Chapitre XVII – Tête d'enterrement

Notes de l’auteur : en plus de sa langue maternelle (l’ondéen), le protagoniste de ce récit emploie de temps à autres le diamarin. Afin de les différencier, les conversations en diamarin sont retranscrites en italiques. Les lecteurs les plus curieux trouveront dans les notes de bas de page une traduction des termes que le protagoniste ne comprend pas.

En revenant du marché, trois jours plus tard, Valère trouve dans son panier une nouvelle lettre anonyme. Il ignore comment elle est arrivée là, et tant mieux : cela signifie que le messager employé par Talma fait son travail avec discrétion. La missive, néanmoins, ne contient que quelques mots :

« Olibée exhume son grand‑père. Dans trois jours, au Valsevent. Le cercueil doit arriver à bon port. Besoin de toi. »

Quelle joie de se rendre enfin utile à la cause ! Mais comment, au juste ?

Le jour du rendez‑vous, Valère doit prendre un omnibus pour rejoindre l’arrêt le plus à l’ouest de Carat : une lande poussiéreuse et dépeuplée. Au terminus, quatre personnes l’attendent déjà aux côtés d’un immense stégosaure de trait. Un jeune Diamisse à lunettes le tient par une lanière.

« Bonjour, Tydée, tente Valère avec timidité. Je ne savais pas que tu étais cornac !

— À mi‑temps, se vexe celui‑ci. On t’a déjà dit que j’étais journaliste, tu es sénile ?

— Nélée, sois gentil avec le nouveau, le gronde Olibée en utilisant son vrai prénom. Toi au moins tu as pu reprendre le travail ! Avec ma jambe pétée, je ne reviendrai pas à la bergerie de sitôt… »

Alors Talma a dû s’assurer que la police ne recherchait pas Nélée, et qu’il pouvait rentrer chez lui… Tant mieux. Olibée se déplace avec une béquille, mais il salue le Pluve d’une vigoureuse tape dans le dos. Valère appréhendait de revoir Ino, mais, à sa grande surprise, celle‑ci a encore tous ses cheveux. La belle le serre dans ses bras en le voyant :

« Merci à toi ! J’ai envoyé paître Garamond… qu’il se trouve une nouvelle bonne !

— Tu vas faire quoi, maintenant ?

— Réaliser mon rêve d’enfance… devenir pleureuse professionnelle ! Tu m’en as donné le courage.

— Oh ! Félicitations », bredouille Valère.

La profession de pleureur est lucrative, honorable… mais également concurrentielle, encore plus que le milieu du théâtre. La carrière d’Ino a peu de chances d’aboutir. Quant à Talma, elle tapote la tête de Valère avec bonhommie ; mais elle se montre vague et pressée lorsqu’il lui demande plus de détails sur leur mission. Valère a à peine le temps d’examiner les alentours que leur cortège funéraire se met déjà en marche.

Le Reg‑aux‑Rois abrite nombre de nécropoles, mais aucune plus belle que le Valsevent. À l’ouest du vaste néant qui entoure Carat, l’interminable gorge s’ouvre dans le prolongement du soleil couchant. Ses parois abruptes chutent à pic sur des dizaines de mètres, si lisses que beaucoup les croient sculptées et polies par une civilisation disparue… Depuis des générations, les Diamisses y creusent leurs tombes ; vu de loin, le défilé rocheux semble criblé d’impacts de balles. Le fond du val, plat et large de cinquante mètres, permet à plusieurs convois de s’y croiser sans déranger l’intimité des cérémonies funéraires.

Mais la splendeur du lieu tient surtout au marbre cipolin qui le constitue. Stries vertes, rainures ocre, veines zébrées d’azur… Le Valsevent reste un époustouflant badigeonnage de strates colorées, fixées dans la pierre pour l’éternité.

Valère, ébloui par ce spectacle, en oublierait presque à quel point il fait tâche dans le paysage. Il a revêtu ce qu’il possédait de moins terne, mais sa chemise bleue fait pâle figure face aux tenues criardes des autres « endeuillés ». Pour cette raison, il s’est rangé en fin de cortège aux côtés de Talma, digne et droite. Olibée, devant eux, ne se laisse pas distancer malgré sa béquille.

« Il a l’air presque guéri, s’étonne Talma. C’est un miracle.

— Non, j’ai demandé à mon démon qu’il accélère sa cicatrisation… C’est la moindre des choses, après ce qu’il a subi.

— Mais tu as “négocié” avec lui, du coup ? Que t’a‑t‑il demandé ?

— De la viande. Je lui ai donné en offrande quelques gigots d’agneau, il avait l’air déçu… je crois qu’il s’attendait à de l’humain. »

Plus loin progresse un grand chariot. Nélée, perché sur son stégosaure, ouvre la marche et tracte la remorque. Le jeune cornac s’agrippe sans peur aux larges plaques osseuses du dos de l’animal. Un léger balancement du torse et des jambes lui suffit pour réorienter la trajectoire de sa monture. Ino, cependant, retient le plus l’attention ; en s’arrachant les cheveux, en martelant la bière de ses poings au risque de la fracasser, en s’agrippant avec un râle désespéré aux roues pour s’y laisser choir… Même Savinien l’accuserait de forcer le trait.

Talma, exaspérée, critique Ino dans son dos :

« Elle en fait des caisses ! Insupportable.

— Il faut bien qu’elle s’entraîne », la défend Olibée qui se retourne.

Ino se met bientôt à ramper sur la caillasse, saisit un silex et menace de s’ouvrir les veines, pour rejoindre l’aïeul dans l’au‑delà. Valère voudrait pouffer, mais le regard noir que lui décoche Olibée l’en dissuade. La pleureuse entame alors un thrène déchirant, en diamarin ; elle doit l’avoir appris phonétiquement, car le résultat tient du yaourt périmé.

« Désolé, soupire Talma. Ino n’a pas été élevée comme une Diamisse, elle se raccroche à ces traditions pour compenser…

— Nous ne pouvons pas nous balader avec un cercueil dans Carat sans un minimum de tristesse, se récrie Olibée. Je tiens à mon κλέος. [1]

— Quelle tristesse ? Ça fait des lustres qu’il mord la poussière, ton ancêtre ! »

Valère range ce mot dans un coin de sa tête. « Κλέος » … La « bonne réputation », sans doute ? Talma dit qu’il maîtrise mieux cette langue qu’il ne le croit, et qu’il devrait se fier à son instinct. Bien que les autres membres du groupe se gaussent souvent de ses fautes d’accord, Valère suit de mieux en mieux leurs conversations. Alors il prépare ses phrases dans sa tête et se lance :

« Olibée, ton nom de famille, c’est “Catréide”… ton grand‑père, ce ne serait pas par hasard Catrée Quatre‑cent‑coups, le héros de la Guerre du Phosphore ? Celui qui a tiré quatre cent coups de fusil lors du siège de Larimarée ? »

Même lui connaît cette histoire qui remonte aux dernières heures de l’indépendance diamisse. Ledit Catrée avait mené au sud un ultime contingent, droit sur la ligne de front. Non pas pour gagner, mais pour verser le plus de sang possible dans les rangs de la République… Un véritable carnage, duquel il s’était relevé plusieurs fois au point de semer la terreur. Mais Olibée, loin d’être fier, se rembrunit :

« Légende urbaine… Son surnom, il le doit aux coups de baïonnettes qu’il s’est pris durant l’assaut. Papa disait qu’à la fin ses entrailles ressemblaient à du hachis… Tellement immonde qu’après la prise de la ville par la Pluvède, le maréchal Noy en personne a versé de quoi l’inhumer dignement. »

Cet héritage glorieux lui pèse. Il n’a pas échappé à Valère qu’aucun membre de la parenté n’accompagne cette équipée mortuaire ; or les Diamisses se rendent à l’enterrement du moindre cousin éloigné, et y dépensent des sommes estomaquantes via un système de tontines. Olibée provient donc d’une famille en conflit. Celui‑ci range dans sa veste mauve le sablier qui pend en talisman autour de son cou, puis se mouche dans son chèche.

Le vent souffle fort aujourd’hui, alors tous les membres du convoi funéraire arborent cache‑nez et lunettes de protection épaisses. Depuis toujours, l’érosion abîme le Valsevent qui se réduit petit à petit en une poussière multicolore. Chaque fois que le mistral revient le balayer, ces particules remontent en nuages de sable et s’incrustent dans les yeux des promeneurs. Aux dires des locaux, ces nuées annonceraient l’arrivée des revenants. De nombreuses batailles ont été livrées dans le Reg‑aux‑Rois, et les guerriers étrangers morts au combat hanteraient le désert. Pour s’en protéger, les Diamisses ont construit leurs sépultures dans cette vallée ; ils comptent sur leurs morts pour bouter ceux des autres.

Par ailleurs des tessons de verre encombrent toute la surface de la nécropole. Faute de moyens, de nombreux Diamisses doivent incinérer leurs disparus, mais au lieu de disperser leurs cendres à tout vent, ils les enferment dans des sabliers portatifs, qui servent d’urnes. Lorsqu’ils doivent honorer les mânes, ils les retournent pour observer une minute de silence… le temps que les restes s’écoulent d’une vasque à l’autre. Mais, avec le temps, ces doubles‑urnes encombrent leurs maisons, et ils finissent par les jeter dans le Valsevent. De temps à autres, Valère sent crisser sous sa chaussure les débris acérés d’un sablier abandonné, mélangés aux cendres renversées.

« Souffle un peu, ἀγάπημα, [2] recommande Olibée à Ino. Tu pourrais te couper, à te tortiller comme ça par terre… Valère, tu aurais un sort contre les écorchures ?

— Non, désolé. Je suis sorcier, pas bonne fée. »

Talma sait qu’il ment, mais ne le dénonce pas. Olibée a une fascination malsaine pour la magie ; Valère ne veut pas utiliser ses pouvoirs à des fins aussi triviales.

Parvenus à l’hypogée sous lequel gît le grand‑père d’Olibée, les jeunes représentants de la Dissidence se signent, et s’inclinent avec respect. Valère étudie le gisant de pierre étendu devant eux : celui‑ci ressemble fort à son petit‑fils de chair. Le stylet du sculpteur en a exacerbé les traits typiquement diamisses : naissance du nez sur un front fort élevé, en une ligne parfaitement droite ; cheveux épais aux boucles soyeuses, arc‑boutement naturel et épaisseur des sourcils…

Sous les clameurs sibyllines d’Ino, les Diamisses s’avancent pour desceller le sarcophage de pierre à coup de burin et ramener le cercueil à l’air libre. Ce n’est qu’une boîte en cageot, nue et laide, mais le bois coûte cher. Talma, Olibée et Valère aident Nélée à jucher le cercueil sur la remorque du stégosaure, puis le recouvrent de guirlandes en feuilles de yucca. Déménager un mort vers une nouvelle demeure n’a rien d’anodin… Valère demande à Talma où ils comptent emmener ce mort, mais elle demeure coite.

Étranges indigènes… mais, quelque part, Valère leur envie ces coutumes. Il faut dire adieu à ses morts. Lors du décès de sa mère, sept ans et demi plus tôt, on ne l’a pas laissé voir le corps. Des âmes bien intentionnés lui ont annoncé qu’elle était partie « pour un très long voyage », sans prévenir. Elle repose sous les Falaises Jaunes de Virgade, et un arbre a été planté à l’emplacement de sa tombe. Mais il ne l’a jamais vu ; Céleste souhaitait partir en Diamisse au plus vite. Faute d’enterrement, la réalité du décès d’Estelle Sceau ne s’est jamais imprimée en lui. Il a passé son enfance à l’attendre ; il l’attend toujours un peu. Alors il se le jure : lorsqu’il aura sa majorité, il retournera en Pluvède. Il visitera son arbre tombal, et il tournera la page.

Lentement, leur procession remonte le Valsevent en sens inverse : vers Carat, loin de la mort. Ils voient quelque fois passer un autre convoi, sans échanger un mot. Seuls les chœurs de pleureurs, au loin, chantent à l’unisson avec Ino.

À mi‑parcours, cependant, se détachent face à eux des silhouettes d’un autre genre. L’horizon vibre sous le vent chaud ; mais Valère voit d’emblée que ces hommes ne portent pas les couleurs bariolées du deuil. Soudain ils se mettent à marcher dans leur direction ; comme s’ils avaient pris le temps de les observer…

D’une torsion de bassin, Nélée appuie sur une des crêtes de sa monture ; le dinosaure s’arrête net et barrit. L’écho de son cri se répercute dans la vallée, comme un avertissement.

« Κυναμολγοί, [3] peste Talma. Les voilà. Dire qu’on comptait les prendre de vitesse… ils ont sûrement posté quelqu’un pour surveiller la tombe. Tenez‑vous prêts à agir ! »

Le cœur de Valère bat fort. Les autres Diamisses se sont eux aussi raidis ; seul Olibée n’a pas l’air surpris. Bien sûr ! S’il a demandé de l’aide à Talma pour inhumer la dépouille, c’est que ces individus veulent s’emparer du cercueil…

Un petit gratte‑papier au ventre mou et aux cheveux en banane interpelle Olibée :

« Salutations, citoyen Catréide, et mes condoléances pour cette perte glorieuse. Ce transfert de sépulture m’a beaucoup étonné… Tu aurais dû me prévenir. »

Valère reconnaît entre ses mains la toque traditionnelle des avocats. Le vent gonfle son large manteau. Derrière ce brave notable, cinq Diamisses hargneux étouffent dans des costumes ternes, exigus pour leurs physiques de gorilles.

Olibée, appuyé sur sa béquille, s’avance pour temporiser :

« J’ai déjà donné ma réponse à ton offre, Δέσποινος Vilplat…

— “Maître” Vilplat suffira, rit celui‑ci de sa propre plaisanterie. Et justement, mon client propose d’aligner trois mille roseilles de plus… Je lui ai fait comprendre ta réticence à vendre la tombe de ton grand‑père à un inconnu.

— Tu veux dire à Élisée Mantodore ? »

L’avoué pianote sur son chapeau avec embarras. Son service d’ordre observe l’escorte mortuaire, vigilant.

« Citoyen, je ne peux ni le confirmer ni le démentir. Le secret professionnel…

— …“ne s’applique pas aux biens non‑mobiles s’il porte préjudice au vendeur”, récite Valère en hélant Vilplat. Tu n’as apporté aucune garantie de la nationalité de ton client, camarade‑Maître. Or, en tant que citoyen du Protectorat, Olibée n’a pas le droit de transmettre ses terres à un étranger. S’il vend cette tombe, l’État peut donc l’écrouer pour trahison… Mais ça, tu t’es bien gardé de le lui dire.

— Camarade, tu es trop jeune pour jouer au procureur, s’énerve le juriste.

— Et toi trop bête », le tance Nélée du haut de sa monture.

Valère devrait se réjouir qu’il le soutienne, mais le moment est mal choisi. Vert de frustration, Vilplat tire de son manteau une liasse de papiers cachetés, et les tend à Olibée :

« J’espérais ne pas avoir à en arriver là », lâche‑t‑il, toute cordialité disparue.

En arrière‑plan, ses gardes du corps ricanent. Valère se rend compte que tous portent un pied‑de‑biche à la ceinture. Talma s’avance enfin et se campe entre l’avoué et Olibée, comme pour le protéger. Le Diamisse lit les documents notariés, puis s’horrifie :

« Mais… c’est impossible ! Ma famille a des droits sur cette tombe !

— Non, citoyen, un usufruit. La concession vient d’être rachetée par mon client. Il possède un droit de regard sur tous les biens qui y sont entreposés. En échange de dédommagements, il peut s’en saisir… »

Vilplat jappe à son équipe de sécurité :

« Au travail, vous ! Ouvrez‑moi cette boîte d’allumettes !

— Un instant, les arrête Talma d’une voix forte. Olibée n’est pas le seul citoyen à s’être fait menacer de la sorte… Mantodore s’empare de dépouilles de la Guerre du Phosphore. Pourquoi ?

— Ce sont des antiquités tout à fait monnayables.

— Ce sont des PERSONNES.

— Des Diamisses. »

Talma fait deux pas pour coller son visage à celui de Vilplat ; il recule par réflexe. Elle le domine de sa taille tandis qu’il sort un mouchoir pour s’éponger le front :

« Tu n’es rien sans ta réputation, et j’ai les moyens de la pourrir, décrète‑t‑elle sans ciller. Mantodore t’abandonnera comme tous les sous‑fifres qu’il a sacrifiés au cours de sa longue carrière. Βάλλ'εἰς κόρακας, Hippolite. Va aux freux. »

Sous‑entendu : « qu’ils déchiquettent ton cadavre ». Il n’y a pas pire insulte, et Talma vient de l’appeler par son prénom. Vilplat pâlit d’un coup et marche à reculons pour se placer derrière ses Diamisses. Elle croit avoir gagné, mais il désigne soudain Olibée et crie :

« Cassez‑lui l’autre jambe. »

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[1] κλέος – « gloire posthume, célébrée par les chansons de geste ou les épopées »

[2] ἀγάπημα – « mon cœur / ma chérie »

[3] Κυναμολγοί – « sales trayeurs de chiens »

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