Quelques jours passent.
Valère a repris son travail à La Parpelège, mais son enthousiasme n’est pas retombé. Il n’en peut plus ; il veut communiquer un peu de cette joie qu’il doit cacher. Alors il montre ses ciseaux flambant neufs à ses collègues. Ces derniers s’extasient devant la finesse du sculpté. Même Borée, dont l’oncle est forgeron, n’y trouve rien à redire :
« Mouais, ils ont l’air à peu près maniables… les as‑tu essayés ?
— Pas moyen, le raille Valère. Je n’ai pas le droit de couper les cheveux des clients…
— Et si je te laisse faire, tu me les prêteras ? »
Le garçon manque d’en tomber à la renverse. Enfin on lui laisse une chance de briller ! Un an à s’entraîner devant sa glace pour apprendre. Un an à s’infliger des désastres capillaires. Un an de corvées, de récriminations… il n’y croyait plus !
Sous l’œil vigilant de Borée, Valère passe toute une matinée à ratiboiser. Les lames, fraîches émoulues, glissent sur les crânes comme du beurre sur un plat de riz. Diviser, égaliser, lisser… Son collègue lui explique les desseins de chaque coup de ciseau, en retenant sa main si nécessaire.
Grisé, Valère entend à peine la cloche de la pause‑déjeuner. Il s’est préparé ce jour‑là une cruchade, relevée de thym, d’olives et d’asperges ; mais il mange sans faim. Nul ne l’a interrompu pour de menus labeurs, ce matin. Bientôt, avec un peu de chance, on lui fera confiance pour s’occuper vraiment des clients. Mahaut ne pourra plus le traiter en larbin, en mioche écervelé… et elle devra l’augmenter.
Au départ, il a vu cet emploi comme un moyen rapide d’économiser l’argent nécessaire à son indépendance… mais serait‑ce si désagréable, de rester à La Parpelège ? Peut‑être que le métier de barbier lui convient. Valère revoit déjà sa stratégie : ses seize ans approchent. S’il lance une procédure d’émancipation, tout peut changer très vite. Il se trouvera une garçonnière, quelque part dans Carat ; Savinien et Lausanne pourront le visiter à leur bon vouloir. Il vivra libre et heureux.
Les têtes se succèdent dans le roulement de l’après‑midi. L’entrain de Valère et sa méticulosité encouragent Borée à lui laisser son autonomie :
« Va au comptoir et trouve‑toi quelqu’un à coiffer du début à la fin. Si la demande est trop compliquée pour toi, tu reviens me chercher. »
Pas le droit à l’erreur : galvanisé par cette confiance placée en lui, Valère scrute la porte vitrée du salon. L’avantage, c’est que les colons viennent l’après‑midi. Dans le cas des clients indigènes, il n’y a souvent que les nattes à refaire et rien à couper. Un travail moins bien considéré, auquel Mahaut l’a cantonné jusque‑là.
Bientôt il entend grincer le battant de l’entrée : deux individus s’avancent. Homme et femme. Vieux et jeune. Pluve et Diamisse.
« Bonjour, camarade, entonne‑t‑il d’un air flagorneur. Comment pouvons‑nous vous rendre service aujourd’hui ? »
Mais son excitation retombe aussitôt. Trois choses ne vont pas, chez ces clients.
La première concerne la luxueuse redingote de cet homme mûr et massif ; Cléante Garamond, un habitué. Prématurément racorni, revêche, celui‑ci s’est fait une réputation dans le commerce des lacets de chaussures.
La seconde, c’est qu’il vient de pousser, puis traîner de force la jeune fille à l’intérieur. Elle porte une livrée de domestique et une coiffe blanche qui maintient ses boucles ; ses lèvres pincées témoignent d’une vive souffrance tandis que son patron serre son bras avec brutalité. Pourtant elle n’ose s’opposer à lui.
La troisième, c’est que Valère vient de reconnaître cette servante.
« C’est pour elle », lâche Garamond sans plus de politesses.
Ce rustaud n’a pas reconnu le jeune homme ; il l’a pourtant shampouiné en plusieurs occasions, sans jamais recevoir la moindre roseille en pourboire.
Valère et la domestique, qui semble au bord des larmes, s’examinent. Ces yeux vert asperge, ces joues fines… Elle a pleuré, d’ailleurs, la dernière fois qu’ils se sont vus : dans une flaque de sang et sur un corps inanimé. Il détourne ses yeux d’Ino. Talma s’est montrée catégorique ; en dehors de leurs réunions et missions, ses recrues ne doivent pas se fréquenter.
« Je suis… navré, camarade, mais les Diamisses doivent attendre demain matin.
— Elle ne te retiendra pas longtemps, gamin. Rase‑la.
— Quoi ?
— Entièrement. La boule à zéro. »
L’adolescent en reste bouche bée. Ino, transie d’horreur, secoue la tête.
« C’est la troisième fois qu’elle laisse un tif dans mon assiette ! Ça ne peut plus durer, piaffe‑t‑il.
— J’avais mis le bonnet, Δέσποινος, le supplie‑t‑elle. Je ne sais pas comment c’est arrivé là !
— Ferme‑la ! Tu as de la chance que je sois clément : c’est la tonsure ou la porte, lui crie‑t‑il avant de s’adresser de nouveau à Valère. Même pour toi, ça ne devrait pas être compliqué, non ? Je reste regarder, histoire qu’elle ne s’éclipse pas… »
Garamond extirpe de son veston une liasse de billets froissés. Valère tente d’imaginer Ino chauve ; c’est aussi stupide qu’abominable. Pour les Diamisses, les cheveux sont comme les racines de l’âme.
« Camarade Garamond, articule le garçon. En fait… »
Angoisse. L’émoi des deux visiteurs a capté l’attention de tout le salon. Clients pluves, collègues de tous bords observent Valère d’un air hargneux. Que s’attendent‑ils à ce qu’il fasse, exactement ? Vont‑ils le ruer de coups s’il se trompe ? Il aimerait qu’on lui dise quoi faire, mais même le regard de Borée demeure insondable. La gorge de Valère se serre. Sa barberie vient de sombrer dans un silence électrique. Pris de panique, il choisit de dire la vérité :
« En fait… Je ne comprends pas ce qui se passe… mais tu mets les gens mal à l’aise… et je préférerais… ne pas m’occuper de ça. Alors… trouve un autre salon, camarade. »
L’œil droit de Garamond cligne avec nervosité. Dans un rugissement, il fouille son portefeuille et lui jette à la figure encore plus d’argent, comme pour le gifler. Ses billets atterrissent sur Valère en même temps que ses postillons :
« J’ai compris ton manège. Tu parles d’un service, ici… Et maintenant, au boulot ! Tu pourras t’acheter des bonbons ensuite.
— Je ne suis pas ta BONNICHE », se met soudain à hurler Valère.
Un mot, un seul mot tourne en boucle dans sa tête. Des « bonbons » … Des « bonbons » !
« Je m’en TAPE de ton FRIC, pauvre ABRUTI !!!
— Comment oses‑tu, sale…
— Casse‑toi, espèce de POUILLEUX ! Il y a assez de pellicules sur ta tronche pour remplir une SALIÈRE. Relève ta soupe avec et étouffe‑toi dedans !
— VALÈRE !!! »
La voix de sa patronne, glaçante, l’a refroidi d’un coup. Il se retourne : Mahaut descend quatre à quatre l'escalier de service, jupons ramenés devant elle. Ino, mortifiée, s’enfouit la tête dans les paumes.
« Par la République ! Tu ne peux pas insulter un client comme ça, c'est… complètement inesthétique. »
Garamond profite de cette accalmie pour relater, avec une partialité éhontée, leur altercation. Valère veut protester plusieurs fois ; mais Mahaut le fait taire, sans un regard. Il baisse les yeux vers les ciseaux qu’il a reposés sur le comptoir.
« Camarade, j'espère que tu auras la bonté de pardonner à mon apprenti, roucoule‑t‑elle. Tu sais, les hormones, à cet âge…
— Cela s'entend, peste Garamond en bombant le torse. Il m'a l'air un peu attardé.
— La conjoncture est difficile… On prend ce qu'on trouve. Reprenez le travail, ordonne‑t‑elle soudain à tous ses employés. Et toi, Valère, tu vas régler ton erreur. »
Chacun retourne à ses occupations, soumis. Elle lui désigne alors le seul siège vide restant dans le salon. L'adolescent, bras croisés, s'offusque.
« Allons, ne me fais pas cette tête‑là, s’exaspère son employeuse. Tu vas présenter tes excuses. Mais d'abord, tu vas faire ce pourquoi je te paye. Tu vas coiffer cette charmante jeune fille.
— Tu veux dire “décoiffer”, non ? »
Il sursaute ; Mahaut, à bout, vient de s'emparer de ses ciseaux et d'en planter une pointe dans le bois du comptoir. Tout le monde recule d'un pas ; la seconde lame pendouille sur son axe, dans un claquement de guillotine.
« Tu fais ce qu’on te dit, ou tu es VIRÉ, éructe‑t‑elle. COMPRIS ? »
Le sang picotant telle la chaux vive, Valère examine son impitoyable cheffe. Puis les cheveux gras de Garamond qui triomphe. Et Ino, enfin, déjà affaissée sur sa chaise de torture. Le visage livide de la bonne s’est vidé de toute expression. Collègues et clients mélangés froncent les sourcils d'indignation. Contre qui ? Impossible à déterminer.
Au centre de la scène, sa gérante s’impatiente. Valère hoche la tête et décoince la paire de ciseaux… avant de passer aux vestiaires. Guetté par une quarantaine d'yeux, il en revient avec lenteur pour prodiguer à Ino un conseil sincère :
« Change d’employeur. »
Ses menues affaires sous le bras, il délie les lanières de son tablier de travail ; ce linceul atterrit sur un lavabo. Puis, sans regarder en arrière, Valère part. Personne ne le retient. La porte se balance derrière lui tandis que ses jambes, d’une rigueur mécanique, propulsent son vélo.
Pour quelle destination, au juste ? Valère s’aperçoit vite qu’il se perd. Il n’arrive plus à penser. L’estomac en gelée, il démonte et s’assied sur le rebord d’un trottoir.
Il vient de tout perdre. La vie lui a mis de l’or entre les doigts, et il l’a laissé fondre ! La réputation fait tout à Carat : impensable de retrouver du travail dans une autre barberie. Dès ce soir, le moindre toiletteur de bains publics saura ce qu’il a fait. Il ne lui restera plus qu’à vendre, aux champs ou à l’usine, la force de ses bras, peu musclés au demeurant…
L’idée d’endurer plusieurs années encore au 8 rue des Camphriers, ce trou à rat où sa tante règne sans partage, lui met le cœur au bord des lèvres. S’il reste trop longtemps avec Céleste, il finira à l’asile.
Et tout cela pour la chevelure d’une fille qu’il n’a rencontré que deux fois… enfin, trois, maintenant. Ino ne quitterait jamais son emploi, en plus. Elle doit être chauve à l’heure qu’il est… Elle aura fait au mieux. Valère en est‑il incapable ? Sa vie n’a jamais rien eu de normal, après tout. Alors mieux vaut s’y faire. Les gens comme lui ne deviennent pas barbiers.
Valère finit par se relever. Mieux vaut se morfondre chez lui que les pieds dans le caniveau. Le trajet lui paraît trop court. Valère soupire en repassant le seuil du bercail. Le salon a contaminé la cuisine : douceâtre et plombée, l’odeur de moisi fait son grand retour. Il ne sait même plus en quoi cela l’attriste. La tête de sa tante émerge du rideau de perles :
« Quelle mine affreuse… Que s’est‑il passé ?
— Je ne souhaite pas en parler, Tantine.
— Pour ce que ça change ! Tu ne me dis jamais rien. »
Il ne répond pas. Valère a décidé de lui cacher la perte de son travail aussi longtemps que nécessaire : il n’entend pas lui laisser ce petit plaisir. Sa tante s’étonne de son apathie ; soucieuse, elle lui fait signe de la suivre au salon :
« J’ai quelque chose à te montrer, Val… Ça va te détendre. »
Il obéit, sans trop réfléchir. Lorsque sa tante lui tend un calumet, il trahit une vive impression d’horreur…
« Ne me prends pas pour une bille, le tance‑t‑elle. Je sais que tu as déjà fumé en cachette.
— Pas de l’opium ! »
Mais ne dit‑on pas que la drogue chasse les mauvais rêves ? Dormir, oui, c’est bien la seule passion qui l’anime, en ce moment… Après un instant de réflexion, Valère cherche un briquet sur la table basse, mais Céleste lui frappe les métacarpes du bout de sa pipe.
« Non, le sermonne‑t‑elle. Pas de ça. Tu veux devenir mage, oui ou non ? »
Céleste se met alors à claquer des doigts.
Sans discontinuer.
Très longtemps.
Déconcerté par son manque d’animosité, Valère observe son manège : clac, clac, clac… Est‑ce une de ces leçons ? Il finit par l’imiter. Le rythme coordonné de leurs mains l’apaise quelque peu : clac, clac, clac… Un véritable duo.
Le rythme s’accélère. Au bout d’un moment, Valère se déconcentre. Ses doigts glissent ; une douleur sourde mord dans leur extrémité. Pas plus d’une seconde, mais assez pour que Valère pousse un cri perçant. Céleste cesse alors de battre la mesure. Valère contempla sa main endolorie, rougeoyante… et chaude. Mû par cette intuition, il frotte à nouveau son majeur contre son pouce.
Un craquement se fait entendre ; et au même moment surgit, juste au‑dessus du gros doigt, une flamme bleutée. Le feu est sorti de nulle part… Valère pivote son poignet : l’étincelle suit son mouvement, fidèle au poste, et projette sur sa senestre fermée une ombre frémissante.
« Tu n’auras pas totalement perdu ta journée », le félicite sa tante.
Puis elle passe au‑dessus du poing de Valère son calumet, qu’elle embrase par ce moyen.
Pris d’effroi, il secoue sa main, comme pour en faire tomber une araignée. La flamme disparaît aussitôt. Et pourtant la pipe de Céleste brûle toujours, couronnée d’un cercle orangé…
En fin de compte, Valère refuse poliment l’opium. Mais il passe les heures suivantes, seul dans sa chambre, à claquer des doigts. Au départ, il lui faut des centaines d’essais pour répéter ce sortilège. Puis de moins en moins. Puis de moins en moins. Il doit continuer à s’entraîner. Un jour, il pourra le faire sur commande.
Ses mains lui font mal. Et il s’en fiche.