Deux jours plus tard, tout Carat prend le deuil. Valère n’a que quinze ans, c’est le premier enterrement auquel il assiste.
Le défilé funéraire, somptueux, a rassemblé des centaines de curieux. Les boulevards se remplissent au rythme des thrènes ; le peuple s’écarte pour laisser passer le cortège. Dix porteurs de cercueil, leurs yeux bouffis dissimulés sous des masques de plâtre, marchent tête basse. Autour d’eux s’élèvent poings, fanions, banderoles… De temps à autres une imprécation ou un slogan politique brise le recueillement. Quelques faux oracles passent parmi les badauds avec leurs sébiles, pour réclamer le denier du culte.
Malgré les froncements de sourcils, personne n’a pris à parti le jeune colon qui s’avance le long de la procession… toute cérémonie funéraire attire son lot de personnages incongrus. Que son veston noir détonne, sur cette foule aux tuniques criardes et chamarrées ! Il a hésité, ce matin‑là, sur sa tenue ; au final il a opté pour des teintes sombres, et ceint autour de ses tempes un mince bandeau blanc. C’est ce qu’on arbore en Pluvède, lorsqu’on perd un être cher. Valère ne souhaite plus se mentir ; jamais il n’intégrera les Diamisses.
Les proches du défunt, agglutinés près du cercueil en tuniques bigarrées, haussent les épaules alors que l’adolescent remonte vers le chœur. Valère n’ose pas lever les yeux lorsqu’il passe devant la dépouille d’Olibée, hissée à un mètre de lui. Son corps momifié disparaît sous une avalanche de fleurs en papiers… Le Pluve étouffe un haut‑le‑cœur : ces origamis puent la vanille artificielle, et Olibée le goudron.
La lignée Catréide vient de s’éteindre : une page arrachée à l’Histoire diamisse. En signe de respect, le Comité de Salut Public a daigné annoncer ce décès par communiqué officiel. Les autochtones ont le droit d’honorer leurs héros, tant qu’ils les enterrent.
Quel monde ! Les pleureuses ne s’entendent plus brailler. Celles‑ci redoublent d’efforts pour agiter leurs sistres, frapper les pavés du poing… mais Ino, qui marche pourtant avec elles, ne joue pas. Ses yeux éteints, rouges, témoignent d’une douleur plus entière. En voyant Valère venir à sa rencontre, la belle Diamisse s’étrangle. Sous les regards scandalisés de ses collègues, elle l’attrape par le bras et l’éloigne du convoi sans mot dire. Les castagnettes de son collier ne cessent de s’entrechoquer entre ses boucles brunes. Arrivée à une fontaine publique non loin du boulevard Jaccottet, elle s’insurge :
« Bon sang, Valère ! Je te croyais MORT… Talma n’est pas chez elle ! Et Nélée ne me donne aucune nouvelle. La police a renvoyé Olibée à sa famille sans explication ! Il y a des disparitions partout à Carat. Et Mantodore qui vient d’être enlevé, puis arrêté… Qu’est‑ce qui se passe dans l’organisation, à la fin ? Je sais bien qu’on m’en a virée… mais Olibée n’a jamais rompu nos fiançailles, à la fin ! J’ai le droit de savoir comment il…
— C’est terminé, l’arrête Valère. Si des Dissidents ont survécu, le CSP les a arrêtés. »
Le visage décomposé, la Diamisse le sonde longtemps, très longtemps… Valère remarque la bague des fiançailles qu’elle n’a pu se résoudre à retirer. Une chiche alliance de cèdre, peut‑être incrustée de jaspe ou de jade, prévue pour des noces plus chiches encore. Son cœur se serre.
« C’est impossible, halète Ino. Pas toute la Dissidence, quand même, ce n’est pas… On l’aurait su, non ? Tu ne peux pas en être certain ! Il faut les retrouver… Tu n’as pas une boule de cristal, quelque chose comme ça ? Talma…
— …ne se souciait d’aucun d’entre nous. Quand Olibée a commencé à contester les ordres, lorsque le chef de la Dissidence a tiré sur lui, elle n’a rien fait ! Elle maîtrisait la magie mais ne s’en servait pas pour nous ! »
C’est sorti tout seul. Il avait préparé un discours plein de tact, de litotes, afin de la préparer à l’ignoble vérité… Et tout ça pour rien. La peau d’Ino tourne au marbre veineux. Elle commence à chanceler ; Valère la rattrape in extremis. Mais Ino garde suffisamment de force pour rester debout, et le repousser en criant :
« Tu mens ! Pourquoi je te croirais ? La première fois qu’on s’est rencontrés, tu ne nous as pas dit que tu maîtrisais la magie, que je sache !
— Ino, calme‑toi.
— TAIS‑TOI, hurle‑t‑elle soudain. Tu es la pire chose qui me soit jamais arrivée ! Je sais comment tu manipules ton petit monde, moi.
— Talma m’a menti aussi, je ne voulais pas… Enfin…
— …quoi ? Tu l’as tuée ?
— Elle s’est tuée, ment Valère.
— DÉGAGE, le menace‑t‑elle. Sors de ma vie, espèce de serpent ! ΒΆΛΛ' ΕἸΣ ΚΌΡΑΚΑΣ ! »
Valère recule face à cette injonction : « va aux freux ». Il n’y a pas pire insulte, pour un Diamisse : la promesse d’un cadavre outragé, exposé au soleil, mordillé par les charognards… Et par conséquent condamné à une torture éternelle. Des mots qu’on réserve aux infanticides, aux incestueux, aux traîtres. Le visage d’Ino s’est empourpré. Cette peur du sorcier, mêlée à sa fureur, s’est transformée en haine. Et pourquoi pas ? Talma la magicienne n’a commis que des crimes similaires aux siens. Tous deux se sont infiltrés dans l’entourage de ces jeunes gens, et leur ont tous pris : amis, avenir, innocence. C’est le prix de la sorcellerie.
Valère a un dernier regard triste pour Ino ; elle semble prête à le tuer, mais redoute trop sa puissance supposée pour l’attaquer. Il tourne les talons, et, mains ballantes, s’éloigne de la fontaine. Voilà ; il a avoué ses méfaits à celle qui méritait de les entendre. Plus jamais il ne reverra cette Diamisse.
Le trajet du retour lui pèse. Les passants cheminent en petits groupes, pour plus de sécurité. Depuis l’incendie de Brice Noy, Carat est passé de l’angoisse à la confusion. L’inculpation de Mantodore dans l’attentat de Bonrecours a d’abord stupéfié le Protectorat, puis fait polémique. La moitié des Diamisses crie au coup monté, accuse le gouvernement de se débarrasser du seul des leurs capable de défier le pouvoir en place, d’évoluer vers la citoyenneté pour tous… L’autre moitié vilipende le magnat. Citoyenneté, vente d’explosifs, procès… Tout cela attendra : les Pluves ont intérêt à garder les indigènes divisés. Peut‑être lèveront‑ils le couvre‑feu d’ici quelques décades.
Le Royaume d’Orgélie, décontenancé par ce scandale, s’est néanmoins satisfait de l’arrestation d’un coupable. Le meurtre de leur ambassadeur ne restera pas impuni. Faute de casus belli ou d’ogives phlogistiques, la perspective d’une guerre s’est un peu éloignée… Seul point positif de l’affaire. C’est ce que Valère se martèle, pour ne pas craquer. Il s’est opposé à ce conflit dans la tombe du Valsevent, Olibée aussi… et ils ont réussi. L’arrestation de Mantodore épargnera plusieurs milliers de vies. Seul ce fait doit compter.
Tout en songeant à l’avenir du pays, Valère progresse vers le 8 rue des Camphriers. Arrivé chez lui, il trouve sa porte gardée ; la gueule cassée d’Honoré Ducasse, sous‑préfet de police, l’attend aux côtés de l’inspectrice Léonie Brabant. Il fait une tête de plus qu’elle, et elle deux fois sa largeur.
« Le jeune Florent s’est remis de sa blessure, lâche Honoré d’un ton sec. Maintenant, nous devons régler l’affaire dont mon fils m’a parlé. Entre.
— Bonjour, camarade sous‑préfet, camarade inspectrice, bredouille Valère.
— Salut, l’rebut, marmonne Brabant dans son cigare. J’vais rester écouter l’chant des piafs, moi. Si mon patron t’casse la tronche, t’embête pas pour beugler à l’aide. »
Valère éprouve autant de peur que de soulagement : l’inspectrice a gardé toute sa tête. Le décès de Céleste a dû briser l’envoûtement, et la libérer… au demeurant, les circonstances de cette mort demeurent troubles. Valère a fait une déposition au commissariat : la nuit du rapt de Mantodore, il était rentré dormir chez les Lagale avec Lausanne… et, le lendemain, passé chez lui pour reprendre certaines affaires. C’est là qu’il avait découvert le corps inanimé de sa tante. Les blessures et l’ahurissant désordre de la maisonnée suggéraient un cambriolage qui aurait mal tourné… Sa tante vivait recluse, fenêtres fermées : les voleurs, qui s’étaient attendus à une maison vide, avaient dû paniquer en tombant sur elle. Les agents de police dépêchés sur les lieux ont à demi‑mot présenté des excuses pour la brièveté de l’enquête. Tous leurs effectifs se concentrent, à l’heure actuelle, sur la répression de la Dissidence… Valère n’a pas subi d’interrogatoire.
Jusqu’à maintenant.
L’adolescent obéit et sort ses clefs.
La porte refermée derrière lui, il propose un siège et un thé au père de Savinien, qui les refuse. Il se tient dans le vestibule, bras croisés, sévère. Comment Savinien peut‑il supporter, chaque jour, le spectacle de cette boursouflure de chair barbelée ? Sa bouche en spirale crisse comme un meule d’affûtage :
« Je me fiche de tes excuses, bâtard…Si je m’abaisse à cette visite, c’est pour t’annoncer que mon fils ne souhaite plus jamais te revoir.
— Quoi ? Ça ne lui ressemble pas, s’épouvante Valère d’un air bête.
— Il ne dort plus. Il ne mange plus. Et il refuse, même à sa mère, de parler de ce qui s’est passé le soir du 8 floréal, le glace Honoré d’un œil acier. Tout comme l’inspectrice Brabant. Et si mon fils s’acharne à t’aider, tu m’obliges à rentrer dans son mensonge… À trahir le gouvernement, l’armée, le CSP.
— Camarade… Savinien et l’Inspectrice ne souhaitent que notre protection mutuelle…
— Je répète : tout cela n’a guère d’importance. Mon seul souci est de protéger mon fils. D’une manière ou d’une autre, je sais que tu l’as dupé… et sali. Alors, oui, je vais vous couvrir. Mais ne te fais pas d’illusions : je trouverai le moyen de te faire payer. Tu as une décade pour quitter Carat, petit bâtard… Passé ce délai, je vengerai Savinien. Ne me force pas à te montrer ce dont je suis capable. »
Le sous‑préfet Ducasse n’attend pas sa réponse, et part sans refermer la porte. Valère, dont les jambes tremblotent, veut le poursuivre… Mais il subit, sur le porche, une dernière interpellation de Brabant :
« Au fait… J’ai fouiné dans les archives, expire‑t‑elle un nuage de fumée. Déjà entendu parler d’une certaine Thallo Macarélogue ?
— Talma ? Ben… Oui. C’était une Dissidente…
— Ah, pas possible qu’tu l’aies vue de tes propres mirettes, petiot, s’esclaffe‑t‑elle. L’est morte bien avant ta naissance, c’te diamasse. J’ai vu son blaze sur la liste des prisonniers crevés au bagne. Bien entendu, l’aurait été facile d’usurper son identité… Marrant, hein ?
— Quoi ? Non, Talma m’a… Attends, s’exclame‑t‑il ébahi. Camarade, comment connais‑tu ce nom ?
— Oh, j’suis plutôt du genre teigneux, comme enquêtrice. Tôt ou tard, la vérité, j’finis toujours par la sortir d’son trou et lui maraver la tronche… Toi, par contre… La vérité, tu l’aimes trop pour la brusquer. Tu pourrais pas faire mon métier, gamin. »
Valère se prend la tête dans les mains. Cette sorcière ne lui a donc pas même donné son vrai nom ?
« Camarade, je sais que tu m’en veux, l’implore‑t‑il. Mais il faut que tu comprennes. Ma famille a…
— Surveille ton langage, le salue‑t‑elle en partant. Les gens vont croire que t’as quelque chose à t’reprocher, minot. »
Puis elle rejoint Honoré dans la rue des Camphriers. Leur binôme disparaît pour laisser Valère à ses fantômes. Il referme la porte et s’assied à même le sol, devant le samovar.
Ainsi donc, Savinien aussi se détourne de lui… Et comment l’en blâmer ? Leur amitié s’est brisée lorsque Valère l’a contraint à regarder sa tante mourir. Savinien a enfin compris d’où provenaient les Sceau : d’un paysage fait de trahison, de violence et de mensonges. Ironie suprême : en poète romantique, il a toujours cherché la beauté au cœur du sordide… et au final, c’est Valère qui lui a fait connaître l’abjection. Pourtant Savinien l’a tant épaulé, dans ces heures atroces qui ont suivi leur fuite du Valsevent… C’est lui qui a contacté l’entreprise de pompes funèbres, demandé le rapatriement du cadavre en Pluvède… Céleste n’aurait jamais connu le repos dans cette terre barbare qu’elle honnissait. Une fois desséché par le natron et conservé par les aromates, son corps embaumé prendra le premier train en direction du sud. Seul et imbibé de substances toxiques, comme de son vivant.
Les heures suivent les minutes, les jours succèdent aux heures. Valère perd la notion du temps, cloîtré chez lui dans la honte. Lausanne le visite souvent, s’assure qu’il s’alimente. Elle propose qu’il revienne vivre chez elle, sans insister… Mais seul le contact de leurs peaux respectives intéresse Valère. Parfois il réclame qu’elle lui passe la main dans ses cheveux, ou vice‑versa. Elle n’en demande jamais la raison. Il l’aime pour cela. Lorsqu’il lui apprend les menaces proférées à son égard par le sous‑préfet de police, Lausanne n’a qu’un commentaire :
« Laisse du temps à Vinny. »
Puis vient la lecture du testament par le notaire. Karl Senéans ! Valère déteste d’emblée cet homme dégarni qui le tape dans le dos, et parle de sa tante comme d’une vieille copine… Après une interminable introduction, le garçon se découvre unique dépositaire du patrimoine de Céleste. Ce qui l’abasourdit. Certaines cousines éloignées du clan des Sceau vivent quelque part en Pluvède ; Valère s’attendait à ce qu’elles reçoivent au moins quelques parts. Pour autant, la gestion de cet héritage s’annonce compliquée : tout doit être authentifié, approuvé par les instances de la métropole… Il y a huit ans, la magicienne a corrompu pas mal de fonctionnaires pour transférer ses biens à la frontière.
Senéans conseille de vendre la propriété du 8 rue des Camphriers. Trop grande pour un jeune célibataire, coûteuse à entretenir… Valère acquiesce, indifférent. Ces détails clarifiés, l’officier public crache enfin le montant des droits de succession :
« Cent cinquante mille roseilles. Net ! Il faudra y rajouter l’assurance‑vie, bien sûr… Ne t’inquiète pas, jeune camarade, tu auras de quoi voir venir. »
Vertige. Absurdité. Le barbier a trimé deux ans durant pour échapper à sa tante et louer une garçonnière… Et maintenant, il a les moyens de s’en acheter une.
« En fait, ce sont plutôt les dernières volontés de la défunte qui posent problème… Cela concerne ton éducation, grimace le juriste. Lis donc toi‑même. Tu ne me croirais pas, sinon. »
Il lui tend le document officiel. L’écriture en arabesques de Céleste stipule qu’à son éventuel décès, Valère continuera sa scolarité à l’académie du Mont‑Ruche, en Havragne. Une place lui y est réservée, une bourse débloquée…
« J’ai cru à une blague, regrette Senéans. Mais elle a fourni tous les justificatifs ! Ne me demande pas comment ta tante a obtenu ces faveurs du plus prestigieux centre d’enseignement au monde… c’est à n’y rien comprendre.
— Je pourrais toujours y terminer le secondaire, songe Valère.
— Mais enfin, c’est à l’étranger ! La Havragne ne fait même pas partie du Sublime Empire Protectoral. S’il y a une guerre, tu pourrais rester coincé là‑bas ! Tout seul, si jeune, à des milliers de kilomètres ? C’est n’importe quoi.
— Je n’ai pas le choix.
— Peut‑être que si, lui souffle Senéans. Le Code civil précise qu’un mineur de plus de seize ans est automatiquement émancipé…
— …si son tuteur vient à mourir. Je sais. Mais je n’ai pas seize ans.
— Bah ! Le temps que je règle toute cette paperasse, tu les auras… Tu serais alors libre d’ignorer ces directives de ta tante et de rester ici. Qui te dénoncerait ? Moi ?
— Heu… Ce serait illégal…
— Prohibé, certes ! Mais pas sanctionné.
— Tu joues avec les mots, camarade.
— Qu’est donc la Loi, sinon un discours sujet à interprétation ? »
Valère tape du poing sur la table du salon ; Senéans sursaute.
« La seule loi qui vaille, c’est de respecter l’assentiment d’autrui, s’énerve le neveu. Surtout quand la personne en question n’est plus là pour se justifier. Je dois rejoindre la Havragne. Au plus vite.
— Camarade Sceau, sois raisonnable, s’accable le notaire. Je comprends que tu veuilles honorer ta tante, mais…
— Elle savait ce qu’elle faisait, le tance‑t‑il. Dis‑moi juste où signer. »
Fatigué, le camarade‑maître finit par consentir un gros chèque pour régler les frais de train, de douane et d’installation. Valère devine les motivations secrètes de Céleste. Elle avait toujours craint que le CSP la débusque et l’assassine. Dans un tel cas de figure, Valère aurait dû fuir vers l’étranger… Cette bourse pour le Mont‑Ruche aurait alors fourni un prétexte idéal pour un départ précipité. Valère se fie à ce plan prudent.
Tout se met en place : il va partir.