s’avancent vers la magicienne : un de chaque côté. Arbitre dérisoire au sein de ce combat, Mantodore est resté sur sa chaise, immobile et muet. Derrière ce rempart de lames, dans l’œil du cyclone, Valère continue de se cacher. Olibée suffoque, incapable de produire une parole cohérente.

Seule Talma lorgne son fusil, quelques mètres plus loin.

« N’y pense même pas, petite diamasse, glousse Céleste. Mais… c’est toi, la roulure qui a déniaisé mon petit trésor ! J’aurais dû m’en douter !

— Tu foules du pied un lieu sacré, la défie Talma. Rebrousse chemin, si tu ne veux pas subir le courroux de nos défunts !

— Pas d’inquiétude, j’ADORE les Diamisses morts. Lequel d’entre vous souhaite les rejoindre ? »

Sans plus d’hésitation, Valère repose Olibée sur la pierre et court en première ligne. Il doit empêcher ce carnage ! Fini de réfléchir. Talma veut l’arrêter, mais il s’interpose, bras en croix, entre Céleste et les Dissidents. Quelle importance, si elle le tue ?

« Malmort, s’écrie l’intruse en le découvrant. Ces plumes sur tes mains ! Tu as laissé ton démon prendre possession de ton corps ? Inconscient… »

Brusque, Céleste agite son calumet dans une incantation inaudible. Valère sent les os creux et les fibres couler sur lui, bulleux comme du plomb fondu… Sa peau d’humain émerge sous ce magma évanescent. Surprise : plus le moindre duvet. Il le regrette presque.

« Je te trouvais presque moins moche comme ça, raille la sorcière.

— Sélénite…

— Boucle‑la, le gourmande‑t‑elle d’un air pincé. Une fois rentrés chez nous, tu fileras dans ta chambre. Tu es puni. La malédiction que je te jetterai s’annonce longue et douloureuse… »

À la position de sa main gauche, Valère sait que Talma s’est saisie de son poignard. Elle aussi s’est approchée… Une seconde lui suffirait pour lancer sa dague entre les deux yeux de la sorcière, mais à quel risque ?

« Il n’y a plus de “chez nous” qui tienne, lâche‑t‑il.

— Sans mon Ichor, tu n’es RIEN, s’époumone Céleste. Tu ne pourrais pas même me lancer un sortilège…

— Pas besoin de magie pour te trancher la gorge !!! »

Il vient, à son tour, de hurler. Ses ciseaux dressés dessinent vers sa tante une perspective d’acier tranchant.

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[1] προδότης – « traître »

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Neila
Posté le 07/01/2025
"c’est toi, la roulure qui a déniaisé mon petit trésor !" 🤣 Céleste me fait rire autant qu'elle me fait peur.

Mais je me disais bien qu'elle allait débarquer au pire moment ! Et sur son trente-et-un de sorcière, la classe ! On avait déjà eu l'occasion de voir de quoi elle était capable, mais pour le coup, là, on a l'impression de la voir comme elle devait être au sommet de son art. Je sais pas si Talma et Valère ont une chance contre elle, même à deux. Peut-être en rusant ? Ou bien si Valère atteignait enfin l'éveil dont ils parlent depuis le début. 😏 Si je me souviens bien, Orion avait laissé entendre que ça amoindrirait les pouvoirs de Céleste. Ou j'invente ?

Bon et ce pauvre Olibé ! ToT Moi qui avait été soulagée de le voir survivre à Valvor, c'est pas pour crever maintenant... J'ai bien aimé son pétage de câble. C'était important que quelqu'un remette les points sur les i, je crois. En espérant qu'il y reste pas...

Avec une fin pareille, je vais être obligée d'enchaîner.
Arnault Sarment
Posté le 07/01/2025
Oui, cette opiomane de Céleste a vraiment choisi le pire moment pour retrouver la forme... à croire que le dépit c'est son énergie. XD

Pour l'Éveil, c'est un phénomène qu'en fait les mages et leurs apprentis ne comprennent pas totalement et ne contrôlent pas. On a d'ailleurs vu ça avec Estelle (la mère de Valère) qui n'a jamais développé le moindre pouvoir alors qu'elle a été élevée dans une famille de sorciers. La magie c'est un peu comme un chat, elle s'attache à qui elle veut selon une logique connue d'elle seule.

A priori Valère est en bonne voie pour atteindre l'Éveil vu qu'il arrive à lancer des sortilèges en puisant dans l'Ichor (énergie magique) de sa tante Céleste. D'ailleurs les rituels qu'il exécute sont très complexes et puissants pour un apprenti. Orion et Céleste affirment que sa déchéance physique et mentale est en partie due à ça, mais c'est loin d'être prouvé en fait. Ils se servent surtout de cette hypothèse pour faire culpabiliser Valère.
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