Chapitre XLVI – Le coup bas blesse

Aucun de ses hommes ne l’écoute.

Le bataillon vide ses chargeurs sur Avelvor, cabré de rage. Celui‑ci perd pattes, mains, doigts… qui, aussitôt atterris, s’animent. Les membres arrachés rampent vers leurs proies. Ils se cramponnent déjà aux pantalons d’uniforme des soldats révulsés, escaladent les jambes… Les agents du CSP s’égosillent, tentent de s’en débarrasser à coups de pieds.

Valère gît toujours, nauséeux. Ces coups de feu l’ont privé d’une bonne partie de son ouïe. Avelvor dévore de l’œil son buffet, dans une traînée de bave.

Le démon s’empare du soldat, le comprime de ses paluches… et aspire le malheureux entre son globe oculaire et ses lèvres. Ses compagnons d’armes, téméraires, veulent saisir cette occasion de percer la nuque de la Chose… mais n’en ont pas le temps : un chien et un loup, surgis de nulle part, s’invitent au festin. Prêts à les déchiqueter. Céleste a invoqué les deux démons que Valère ne lui a pas encore adjurés…

Après les morsures viennent les couteaux. Les Diamisses alentour, agenouillés, se sont relevés pour reprendre leurs poignards. Les officiers, en réplique, doivent se défendre à armes égales : ils ont gaspillé leurs balles sur le monstre gluant, sans opportunité de recharger. Une dague dissidente ouvre un ventre en uniforme. La baïonnette de sa victime, en réponse, embroche le bras du Diamisse. L’antichambre se change en toile, barbouillée d’écarlate par un peintre dément…

Valère s’est redressé. Sa tante, coincée au milieu de cette rixe sanglante, évite de justesse un Diamisse tombé à ses côtés dans un gargouillis. Son neveu s’élance en poussant sur son chemin soldats comme Dissidents, toutes armes dehors… À quelques mètres, loup et corniaud grognent, rôdent pour préparer un nouvel assaut. Le poitrail d’Avelvor gigote de plus belle. Il commence à concasser sur les murs les corps d’un Diamisse, pour lui broyer le crâne… Les trois démons se moquent bien de la race de leurs repas. Valère croit trépasser une douzaine de fois avant de parvenir à sa tante. Il l’agrippe par la manche :

« Ne reste pas là !

— On m’a blessée, laisse‑moi…

— Je ne suis pas un lâche », peste‑t‑il.

Il force sur ce bras squelettique et le courbe sur son épaule. Céleste boite : pour une fois, elle ne ment pas. Valère s’efforce d’ignorer la circonférence noirâtre sur sa cuisse trouée, ainsi que ses halètements douloureux. Un acouphène lui vrille le tympan droit. Ils s’éloignent vers la galerie principale, mais au moment d’y pénétrer, Valère piétine par erreur le corps amoché de Nélée. Dans une exclamation courroucée, celui‑ci agrippe le sorcier par la chaussure et braille :

« Tout est de ta faute ! Tu nous as tous compromis !

— Tiens, regarde qui faisait le mort, délire Céleste.

— Taisez‑vous, imbéciles, s’exaspère Valère. Nélée, rends‑moi cette godasse et viens avec nous. »

Couvert de traces de morsures, le pleutre claudique vers d’autres corridors : un labyrinthe de pylônes et de bas‑reliefs. Tante et neveu peinent à suivre le Diamisse qui avance au trot, peu soucieux de leur survie. Au final Valère découvre une échelle massive, sculptée à même la roche : celle‑ci débouche sur un morceau de ciel étoilé… la plus belle chose que le garçon ait jamais contemplée.

Aider Céleste à sortir requiert une précaution infinie, eu égard à sa jambe blessée et ses faibles forces. Il doit lui faire la courte échelle. Valère sort en dernier ; l’air nocturne s’infiltre dans ses poumons. C’est bien le Valvesent : leur groupe de trois se trouve près d’un enfeu à flanc de falaise, au sortir d’un sarcophage évidé. La pierraille, d’une sérénité irréelle, camoufle les sons de la boucherie qu’ils viennent de quitter.

Quelque chose a empêché Nélée de déguerpir. Il désigne un point lumineux dans la vallée, derrière lequel on devine la silhouette de diligences et d’apatosaures cuirassés…

« Là‑bas ! Des véhicules du CSP, panique‑il.

— Et des renforts pour surveiller leurs fourgons, opine Céleste. Mantodore doit déjà s’y trouver.

— Carat est à des kilomètres, s’inquiète Valère. Ils vont nous voir…

— J’ai tout prévu, mon chéri. Suivons le chemin que j’ai pris… »

Au lieu de redescendre vers le plat, ils gagnent une corniche abritée du sable et du vent. Sans torches, l’ascension reste discrète… cependant Céleste ne cesse de trébucher sur les cailloux.

« La magie m’a révélé ce raccourci, se vante‑elle devant Valère. Je n’aime pas recourir à la divination, mais j’ignorais où les Dissidents t’avaient emmené… T’ont‑ils drogué ?

— Assommé, admet celui‑ci plein de rancœur. D’où sais‑tu tout ça ?

— Ton esprit inconscient a dérivé vers l’Astral ! Juste quelques heures. Heureusement, j’ai eu l’idée de passer par l’inframonde pour t’y chercher. Puis mon pendule a remonté le fil de mon propre Ichor jusqu’au monde physique… »

Ainsi sa tante n’a pas essayé de le recontacter après leur rixe, alors même qu’elle pouvait le retrouver par magie… Par culpabilité ? Renoncement ? Elle ne l’avouera sans doute jamais.

Quelques minutes plus tard, Valère découvre un superbe fiacre. Celui‑ci a été caché sur le sommet évasé d’un plateau, à l’extrémité d’une route de montagne étroite. Trois personnes s’affairent autour des huit chevaux harnachés, le clair de lune pour seule lumière.

Céleste siffle trois fois. Deux autres sons aigus s’élèvent du côté des montures. Valère sursaute ; la silhouette svelte d’un beau garçon s’avance vers lui.

« Vinny, s’exclame Valère. Qu’est‑ce que tu fiches là ?

— Tu as perdu le droit de poser cette question, vieux », le juge‑t‑il d’une voix terne.

Valère le serre dans ses bras, mais le poète ne lui rend pas son étreinte. Savinien ne dégage plus la joie de vivre qui le caractérise.

« Lorsque Zaza m’a dit qu’on t’avait enlevé, je n’ai pas hésité… Zou ! Je suis parti avertir ta tante.

— QUOI ? Tu es allé chez cette folle ? Elle aurait pu te tuer !

— Je suis juste à côté, se plaint Céleste.

— Quel choix j’avais ? Il fallait une sorcière pour te retrouver avant qu’il ne t’arrive malheur, le rabroue Savinien en haussant les épaules. La moitié de la ville a plongé dans le chaos ! Mon père cherche Mantodore partout, le CSP le court‑circuite, c’est n’importe quoi… »

Un cri perçant et féminin les interrompt. Valère, le cœur battant, voit une seconde figure, plus petite, se détacher de l’obscurité.

« J’ai eu T‑TELLEMENT peur, sanglote Lausanne en lui tombant dans les bras. T‑Ta tante nous a dit d’attendre ici… Elle est p‑partie toute seule vers ce caveau, mais après tous ces soldats ont déboulé dans le Valsevent ! On ne s‑s‑savait plus quoi faire !

— Zaza… J’ai cru ne jamais te revoir, hoquette Valère en l’embrassant. Mais… Ils viennent de Brice Noy, ces chevaux ?

— Pourquoi crois‑tu qu’ils restent tranquilles ? Ils me connaissent. Oh là là, pourvu qu’on ne m’ait pas vue les voler… Mais il fallait les sortir, avec l’incendie ! Bon sang, la moitié du lycée est déjà partie en fumée… La bibliothèque, le gymnase, tout ! Qu’est‑ce qu’ils vont faire de nous à la rentrée ? Et Florent qui est à l’hôpital…

— Nous avons des problèmes autrement plus urgents », s’agace Céleste, essoufflée.

Lausanne glapit en découvrant sa présence.

« Quitte à me faire sauter une dent, tu aurais pu la garder, ironise Céleste d’un air dédaigneux. Tu m’as traitée de vieille truie, aussi.

— Heu… Oui, camarade Sceau, assume‑t‑elle. Tu n’es pas si âgée que ça.

— Je me suis trompée sur ton compte, s’adresse la tante à son neveu. Tu es méchant, feignant… mais tu choisis tes amis avec soin. Ce qu’ils ont fait pour toi, je ne l’oublierai pas de sitôt. Allez ! Partons. »

Elle demande à Lausanne de l’aider à marcher jusqu’au fiacre, ce qu’elle accepte sans réfléchir. De son côté, Savinien tend la main vers Nélée en guise de salut :

« Hé, je te reconnais ! On s’est rencontrés le jour de l’émeute, non ? Je m’appelle…

— Fascinant », grogne le Diamisse qui court se réserver la meilleure place dans la diligence.

Un troisième larron lui barre alors le chemin ; une mégère à la lourde carrure, qui soulève d’emblée Nélée par le col de chemise en le reniflant.

« UNE FLIC, s’époumone‑t‑il. Ne me frappe pas, pitié ! Je dirai tout !

— Elle est de notre côté, crétin », le fait taire Valère.

La présence de Léonie Brabant ne le surprend pas. Le sort qu’a jeté Céleste pour affecter son esprit fait toujours effet… Sans l’aide de l’inspectrice, Savinien et Lausanne n’auraient jamais pu passer les barrages de police qui bloquent probablement les entrées de Carat à cette heure.

« Ça va, temporise Céleste avec bienveillance. Laisse‑le, esclave. »

Sa marionnette lâche le jeune Diamisse sans délicatesse. Nélée retombe sur son séant. En s’approchant, Valère attend de Léonie un geste, un mot. Mais celle‑ci reste plantée là, regard vague et bras ballants… Une excroissance bourgeonneuse lui sort du front. Son troisième œil, rouvert.

« Tu y as été fort avec ton emprise mentale, s’alarme Valère devant Céleste. Il faudra lui rendre ses souvenirs dès que nous serons à l’abri…

— Enfin, Val ! Si jamais elle parle…

— Elle n’osera pas, décrète‑t‑il. Nous l’avons impliquée dans cette affaire jusqu’au cou. Et puis, j’ai suffisamment ruiné sa vie comme ça. »

Sa tante ravale son courroux : quelle humiliation, pour elle, de recevoir un ordre de son apprenti… Mais elle n’ose pas lui jeter de maléfice : Lausanne la menace de sa poigne.

« Et nos démons ? Qu’en fait‑on ?

— Maintenant qu’ils gambadent dans le monde physique, ça ne dépend plus de nous, se gausse Céleste. Laissons‑les becqueter ces cloportes, Val… Les effets de l’invocation se dissiperont bientôt. En fait, à cette heure… »

Elle s’arrête net. Elle a vu quelque chose.

Les yeux de Valère se tournent dans la même direction. Sur l’extrémité de la falaise grossit une lueur, qui les noie bientôt d’un halo. La blancheur aveuglante s’étend sur le marbre cipolin, darde ses rayons dans les yeux des chevaux… C’est une de ces lanternes électriques ultramodernes. Avec, juste au bout, un viseur.

Sans un cri, Nélée bascule sur le bas‑côté avec fracas. Le son du coup de fusil parvient à Valère une seconde trop tard.

« À COUVERT », hurle Valère en se précipitant vers Lausanne.

Il espère faire rempart de son corps, en attendant d’arriver au fiacre. Ils doivent fuir. C’est leur dernière option.

Un deuxième coup retentit. Où ? Impossible à déterminer. Valère tire Lausanne contre lui. Savinien et sa tante les suivent aussi vite qu’ils le peuvent. L’agresseur doit recharger son arme ; cela leur laisse quelques seconde…

Léonie n’a pas attendu pour dégainer. Mais le calibre de son pistolet ne fait pas le poids, à cette distance. Valère n’aperçoit rien d’autre ; Lausanne file déjà une tape aux chevaux pour leur faire rebrousser chemin… Savinien pousse Céleste et Valère à l’intérieur de la voiture. Tandis que les sabots s’élancent, que les roues s’ébranlent, Lausanne monte en marche et referme la porte. Ils fuient cahin‑caha sur le passage accidenté, sans Nélée ni Léonie. Savinien retient Valère qui veut se lever de la banquette :

« Ils vont y rester », proteste le mage.

Une énorme masse percute l’arrière de la voiture, et ils manquent de tomber à la renverse. Quelqu’un grimpe à l’arrière ; Brabant a réussi à s’y hisser, en dépit de l’allure.

« Ça va, l’inspectrice a Nélée dans ses bras », lui apprend Lausanne qui a risqué sa tête par la fenêtre.

Tout le monde s’est tu. Même si ça n’améliore en rien leurs chances de survie. Un son strident de sifflet rompt leur silence. L’attaquant, à vue de nez un éclaireur du CSP en patrouille, a prévenu ses frères d’armes…

Ils ne peuvent plus qu’attendre. Les pas des bêtes battent le gravier. Les roues écrèment la poussière, brisent les sabliers oubliés dans le Valsevent. Savinien se tord les mains et ne regarde plus personne… contrairement à Céleste qui, bras croisés, ne cesse de scruter Valère de ses yeux exorbités.

Au bout d’une demi‑heure, les chevaux s’arrêtent. Lausanne tremble :

« Je vais devoir reprendre les rênes… Camarade Sceau, penses‑tu que je peux sortir ? »

Aucune réaction de la part de Céleste.

« Zaza t’a posé une question, intervient Valère après un moment. Ohé ? Tu m’entends ?

— Désolée », tousse‑t‑elle.

Un filet de sang coule sur son menton.

Valère, catastrophé, déplie les bras qu’elle gardait jusque‑là sur son ventre. Il y découvre une entaille dans le tissu gris. Un impact de balle… Large. Profond. La tête de Céleste chancelle sur son épaule, et ses traits se détendent d’un seul coup. Son neveu halète, ongles plantés sur sa chair, et halète :

« Non ! Tu n’as pas le droit !

— Ne la brusque pas comme ça, s’affole Savinien en tentant de le dégager.

— Utilise ta magie, vocifère Valère. Guéris‑toi, malmort !

— Par pitié, calme‑toi, larmoie Lausanne.

— Un magicien ne peut se soigner lui‑même, espèce de serin, se lamente Céleste dans une quinte de toux marronnasse. C’est la base de la magie blanche, n’as‑tu rien écouté de ce que je t’ai appris ?

— Mais je peux t’aider, moi ! Dis‑moi quoi faire, l’implore son neveu.

— Tes pouvoirs proviennent de mon Ichor… C’est du pareil au même. Tu ne sauveras personne. »

Valère perd tout contrôle. Tout se mélange dans sa tête…

« Tu lui fais mal, le gronde Savinien. Tu ne vois pas qu’elle…

— ELLE N’A PAS LE DROIT, gémit‑il. Je n’ai pas encore développé mes propres pouvoirs ! Si sa magie disparaît, toute ma vie n’aura servi à rien !

— Tant pis, murmure‑t‑elle les yeux mi‑clos. La vie m’a rarement offert ce que je désirais…

— Il faut préserver l’Ichor, pleure‑t‑il plein de colère. Sinon, le monde courra à sa perte, tu me l’as dit ! Tu n’en as pas terminé avec moi, Mère, tu… »

Un éclair de dégoût galvanise le corps de Céleste. D’un ultime élan, elle se débarrasse de la main qui effleurait sa joue… celle que Valère vient de lui offrir, et qu’elle rejette. Ses ongles, sales et démesurés, le griffent presque. La Sélénite serre ses dents saignantes.

« Arrête ta comédie, rugit‑elle. Ça suffit, Val. Ramène‑moi chez nous. »

Puis elle s’éteint.

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