Chapitre XVII

Par axel
Notes de l’auteur : En prévision de l'arrêt programmé du site plumedargent, j'ai créé un blog sur lequel je continuerai à mettre en ligne cette histoire. Voici l'adresse : http://lesangesmeritentdemourir.wordpress.com. J'espère vous y retrouver

Quand elle y entra, le bar où Arnaud avait donné rendez-vous à Émilie ne trembla pas moins que les murs du bureau quitté quelques heures plus tôt : c’était un des hauts lieux du moment de la détente parisienne, avec sa musique chill, ses fauteuils chesterfield, juste ce qu’il fallait d’alcool dans les cocktails... et soudain Émilie au milieu de tout cela, avec ses yeux rougis par les larmes, ses traits crispés et son envie furieuse de claquer le moindre objet passant par ses mains. Des regards compatissants se tournèrent vers Arnaud quand il lui fit signe puis qu’elle s’installa face à lui.

Un serveur téméraire approcha. Quelques instants plus tard, ils dégustaient une « œuvre d’art » au nom imprononçable, au prix digne des plus grandes salles de vente, mais qui devait être un breuvage magique : au rythme de ses rencontres avec les lèvres d’Émilie, secondé par la musique suave diffusée par des enceintes invisibles, il dénouait chacun des nœuds dont le corps et l’esprit de la jeune femme étaient affectés et rendait à son visage le calme d’un doux matin islandais. Émilie s’illumina même d’un sourire attendri quand elle remarqua la gêne adolescente provoquée par son entrée tonitruante chez l’homme mûr assis en face d’elle. Arnaud, qui lui semblait pourtant être l’archétype même du cadre commercial sûr de lui, la dévisageait d’un air interrogateur et presque craintif. Il resta ainsi un long moment, silencieux, comme s’il craignait de la brusquer.

Plutôt habituée à être rudoyée, Émilie profita au maximum de cette pause élégante et inattendue puis, quand elle estima qu’elle commençait à abuser de la prévenance d’Arnaud, elle prit la parole, d’une voix dont le timbre rivalisa avec la suavité de la musique ambiante :
     « Ton ami, ses problèmes, ils sont graves à quel point ?
     — C’est... c’est grave au point d’être recherché par les flics.
     — “Rien qu’une blague”, disait-il, il voulait “seulement faire une blague”. Je me suis vraiment fait avoir.
     — De quoi tu parles ?
     — Les messages dont tu m’as parlés, ils ont été envoyés avec un téléphone et d’une ligne que Loïc n’utilise plus depuis au moins un an. Ce téléphone a été volé. Loïc n’a rien à voir avec les histoires de ton ami.
     — Pourquoi il m’évite, alors ?
     — Arnaud, Loïc ne vous supporte plus, toi et les autres membres de votre groupe d’anciens scouts. Qu’il se soit impliqué personnellement dans les projets de l’un d’entre vous, c’est tout simplement improbable. Même pour lui nuire. Il ne veut plus entendre parler de vous. Ni de personne d’autre non plus d’ailleurs. »

Émilie narra ensuite sa journée dans le moindre détail : sa fouille des locaux de l’entreprise, le Japon, son abandon de poste théâtral... puis, comme un auteur faisant un peu trop tarder sa révélation finale, elle ne parla de l’homme au tatouage d’ange et ne révéla son identité que quand elle n’eut plus rien d’autre à raconter.

« C’est lui que Loïc traite de “taré”, ajouta-t-elle.
     — Les faux messages ! le colis ! Quel manipulateur !
     — Le colis ?
     — Des bouquins et tout un tas de trucs que ton ancien patron – et mon ancien ami – est censé avoir envoyé à mon pote. J’ai toujours été étonné de cette attention. Maintenant, je sais que j’avais raison de l’être !
     — Le colis ! Je l’avais complètement oublié ça ! Tu sais quoi ? Je crois que c’est moi qui l’ai fait, cet envoi. Le jour où notre usurpateur m’a volé le téléphone, je préparais des expéditions d’échantillons à des clients. Il m’a dit que lui aussi avait des choses à expédier, mais qu’il ne trouvait jamais le temps de s’en charger. Comme le carton était là, dans le coffre de sa voiture, et que je n’étais plus à un près, je me suis proposé de le faire pour lui.
     — S’il a voulu influencer Alexandre, c’est finalement assez logique qu’il l’ait fait en se faisant passer pour un autre : après l’accident, après ce qu’Alex lui a dit, il savait que son avis et ses conseils ne seraient pas écoutés. Et puis, comme Loïc ne donnait plus de nouvelles depuis longtemps, il a dû se dire que personne ne se rendrait compte de l’usurpation. Mais pourquoi voulait-il tant qu’Alex fasse ce foutu pèlerinage ? Excuse-moi, Émilie, je réfléchis à voix haute.
     — Aucun problème. Je comprends, répondit la jeune femme en posant sa main sur celle d’Arnaud, comme pour le rassurer. Cet Alexandre, je suppose que c’est lui qui a des ennuis avec la police ? La destination de son pèlerinage ?
     — Compostelle. Pourquoi ?
     — Le faux Loïc aussi avait un projet de pèlerinage. Mais pas à Compostelle. Il voulait aller en Irlande, à... Newgrange, au solstice d’hiver. Tu connais ?
     — Non. Compostelle, l’Irlande, je ne comprends rien », répondit Arnaud en plongeant son regard désemparé dans celui d’Émilie.

De le voir ainsi, aux prises avec le désarroi, la jeune femme le trouva touchant. Leur instinct les avait incités à se protéger d’oreilles indiscrètes en se rapprochant peu à peu l’un de l’autre, si bien que, le silence venu, ils étaient presque peau à peau. Ils échangèrent un baiser. Si Arnaud n’avait pas été Arnaud, à cet instant précis, il aurait oublié jusqu’à l’existence même d’Alexandre. Mais au contraire, il ne fit rien pour prolonger ce moment de grâce que lui avait offert Émilie : en indéfectible chef de meute qu’il était, à part suivre la piste qui s’était ouverte à lui, il n’était plus capable de rien. Ils quittèrent le bar, firent un peu de chemin ensemble, s’organisèrent un nouveau rendez-vous – rien que pour eux, celui-ci –, puis chacun partit de son côté.

Encore sous le coup de ce qu’il venait d’apprendre, c’était pensif qu’Arnaud retournait à l’hôtel. Dans des rues parisiennes frénétiques, il marchait sans se presser, comme s’il cherchait, par ses pas lents et calmes, à ralentir et canaliser le cours déchaîné de ses pensées. Celui dont l’absence crevait tant les yeux le jour du départ d’Alexandre planait au-dessus de toute cette histoire ! Il en était même à l’origine ! Comment devait-il réagir face à cette information ? Arnaud pesa le pour et le contre de chaque solution s’offrant à lui. Il décida finalement qu’Alexandre devait savoir, sans attendre, bien que cela le bouleverserait. Il prit son téléphone et l’appela. Il eut son répondeur, sur lequel il laissa : « Alexandre, ce n’est pas Loïc qui t’a envoyé le colis et les messages, et qui t’a incité à faire ton pèlerinage, mais Anthony. »

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