« Écoute, Alex, ton histoire de paternité non assumée est intéressante, mais... tout ça, ce n’est pas vraiment une preuve. À la rigueur, un mobile, mais pas une preuve. Mais bon, admettons et résumons un peu cette histoire : ton cureton, là, il met cette femme en cloque, lui promet de quitter l’Église et de lui offrir la vie de famille dont elle rêve, mais se débine à la naissance de l’enfant, ton « fameux » Théo (entre nous, le choix du prénom, bonjour l’ironie !). Elle, désespérée, elle tente le tout pour le tout en lui faisant du chantage au suicide et... malheureusement, il semblerait qu’elle soit passée à l’acte. Et puis... et puis... Je ne sais pas, Alex, il manque quand même pas mal d’étapes entre ça et des meurtres !
— Arnaud ! les étapes suivantes, on les a ! Tout est dans les cahiers que j’ai trouvés chez Théo. Je viens de t’en parler à l’instant ! Théo a été élevé par ses grands-parents maternels. Ils lui ont appris très jeune la vérité sur ses parents et lui ont transmis leur haine pour ce père absent et responsable de la mort de leur fille. En grandissant, Théo a transformé cette rancœur personnelle en idéologie, en révolte !
— Ça, j’avais bien compris. Mais ce n’est pas vraiment une réaction étonnante, non plus. T’aurais réagi comment, toi, à sa place ? Et puis ce qui me dérange, c’est que ton gars planifie tout dans ses cahiers, chaque action, chaque manif, mais sur les meurtres, rien ! pas une ligne ! Et puis qu’est-ce-que Loïc viendrait foutre là-dedans ? Et pourquoi chercherait-il à t’impliquer ?
— Ça, c’est à toi de me le dire ! Tu devais le voir, non ?
— Oui, mais... il me glisse entre les doigts. Bon, la première fois, il avait une bonne excuse : il était au Japon pour ses affaires. Mais la seconde fois, je suis venu le jour où sa secrétaire m’avait assuré qu’il serait là. Pourtant, il était absent. J’avais dit à cette fille, Émilie, de ne pas le prévenir de ma venue, mais j’ai compris à son air gêné et à ses excuses qu’elle avait vendu la mèche. Tu sais, je crois vraiment qu’il m’a évité intentionnellement.
— Donc pas d’infos de ce côté-là !
— Attends ! j’ai encore une carte à jouer : en discutant avec cette Émilie, j’ai senti qu’elle en voulait à Loïc ! Elle avait l’air déçue. Elle était très amère quand elle parlait de lui. Dans ses mots, il semblait même y avoir un soupçon de dépit amoureux. C’est une situation que je devrais pouvoir utiliser à notre avantage : elle a envie de vider son sac, c’est évident, alors je lui ai proposé d’aller boire un verre un soir après le boulot. C’est aujourd’hui. Si elle connaît aussi bien Loïc que je l’imagine, ce devrait être très intéressant. Mais toi, dis-moi, ton histoire de ZAD, ce n’est pas sérieux ! Après toutes les bornes que tu viens d’avaler, tu ne vas quand même pas te taper la route jusqu’en Dordogne ! Tu sais, je suis bloqué à Paris pour encore une semaine. Donc, si tu comptais sur moi pour t’y amener, il va falloir attendre un peu.
— Pas besoin. Dans ses cahiers, Théo parle d’un autre groupe d’activistes. Eux aussi souhaitent se rendre à Roque pour occuper la ZAD. Comme il les a aidés à se préparer et qu’il a planifié beaucoup de choses pour eux, je connais tout leur parcours. Je vais me placer « innocemment » sur leur chemin en endossant le rôle du parfait zadiste et essayer de me faire accepter dans leur convoi. Si ça fonctionne, ils m’amèneront droit à Théo.
— Ce n’est pas un peu dangereux !
— Ce groupe n’a carrément rien à voir avec celui de Théo, qui les décrit lui-même comme des « idéalistes pacifistes et un peu niais ». Rassure-toi, c’est sans danger.
— Bon, je dois te laisser : ma pause déjeuner est fini, il faut que je retourne bosser. Surtout, fais attention à toi.
Alexandre et Arnaud échangèrent encore quelques recommandations, se saluèrent puis raccrochèrent, et chacun reprit sa route ; Arnaud, de l’entrée du palais des congrès de Paris au stand installé par sa boîte à un salon pro ; Alexandre, jusqu’à un petit village de Sologne où il savait que ses « pigeons » en chemin vers Roque se poseraient.
Assise à son bureau, Émilie travaillait sur son logiciel de facturation depuis plusieurs heures sans vraiment réfléchir à ce qu’elle faisait. Elle pensait aux jours frustrants et étranges qu’elle venait de vivre et aux années passées à travailler avec Loïc. Et elle se sentait conne ! Elle était devenue le cliché de l’assistante qui s’amourache de son patron. Finalement, Thibault, son ex, avait eu raison chaque fois qu’il lui avait reproché de s’être installée dans une relation professionnelle malsaine et ambiguë. Et ça, devoir admettre que Thibault avait raison, ça l’agaçait plus que tout ! Pour chasser cette pensée désagréable, elle songea au verre qu’elle allait prendre le soir même avec Arnaud.
Elle avait très vite perçu que la visite de cet ami d’enfance de son patron n’était pas désintéressée – comme ce rendez-vous qu’il lui avait donné d’ailleurs –, que cet homme était venu chercher quelque chose, mais elle ne comprenait pas vraiment quoi, pas plus qu’elle ne comprenait ce qu’il attendait d’elle.
Alors, soudainement prise de curiosité, elle laissa le curseur de son PC clignoter dans l’interface de son logiciel, s’empara de son portable et envoya un message à Arnaud :
« C’est toujours d’accord pour ce soir ? »
De très longues minutes s’écoulèrent avant l’arrivée de la réponse, pourtant très brève :
« Oui, bien sûr !
— Arnaud, pourquoi es-tu réellement venu voir Loïc ? enchaîna-t-elle aussitôt.
— Comment ça ? Je te l’ai dit : je suis de passage à Paris et je voulais simplement en profiter pour lui dire bonjour.
— S’il te plaît, ne me prends pas pour une idiote ! J’ai bien senti à tes questions et à ton souhait de rester discret que...
— Souhait que tu n’as pas respecté ! Je te l’ai dit, je voulais lui faire une surprise.
— Non ! je ne suis pas dupe. Il y a autre chose, une raison plus profonde à tes visites. Explique-moi.
— Émilie, j’admire ta perspicacité... mais pas ta fiabilité ! Tu ne devais rien dire à Loïc, mais je sais que tu l’as fait. Je ne suis pas certain de pouvoir te faire confiance !
— Il va falloir pourtant. Si tu veux que je t’aide, il faut que j’en sache plus. »
Arnaud ne répondit rien, ce qu’Émilie interpréta comme de l’hésitation. (Un client potentiel venait en fait d’arriver à son stand.) Elle posa son portable puis, tout en guettant nerveusement l’arrivée d’une réponse, retourna à son logiciel de facturation. Enfin, exaspérée par l’attente, elle finit par lui envoyer :
« Je peux changer d’avis pour ce soir ! »
Lorsqu’il fut de nouveau seul, non moins exaspéré, Arnaud lui répondit :
— J’ai un pote qui a des emmerdes ! de très gros emmerdes ! et Loïc pourrait être impliqué !
— ?????
— Il aurait incité mon ami à se lancer dans un pèlerinage, aurait pris une part active à ses préparatifs, l’aurait guidé en lui suggérant chacune de ses principales étapes, pour le mener finalement dans un véritable guet-apens. Tout ça sans jamais se montrer ! Que des messages !
— Loïc m’a parlé d’un type qui avait un projet de pèlerinage. Mais on ne peut pas vraiment dire qu’il soutenait ce projet. D’ailleurs, il appelait ce garçon l’“autre taré” ! Que des messages, dis-tu ? Tu as le numéro ?
— Oui, mon ami me l’a donné. »
Quand Émilie vit s’afficher le numéro, elle écarquilla les yeux.
« Arnaud, à ce soir ! » envoya-t-elle avant de laisser tomber son portable sur son bureau.
Elle se leva, se dirigea vers un caisson relégué dans un coin de la pièce, en ouvrit un tiroir, puis s’exclama : « Merde ! »