Chapitre XVI

Par axel

Du haut de son mètre soixante-dix, et de ses yeux bleus de glace, Émilie contemplait le tiroir qu’elle venait d’ouvrir et répétait : « Merde ! merde ! merde ! » comme s’il s’était agi d’une incantation capable de faire réapparaître le vieux téléphone qui aurait dû s’y trouver. Jusqu’à ce jour, elle avait complètement sorti de sa mémoire ce vieux machin qui ne fonctionnait presque plus quand elle l’avait relégué là. Comment avait-elle pu l’oublier pourtant ? Loïc le lui avait confié avec une telle théâtralité !

Ce téléphone était le vestige d’un passé sur lequel il souhaitait – plus que tout ! – tirer un trait, le vestige d’une page qu’il désirait – ardemment ! – tourner. Émilie devait – sans attendre ! – résilier la ligne et s’en débarrasser.

C’était il y a environ un an. À l’époque, la jeune femme ne s’était pas vraiment posée de questions ; maintenant, elle comprenait que Loïc parlait alors de ce groupe d’amis qu’il s’était fait chez les scouts, qu’il disait traîner depuis l’enfance et dont il essayait désespérément de s’éloigner. En attendant, le fameux vestige avait disparu, et Émilie savait très bien qu’elle n’avait pas résilié la ligne ! Mais elle devait se tromper ! Après tout, c’était il y a longtemps tout ça ! Sans doute l’avait-elle mis dans un autre tiroir du caisson. Elle les fouilla tous. Rien !

Elle se retourna et engloba la pièce du regard, pensive. Où pouvait-elle avoir rangé ce maudit téléphone ? Elle se mit à le chercher partout, exhuma des choses qu’elle avait autrefois cherché sans succès... mais ne le retrouva pas. Elle s’arrêta un instant, reconsidéra les lieux et constata qu’aucun recoin n’avait échappé à sa fouille. Sauf... le bureau de Loïc.

Il était parti pour un moment et n’avait pas fermé à clef. Elle aurait donc le champ libre. Sa conscience professionnelle lui murmura de laisser tomber, lui susurra que ça n’en valait pas la peine ; sa curiosité et sa rancœur lui hurlèrent d’ouvrir cette porte et de se lâcher sans vergogne. Elle n’avait aucun scrupule à avoir : cette entreprise lui devait beaucoup ; rien de ce qui était dans le bureau de son patron n’y serait sans elle ; si Loïc était effectivement le propriétaire légal de toutes ces choses, elle pouvait s’en estimer la propriétaire morale. Alors elle entra et s’installa dans le fauteuil de Loïc.

À l’instant précis où elle allait commencer ses recherches, elle eut un flash : la dernière fois qu’elle avait vu ce satané portable, il était entre les mains d’un ami de Loïc. Comme Arnaud, ce type était passé à l’improviste, et comme Arnaud, il avait loupé Loïc. Pourtant, il l’avait attendu longtemps, pendant des heures, tenant la jambe à Émilie avec des histoires sans queue ni tête. C’était l’année précédente, en septembre.

Ce gars un peu bizarre, exalté quand il parlait de ses « trucs » – religion, mythologie, littérature, etc. –, et dont Émilie avait remarqué qu’il avait un petit ange tatoué sur le bras gauche, s’était vite intéressé au téléphone, qu’elle avait, ce jour-là, posé sur un coin de son bureau pour ne pas oublier de s’en occuper. Il avait reconnu « le vieux tél. de [son] pote », selon ses propres mots, puis, sous l’apparence d’un jeu et d’une taquinerie, en avait négocié les codes d’accès. Même s’il avait l’air étrange, au fond il amusait Émilie, alors elle ne s’était pas méfiée et les lui avait donnés. Et puis, après tout, il disait vouloir seulement faire une blague à un ami !

Elle essayait de se rappeler ce qu'il s'était passé ensuite, toujours confortablement installée sur le cuir du siège hors de prix de son patron, quand elle remarqua une pochette intitulée « Documents à scanner » avec le mot « Urgent » écrit en rouge dessus. Pourquoi ce dossier n’avait-il pas atterri sur son bureau, comme tous ceux du même genre ? Un oubli ? Certainement pas : Loïc était depuis longtemps passé maître dans l’art de déléguer. S’il ne lui avait pas demandé de s’occuper de ces documents, c’était parce qu’il ne voulait pas qu’elle les vît. Elle ouvrit donc la pochette et les consulta tous, un par un. Quand elle eut fini, elle avait les larmes aux yeux : elle venait de découvrir que Loïc vendait toute la boîte, elle y compris, et partait s’installer au Japon.

« Émilie ! »
     Quand Loïc hurla le prénom de son assistante, il était furieux. Pourtant, dès qu’elle leva vers lui son visage mouillé de larmes tout en brandissant la fameuse pochette qu’elle n’aurait jamais dû voir, il sut que, tout patron qu’il était, ce serait lui qui passerait un sale quart d’heure. Loïc aurait menti s’il avait dit qu’Émilie ne lui plaisait pas et qu’il ne l’avait jamais envisagée autrement que comme son assistante. Néanmoins, cette idée lui était rapidement passée. Émilie, c'était l'Islande incarnée : superbe, lumineuse mais capable de la pire obscurité, calme et sereine en apparence mais mue par une énergie féroce, affleurante et menaçante. Les colères d'Émilie étaient rares mais inoubliables : c’étaient des flots de feu qui se déversaient et brûlaient tous et tout sur leur passage. Loïc ne s’était jamais senti le courage d’affronter cette force de la nature. Ce jour-là, néanmoins, en voyant le mélange de colère et de tristesse qui déformait les traits de la jeune femme, il sut qu’il ne pourrait éviter d’être consumé à son tour.
     « Vous... tu comptais me le dire quand ?
     — Je...
     — Écoute-moi bien, espèce de... ! Cette entreprise est autant mon œuvre que la tienne. Si tu veux la vendre à un bon prix, tu auras besoin de moi. Mais avant, on va discuter... et négocier. D’abord, dis-moi, celui que tu appelles l’“autre taré” et dont tu refuses de parler chaque fois que j’aborde le sujet, il n’aurait pas un ange tatoué sur le bras gauche, par hasard ?
     — Oui, mais quel rapport avec...
     — Son histoire de pèlerinage, de quoi s’agissait-il exactement ?
     — Lui et ses deux “disciples” tatoués voulaient se rendre à Newgrange, en Irlande, au solstice d’hiver.
     — Le nom de cet homme ! »
     Après que Loïc lui eut révélé l’identité du fameux « autre taré », elle réalisa qu’elle n’avait plus qu’une seule envie : partir. Qu’aurait-elle bien pu négocier, de toute façon ? Cette entreprise pouvait s’écrouler, elle n’en avait plus rien à faire. Elle se leva, résista à la tentation de balancer les documents à scanner dans la déchiqueteuse, se contenta de les jeter par-dessus son épaule, fila récupérer ses affaires pendant que Loïc ramassait ses « précieux », puis quitta le bâtiment en lançant :
     « Je m’en vais. Bon courage, sans moi !
     — Ém... », fut tout ce que Loïc eut le temps de répondre avant qu’Émilie ne disparaisse dans un claquement de porte qui fit trembler les murs.

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