Chapitre XV : Les Montagnes d'Atecyno (MAJ : 24/06/2022)

Le lendemain, Evannah fut réveillée par ses Nebulas. Elle ignorait encore une fois quelle heure il était. Même si elle était fatiguée, elle décida de se lever. Le chagrin qu’elle avait éprouvé pour Ééda lui piquait atrocement les yeux. Ceux-ci devaient être bien rouges. La journée était déjà épuisante. Dans son atelier, le Marionnettiste concevait une nouvelle poupée. La jeune fille alla s’asseoir sans lui adresser un mot. Elle se demandait s’il l’avait entendue pleurer dans ses draps. Elle s’était faite la plus discrète possible cette nuit, ne désirant parler à personne. Là encore, elle aurait aimé être seule. L'artiste l’avait remarquée mais il se concentra de nouveau sur sa création. Lui aussi avait peut-être besoin de se changer les idées. Se plonger dans son travail était la meilleure échappatoire.

Saphir les rejoignit bien plus tard. Il mangea dans le silence jusqu’à ce que Lyzel arrive près de Clya.

– Nous n’allons pas traîner, annonça-t-il après avoir fini son petit-déjeuner. Evannah, si tu dois dire au revoir à des personnes, fais-le tout de suite.

– Lyzel vient avec nous, dit Evannah. Elle doit aller dans Ixarian.

La damorial confirma d’un hochement de tête.

– Bien, fit Saphir. Tes pouvoirs de lumière nous seront utiles. Préparons-nous, la route sera très longue.

Comme ils avaient très peu d’affaires à emporter, ils partirent vite. L’âne mécanique avança dans la ville, guidé par quelques enfants qui leur avaient donné de la viande, la veille. Ils arrêtèrent Clya quand ils croisèrent leur cheffe Datraël.

– Saphir, je vois que votre séjour ici touche à sa fin, dit-elle. J’espère que vous ne mènerez pas votre meute à nous.

– Je ne le ferai pas, promit le yotora. Vous m’avez rendu service.

– Bien, vous retournez dans Leïvron, donc ?

– Oui.

– Et bien, je souhaite que vous en sortiez vivants. Adieu !

– Adieu, Datraël.

Les autres la saluèrent à leur tour. Lyzel regarda la vieille damorial et inclina la tête pour la réconforter. Les enfants menèrent la machine jusqu’à l’entrée du tunnel. Ils se dirent au revoir et Clya attendit leur départ pour allumer ses phares. Le groupe avança pendant de longues minutes. Les articulations de l’âne mécanique résonnaient en écho dans les ténèbres et couvraient le bruit de l’écoulement de l’eau.

Une fois à l’autre bout, Evannah leva la tête vers le trou qui était petit, vu d’ici. Son cœur battait d’excitation à l’idée d’en sortir et ses Nebulas brûlèrent de plus belle. Puis, elle eut soudain l’impression que le sol tremblait sous ses pieds. Saphir se retourna vivement vers le tunnel, les crocs dévoilés.

Foudre Bleue surgit de l’ombre et s’arrêta face au yotora. Iuka sauta de son dos. Les rayures blanches de son teint mat se distinguaient plus facilement dans les phares de la machine. Sa tresse blonde balançant au rythme de sa démarche, elle s’avança vers le groupe et déclara :

– Je viens avec vous.

– Quoi ? fit Evannah, incrédule.

Saphir fixa la moadrin, haineux.

– Mon peuple ne se mêlerait pas des problèmes de Leïvron, dit-elle. Comme vous avez l’air déterminés, je compte bien partir avec vous. Car j’ai quelqu’un qui attend que je le libère de Mosdrem.

– Retourne dans Adandris, ce serait plus sage, lança Saphir, les crocs toujours serrés.

– Saphir, supplia Evannah.

– Désolé, mais c’est une mauvaise idée. J’ai bien conscience qu’elle… pourrait nous être utile, mais nous sommes encore dans Ibyulis. Je ne veux pas être vu avec une moadrin.

– Il y a sans doute un chemin qui nous permet de ne pas traverser les villes.

– C’est vrai, mais je ne garantis pas qu’il soit sûr. Nous pouvons passer par les montagnes d’Atecyno. C’est derrière elles que nous trouverons un portail, mais il est gardé. Là, encore, nous sommes confrontés à un autre problème.

– Nous pouvons toujours ruser. Iuka peut être notre prisonnière.

La concernée grogna avec insatisfaction et frappa plusieurs fois du pied, mais elle avait compris que c’était la seule bonne idée.

– Ça me plaît bien ! s’exclama Saphir avec un sourire en coin. Mais il leur faudra un mensonge crédible.

– Pour ma part, je me demande comment nous allons quitter cet archipel, intervint le Marionnettiste.

– Les kirnels formeront un escalier vers Cano'orah, l’informa le yotora. Ils sont parfois indifférents, pourtant ils aiment aider les autres. Mais ils n’apprécieront pas que je mène une moadrin sur leur œuvre.

– Ils avaient créé un arbre pour que je mange ses fruits, affirma Evannah. Pour Iuka et son lépokyr, on pourrait attacher Foudre Bleue à Clya. Iuka, vous vous sentez capable de tenir en-dessous ? J’ai un plan qui pourrait servir jusqu’au portail.

– Mmmmh, oui, confirma la guerrière, réticente. Mais quel est ton scénario ?

– Il suffit de reprendre votre mission. Votre bande et celle de Saphir se sont battues, mais vous vous êtes séparés, Foudre Bleue et vous, à cause d’un portail vagabond. Comme c’est vous qui détenez le yotora qu’il devait libérer à l’origine, Saphir tente de vous retrouver pour récupérer l’otage en échange de la vie du lépokyr.

– C’est tout à fait cohérent. Faisons ça.

– Nous pourrons ligoter le lépokyr avec des câbles ! suggéra le Marionnettiste. J’en ai suffisamment dans mon atelier.

Foudre Bleue geignit et Iuka émit de faibles cris pour le rassurer. Il comprit vite qu’il n’avait pas le choix. Le groupe se mit en marche et parcourut un chemin de roche qui menait vers la sortie. Celle-là même par laquelle les deux humains étaient brutalement descendus. Le lépokyr dépassa la bande avec enthousiasme et ne cessait de la narguer à cause de sa lenteur. Saphir, sous sa forme de loup, le rejoignit et le défia du regard. Evannah et Lyzel étaient rentrées dans Clya, le sol étant très glissant. Iuka marchait devant. Son pied tapa plusieurs fois à terre pour sermonner son frère qui était pressé de sortir.

Après une montée épuisante, le groupe atteignit la surface. Les yeux plissés, la jeune fille s’exposa à la clarté qui était comme de l’air frais et prit une profonde respiration. Son esprit se libéra de ses pensées aussi sombres que ces grottes. L’odeur de vanille s’intensifia dans l’atmosphère et chassa le souvenir de l’humidité.

– J’appréhendais d’être aveugle en rencontrant la lumière du jour, avoua Lyzel qui arriva à ses côtés.

Foudre Bleue bondissait sur les rochers en poussant des cris de joie. Saphir grommela des jurons.

– Fais taire ton lépokyr, toi ! rugit-il. Les kirnels ne viendront jamais ici pour nous aider s’ils l’entendent !

La moadrin le fusilla du regard, mais obtempéra. Le lapin se calma et revint auprès de sa sœur. Elle saisit les gros câbles que le Marionnettiste lui passait et musela son compagnon d'âme. Avec les autres, elle l’attacha à l’âne mécanique et le réconforta avant de se cacher.

Comme un loup, Saphir hurla en direction du ciel. À chaque silence, Evannah tendait l’oreille. Bientôt, elle perçut une lueur d’argent qui serpentait vers eux.

Les pattes du kirnel frôlaient à peine le sol. Ses yeux balayèrent le groupe. Il comprit qu’il avait besoin de son aide et agita sa queue colorée. Des marches apparurent et devinrent plus nettes. Saphir se leva sur ses deux jambes et monta l’escalier qui se créait dans tous les sens. Evannah entendit Iuka bouger et elle savait qu’elle mourait d’envie de faire une remarque cinglante sur le travail du canidé. Derrière la machine, Foudre Bleue feignit de se débattre.

Le renard d’argent ignora le lépokyr, mais ses oreilles plaquées montrèrent son agacement. Il poursuivit son œuvre sans se plaindre. Les pas d’Evannah étaient aussi peu assurés que ceux de Lyzel, mais elles se détendirent après quelques marches. Quand ils atteignirent Cano'orah, d’autres kirnels apparurent de nulle part pour compléter le tableau. Un immense arbre bleu se dessina. Ses branches s’allongèrent jusqu’à devenir très fines et, aux extrémités, des fruits blancs grossirent et tombèrent devant Clya. Evannah se précipita pour en ramasser. Elle ignora quel goût ils avaient, mais ils ne devaient pas être plus mauvais que la viande de canidé. Lyzel et elle en firent un stock dans l’atelier.

Le groupe suivit Saphir parmi les arbres de perles. Leurs branches tintèrent tels des carillons à vent. Les rayons du soleil les traversaient et tachetaient le sol de lueur argentée. Tout en croquant des fruits, Evannah admirait le paysage qui lui remémorait ce moment passé avec Lyzel. Les fleurs brillaient comme de l’eau et l’herbe de cristal cachait leurs tiges. Puisqu’aucun yotora ne traînait dans les environs, Iuka en profita pour sortir et détacher son frère qui courut dans les champs, happé par une soudaine folie. Saphir leva les yeux au ciel, exaspéré par son imprudence.

Evannah et Lyzel avaient la tête ailleurs et observaient des oiseaux couverts de poils verts. Leur dos était hérissé d’épines dorsales rouges et ondulait dans les airs. Ils appelèrent leurs camarades de jeu par des cris aigus, mais une bande de fennecs bleus à trois queues vinrent les déranger. Quant à Iuka, elle ne cessait de faire remarquer à Saphir qu’ils étaient perdus. Le yotora lui garantissait avec colère qu’il savait parfaitement où il allait. Il était vrai que les montagnes qu’il avait évoquées ne s’étaient pas encore pointées à l’horizon et le groupe commençait à s’inquiéter. Mais Evannah ne doutait pas du sens de l’orientation du guerrier. C’était son monde et il l’avait exploré maintes fois. Le Marionnettiste n’avait pas parlé depuis le début du voyage, absorbé par son travail.

Foudre Bleue gambadait sans se soucier des réprimandes de Saphir. Il se jeta sur un des fennecs et le croqua. Les autres, conscients qu’ils ne feraient pas le poids face à lui, fuirent en glapissant. Après l’avoir dévoré, il attrapa deux oiseaux qui poussèrent des cris de détresse et sautilla vers Evannah. Il lui présenta ses proies agonisantes et attendit qu’elle prenne l’une d’elles. La jeune fille hésita et déclina, mais Iuka intervint, mécontente.

– On ne refuse pas le cadeau d’un lépokyr !

Tout en cachant son dégoût, Evannah saisit l’un des oiseaux qui la regarda de ses yeux pathétiques et vitreux. Elle bredouilla des remerciements et se demanda ce qu’elle allait faire de cette pauvre bête. Lyzel eut le droit aussi à un présent. Foudre Bleue apprécia leur geste et sauta de nouveau dans les champs.

– Il vous présente sa gratitude. Pour ce que vous avez fait pour lui, leur expliqua Iuka.

– Il n’était pas obligé, dit Evannah dans un sourire gêné.

Elle manipula l’animal qui venait de mourir. Du sang bleu coulait entre ses doigts. Elle ne voulait pas le jeter dans l’herbe, car le lapin était heureux de lui offrir ce cadeau. La jeune fille se précipita dans l’atelier et déposa le cadavre sur le coffre, devant les yeux étonnés du Marionnettiste. Lyzel qui n’avait pas communiqué son avis, n’en pensait pas moins et imita son amie.

Toute la journée, leur marche se poursuivait parmi les fleurs. Quand le soir tomba, ils se cachèrent dans un bosquet. Ils mangèrent les fruits restants ou les animaux à peine chassés et allèrent se coucher. Le Marionnettiste assura la garde pendant que les autres dormaient dans Clya.

Evannah passa une meilleure nuit que sous terre, mais se réveilla à cause de la lueur qui se faufila à travers la fenêtre. Désespérée de ne plus retrouver le sommeil, elle se leva et s’installa sur les marches. La végétation brillait doucement et somnolait après cette journée venteuse. Dans l’obscurité s’éleva une voix faible et mélodieuse. L’humaine se mit en quête de sa provenance. Elle circula entre les arbres et aperçut Lyzel, assise sur un tapis de mousse luisante. Elle chantait un hymne qu’Evannah avait entendu de nombreuses fois en visitant les parcs ou les boutiques de fleurs. Ce n’était pas parfait, mais une forte émotion régnait. Celle d’un rêve imprégné d’espoir. Elle savait qu’elle ne devait pas l’écouter, qu’elle n’était pas censée murmurer les paroles. Cette chanson, Le Jardin de Camoren, était un trésor que tout damorial gardait jalousement, l’ultime voix de leur monde.

Lyzel acheva sa mélodie et Evannah s’apprêta à repartir discrètement. Mais son amie l’appela et l’invita à s’asseoir. À son expression de marbre, la jeune fille se demandait si elle lui en voulait de l’avoir espionnée. Elle se posa à ses côtés.

– Ma mère me la chantait chaque soir pour que je puisse la chanter à mon tour, raconta Lyzel, nostalgique. En tant que porteuse des dernières graines de Camoren, je ne dois pas l’oublier.

– Je ne devrais pas être là, avoua Evannah qui se sentait comme une étrangère.

– Tu connais bien notre chanson ?

– Oui.

Je l’ai même déjà chantée, allait-elle dire, mais elle se retint.

– Un jour, je voudrais t’entendre l'interpréter, déclara Lyzel en souriant.

– Je n’ai aucune envie de m’approprier ce qu’il reste de ton monde, répondit Evannah, gênée.

– C’est ce que beaucoup de damorials défendent, mais je suis certaine que ce serait un bel hommage. Tu as une si jolie voix !

– Oh… merci. Eh bien, j’espère le faire un jour.

Lyzel s’allongea sur la mousse. Elle contempla l’énorme lune d’Ibyulis qui semblait être sur le point d’entrer en collision.

– Est-ce que tu penses que Hérannévya est dans ce ciel ? demanda-t-elle, songeuse.

Evannah haussa les épaules. Ce nouveau monde avait toujours été une légende pour elle. Axen, le père du créateur de Hérannévya, n’avait plus donné de signes de vie lorsque sa femme avait attaqué les Furies. Ces Dragonnes guerrières étaient réputées impitoyables et ne revenaient jamais sur leurs décisions. En plus d’être implacables, elles excellaient dans le combat grâce à leur vélocité. Il y avait donc de fortes chances qu’il soit décédé.

Mais quelques soupçons de la naissance d’un monde s’étaient manifestés dans l’Arbre Synoradel. D’abord, les Gardiens Brumeux, protecteurs aux multiples pouvoirs, arpentaient chaque terre avec attention. Il était aussi facile de les voir défiler dans l'azur comme des nébuleuses vertes. Excepté de grands dangers, rien n’agitait autant les maîtres immortels lorsqu’une utopie apparaissait. De plus, Axen et son fils restaient introuvables selon les rumeurs qui se propageaient dans Leïvron.

Evannah s’allongea aux côtés de Lyzel et fixa les deux traînées nuageuses qui barraient le ciel.

– Pas dans celui-là, non, théorisa l'humaine. Je crois qu’un monde comme Hérannévya n’est pas loin de Camoren.

La fille blanche se tourna vers elle et lui sourit. La lumière qui se diffusait de son corps apaisait son amie. Puis, elle observa de nouveau les étoiles. Emportées par la fatigue, Evannah et Lyzel s’endormirent sous le ciel violacé.

Le lendemain, Iuka, qui avait couché dehors contre la fourrure de son lépokyr, trouva les deux filles allongées un peu plus loin et les réveilla en poussant des cris de rongeur. Comme elle allait chasser de petits animaux pour le déjeuner, elle était la première à être levée. Les proies pullulaient dans ces plaines. Excepté elle, Lyzel et Saphir, personne n’appréciait la viande de bon matin. Le Marionnettiste était encore une fois déçu d’être le seul à boire de l’huile avec du jus de tomate. Même si Foudre Bleue avait tenté de mettre sa langue dans la tasse, sa sœur l’en avait dissuadé. Une fois nourris, ils reprirent la route et, plus loin, ils aperçurent enfin les montagnes. Saphir rappela fièrement à Iuka qu’il ne s’était pas trompé.

Ils suivirent une rivière rose bordée de plantes similaires à des oursins. Des centaines de poissons la descendaient et accélérèrent leur nage quand le lapin vint y plonger son museau pour boire. Comme il tardait, sa sœur le pressa et il dépassa le groupe en quelques bonds. Iuka le rejoignit, sauta sur son dos et ils se perdirent dans les montagnes.

La montée fut très laborieuse à cause des pentes lisses. Evannah et Lyzel durent rentrer dans Clya qui peinait à avancer. Ses pattes provoquèrent des avalanches de cailloux. Evannah était très tendue et s’agrippait au bord de la fenêtre à chaque secousse. Ses yeux s’émerveillaient sur les versants azur. Elles-mêmes de cette couleur, les pierres roulaient entre les brins d’herbe blancs et les fleurs violettes qui poussaient par milliers dans les alentours. Quelques heures plus tard, d’énormes quartz se dressaient sur la montagne. Ils accueillaient le groupe de leurs arcs-en-ciel qui formaient des aurores boréales.

La pente prit fin et Foudre Bleue, qui était loin devant, apparut. Il gambadait en essayant d’attraper d’étranges libellules. Evannah descendit de l’âne mécanique et courut le rejoindre. Le vent faisait danser ses cheveux blonds et se mêlait à la joie du lépokyr. Il agitait les eaux de la rivière qui s’élançait jusqu’au pied de la montagne. L’humaine grimpa sur des rochers pour contempler le panorama. Elle eut un vertige, mais c’était surtout cette magnifique vue qui lui coupait le souffle. La plaine qu’ils avaient traversée brillait comme une mer sous le soleil. Les saules éparpillés ressemblaient à des fantômes qui erraient sur les collines. D’ici, Evannah aperçut le vide dans lequel les kirnels peignaient. L’arbre qu’ils avaient dessiné avait laissé place à un voilier qui voguait sur cette mer de cristal.

Lyzel appela son amie et lui fit signe de suivre le groupe. Evannah accourut vers elle, mais ralentit quand elle passa devant ces quartz. Son reflet longeait leur surface et elle crut voir des silhouettes. Elle s’arrêta et contempla l’une d’elles. En effet, elle n’avait pas rêvé. Une forme spectrale de renard flottait et la fixait de ses yeux inexistants. Attendrie, la jeune fille sourit et approcha sa main. Mais Saphir retint son bras et l’écarta.

– Ne touche pas à ces cristaux, lui interdit-il avec son calme glacial. Ils sont remplis d’une énergie qui pourrait t’expulser du haut de la montagne.

Evannah frissonna en pensant que sa vie aurait pu s’arrêter là.

– Pourquoi il y a des renards dedans ?

– Ce sont des kléamyors. Ils naissent dans ces cristaux quand le soleil les touche. Les adultes errent dans ces montagnes.

Evannah regarda autour d’elle et aperçut de grands canidés spectraux se faufiler entre les quartz. Leurs six queues ondulaient au rythme de leur course, chacune représentant la couleur d’un arc-en-ciel. Certains s’arrêtèrent et tournèrent furtivement la tête vers les deux étrangers. Leur crâne était serti d’un joyau jaune qui clignota pour appeler d’autres kléamyors. Les nouveaux venus accompagnèrent leurs camarades dans la descente.

– Ces cristaux produisent une énergie nommée lyess, expliqua Saphir. Elle permet de créer des objets tels que nos collaphones, nos chambres froides, nos lampes…

– Et que deviennent les jeunes kléamyors ? Ils meurent ?

– Ça, c’est tout un débat dans Ibyulis. Des meutes sont persuadées qu’il existe différentes sources d’énergie et qu’on pourrait se les procurer sans faire de mal aux autres espèces.

– Vous avez des véhicules, aussi ?

– Des véhicules ? répéta le yotora en riant. Nous n’avons pas besoin de voitures ! Nous avons nos pattes et nous aimons courir ! Mais d’une meute à l’autre, nous voyageons par téléporteur.

Ce dernier mot provoqua une violente décharge dans les jambes d’Evannah. La tempête de feu se leva, mais l’humaine essaya d’être plus forte qu’elle.

– On aurait pu en prendre un, dit-elle alors qu’une goutte de sueur perlait sur son front.

– Nous n’en avons pas installé en pleine nature, expliqua Saphir. Seules les meutes en bénéficient. Eh, est-ce que ça va ?

Un filet de sang s’écoulait de la narine d’Evannah et se faufila entre ses lèvres. Ses jambes ne la tinrent plus et le yotora la rattrapa avant qu’elle ne tombe à terre. Il la porta jusqu’à l’atelier et aménagea un coin à côté du coffre.

– Oh, mes Gardiens ! s’écria le Marionnettiste, paniqué. Evannah ! Est-ce que ça va ?

– Ça suffit ! Laissez-lui un peu d’air, ordonna Saphir, agacé. Elle ira mieux si vous arrêtez de crier.

– Pardonnez-moi. Vous avez raison, je devrais quitter Clya, le temps qu’elle se rétablisse.

Il s’exécuta et croisa Lyzel qui montait les marches. Comme elle savait gérer l'attaque, Saphir sortit à son tour.

La damorial chercha dans les affaires du Marionnettiste en longeant les vitres qui protégeaient les poupées. Evannah prit une grande inspiration par la bouche pour apaiser sa crise.

– Mes jambes ne me tiennent plus, dit-elle avec angoisse. Il faudrait vraiment qu’on se dépêche.

– Ne perds pas patience, lui conseilla Lyzel qui venait de trouver un mouchoir, tu risques d’empirer les choses. Saphir sait ce qu’il fait et nous sommes bientôt arrivés.

– Je voudrais te croire.

– Mais tu peux me croire !

– « Bientôt », ça veut dire tout et n’importe quoi.

Lyzel lui sourit et tamponna ses narines à l’aide du tissu. Evannah se sentit un peu mieux et se concentra sur les bruits extérieurs. Mais ses pensées se tournèrent vers la délicatesse de son amie. Sa main de chair s’était engouffrée dans ses cheveux et son contact diffusa une délicieuse chaleur qui chassa la douleur.

Evannah et Lyzel sursautèrent quand elles entendirent des aboiements. D’abord, l’humaine crut qu’il s’agissait de kléamyors, mais des voix s’élevèrent. Elle se leva malgré les protestations de Lyzel et passa sa tête par la porte.

Trois yotoras avaient surgi sous leur forme animale. Contrairement à Saphir, deux rameaux de cerf se dressaient sur leur crâne. L’un d’eux s’approcha fièrement du yotora en agitant ses trois queues. Le guerrier était le plus jeune parmi eux.

– Saphir, tu es enfin revenu parmi nous ! s’exclama-t-il. Ta mission ne s’est pas déroulée comme prévu ?

– Ma mission n’est pas encore terminée, Orage.

– Je vois. Et tu es à la recherche du moadrin, c’est ça ?

– Le moadrin ?

– Il y a peu de temps, nous avons entendu les cris d’un lépokyr et nous l’avons flairé dans les montagnes. Silence, Flamme et Vaillance sont partis à sa recherche, de l’autre côté.

Evannah posa son pied sur les marches. Même si Lyzel la retenait fermement, elle ne se débattit pas. Dans un moment comme celui-là, elle ne devait pas intervenir ou Saphir risquerait d’avoir des ennuis. Elle pria pour qu’il sache se sortir de cette situation.

– Où est-elle ? demanda-t-il, intrigué.

– Elle ? reprit Orage. Tu la connais ?

– J’ai dit : ma mission n’est pas encore terminée. Cette moadrin et sa bande ont anéanti mes camarades et Charbon. Je me suis juré de la retrouver et de la tuer.

– Je vois. Elle ne t’a pas facilité la tâche, visiblement. Saphir, nous allons te donner un coup de patte.

– Je n’ai pas besoin de votre aide.

– Bien sûr que tu en as besoin. Nous n’allons pas laisser tes boulets seuls, dit-il en lançant un regard hautain en direction du reste du groupe.

Vexée, Lyzel serra davantage sa prise, mais se ressaisit après avoir senti son amie se crisper de douleur. Evannah désirait absolument réagir, mais aucune ruse ne lui venait à l’esprit. Cependant, Saphir avait l’air de savoir ce qu’il faisait. Le Marionnettiste, qui était devant son âne mécanique, invita les filles à monter.

– Qui sont-ils ? s’enquit Orage.

– Ça, c’est une autre histoire, répondit le jeune guerrier, qui ne supportait pas cet interrogatoire.

– Bien. Tu auras tout le temps de t’expliquer aux Peaux de Pierre après la traque.

Des aboiements retentirent derrière eux. Les quatre yotoras se retournèrent et virent le reste de la bande, qui n’était plus que deux maintenant, poursuivre Iuka et Foudre Bleue. Le lépokyr cria en direction de ses ennemis qui plaquèrent leurs oreilles sur leur crâne et montrèrent les crocs. L’un des guerriers bondit sur Iuka qui lui trancha la gorge. La moadrin esquiva leurs gueules et leurs griffes et atterrit près des chutes grondantes. Dans une position défensive, elle attendit que ses adversaires agissent. Les yotoras l’encerclèrent, menaçants. Mais quand le lapin poussa un long hurlement et que ses yeux devinrent entièrement bleus, ils reculèrent. Les pointes des cheveux d’Iuka crépitèrent et un halo de cette couleur les enveloppa, elle et son lépokyr.

Saphir fixa Orage et murmura leur devise :

Les statues ne saignent pas !

– Pas sous les lames d’une fillette !

Alors qu’il avait à peine terminé sa phrase, Orage esquiva de justesse son ennemi qui enchaîna sur une deuxième charge. Il n’était plus qu’une traînée bleue. Un yotora fut expulsé de la montagne. La tête d’un autre le rejoignit. La lueur fondit sur Orage qui encaissa son coup. Il évita les lames de la moadrin et se retrouva près de la rivière. Dans un grognement puissant, il invoqua la colère du vent. Ralenti, mais pas découragé, Foudre Bleue se jeta sur lui et tomba dans l’eau. Le torrent les emporta, lui et Iuka, et ils disparurent. Saphir secoua sa tête, un peu sonné par le coup qu’il venait de porter.

Le visage d’Evannah se crispait de chagrin. Elle contint ses larmes mais les regards outrés des yotoras montrèrent qu’ils avaient cerné ses pensées.

– Coriace cette gamine ! s’écria Orage. Je comprends mieux pourquoi tu as eu du mal avec elle, Saphir ! Sa Nebula de l’Empreinte y est pour quelque chose ! Je jure que si elle survit à sa chute, on vengera nos amis ! Bon, je suis sûr que tu meurs d’envie de revoir ta meute. Tu en profiteras pour lui raconter le déroulement de ta mission. Ensuite, nous discuterons du cas de tes amis. L’humaine est une sympathisante d’Adandris, visiblement.

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maanu
Posté le 06/06/2022
Oh oh… Ça c’est ce qu’on appelle un plan qui tombe à l’eau. Pauvre lépokyr et pauvre Iuka… Hâte de savoir s’ils s’en sont sortis ;)
Malgré tout, c’est très sympa de voir une autre partie de ton histoire commencer, et de changer de décor après tout ce temps passé sous terre ! On retrouve les plaines fleuries du début, ça fait bien plaisir :)
Et très contente de revoir les kirnels, qui ont l’air d’être de très belles créatures !

Petites remarques en passant :
Pendant la montée, tu dis que Lyzel et Evannah sont dans Clya, puis tu les montres en train d’émerger à l’air libre, et elles ont l’air d’être à pied. Tu devrais peut-être préciser quelque part qu’entre temps elles sont sorties de Clya, pour que ce soit un peu moins déroutant à la lecture ;)

- « Comme vous qui détenez le yotora » → il manque le « c’est »
- « Toute la journée, leur marche se poursuivait parmi les fleurs » → à mon avis, ce serait plus correct de mettre « se poursuivit »
- « Excepté de grands dangers, rien n’agitait autant les maîtres immortels lorsqu’une utopie apparaissait » → j’ai du mal à comprendre cette phrase. Est-ce qu’elle ne serait pas plus claire comme ça : « Excepté de grands dangers, rien n’agitait autant les maîtres immortels que l’apparition d’une utopie » ?
Et est-ce que tu as déjà parlé de cet Axen et de sa femme ? Dans mon souvenir c’était un certain Handor qui avait attaqué les Furies… Est-ce que le fils d’Axen, dont tu parles ici ?
- « sa sœur lui en avait dissuadé » → « l’en avait dissuadé »
- « D’abord, l’humaine croyait qu’il s’agissait de kléamyors », → « crut »

« Cette chanson, le Jardin de Camoren, était un trésor que tout damorial gardait jalousement, l’ultime voix de leur monde » → j’ai trouvé cette partie-là très belle :)

« Les saules éparpillés ressemblaient à des fantômes qui erraient sur les collines » → et ici, très belle description !

Et le Marionnettiste m’a bien fait rire, avec son obsession du jus de tomate à l’huile ^^
DraikoPinpix
Posté le 17/06/2022
Coucou ! J'aime bien lire ce genre de remarques positives (et les coquilles que j'ai pues louper aussi ^^)
En effet, ce chapitre m'a fait du bien aussi : une bonne bouffée d'air frais après être restée dans le noir ^^
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