Martinelle s'était recluse dans sa chambre. L’idée de soutenir les regards des nomades lui paraissait insoutenable. Pourtant elle était censée dormir au campement avec ses gens, pour quitter la ville en même temps que la horde. Immédiatement elle regretta cette retraite… De l’autre côté de sa porte, on se disputait déjà. Lorsque le prince l’avait ramenée en pleurs, les questions avaient fusé.
« La famille royale répondra de cet affront, s’insurgeait Guillonne.
— L'impératrice n’était pas possession de ses moyens, se défendait Durillon. Simple maladresse… Quelque part, elle a traité la princesse comme un des siens.
— Vous parlez sans savoir, protesta Shen. Laissez‑moi obtenir réparation pour cette injustice, mademoiselle de Mandar. Je vous prouverai qu’il reste un peu de décence dans les cœurs des Verlandais. »
Leurs voix bourdonnaient dans le crâne de Martinelle. On la prenait pour une enfant geignarde et indisciplinée… Peut‑être avait‑on raison. Étalée sur le matelas, elle se couvrit la tête du traversin. À son chevet, Sœur Morgane restait prostrée, les mains moites et serrées sur son quadrifix dans un attentisme horripilant. Avec répugnance, Martinelle s’aperçut qu’elle avait souillé la manche de son manteau. Tandis qu’elle l’essuyait et nettoyait son nez d’un mouchoir, la prêtresse au nom saugrenu grimaça :
« Y a‑t‑il, oh ! quelque chose que je puisse faire pour Son Altesse ?
— Partir. Vous semblez plus disposée à me protéger des démons et des sorciers que de ceux qui me veulent véritablement du mal. »
Les yeux de Morgane s’écarquillèrent, humides. Ou peut‑être n’était‑ce que l’eau résiduelle de ses sourcils qui gouttait. Elle s’enfuit vers le boudoir en claquant la porte. Martinelle se reprocha vite de l’avoir ainsi gourmandée. En vérité elle s’était saisie du premier prétexte pour la chasser, car elle ne voulait voir personne.
Pourtant on n’accommoda pas ses caprices bien longtemps. Avant l’aube, elle fut tirée du lit par quelques‑uns des rares serviteurs encore présents au Palais des Pachas. Les yeux bouffis, elle affronta l’air glacé de Chrysée tandis qu’une calèche la ramenait en quatrième vitesse aux faubourgs avec les maigres effets qui lui restaient. Dans cette semi‑obscurité, les couleurs des carrioles se révélaient lentement. Des milliers d’animaux attendaient sous la muraille, en rangs d’oignons, leurs charrettes prêtes à s’ébranler, des cavaliers dressés sur leurs selles. Tous regardaient le soleil qui s’annonçait à travers les nuages. Comble du déshonneur, Martinelle arrivait la dernière. Et elle avait quitté le clan du Sabre sans un mot d'adieu, comme une resquilleuse. On la jeta dans une grande roulotte. Celle‑ci se mit à rouler deux minutes plus tard. Les youyous joyeux des officiers, les piaffements des bêtes, le calvaire de la poussière retournée sur la lande couvraient le crissement des roues. Elle n’osa pas ouvrir les volets de sa fenêtre.
Elle passa plusieurs heures à écouter le boucan que causait la horde sur son passage. La veille au soir elle n’avait point dîné, mais les cahots et les secousses de sa cachette l’encourageaient davantage à cracher dans son seau d’aisance qu’à se nourrir. En quelques heures sa tristesse se métamorphosa en ennui mortel, sa honte en irritation. L’atmosphère confinée de cette caravane l’insupportait, de même que l’odeur d’huile de lin dégagée par ses marqueteries. C’était un logis confortable, où un accumulateur rechargeable alimentait un éclairage phlogistique et dans lequel un valet bienveillant avait déjà placé ses livres. Cependant l’endroit ressemblait trop à la chambre du Palais des Pachas. Martinelle redoutait que cet antre devînt sa prison éternelle, si elle y restait une minute de plus.
D’un coup de poing sur le porche, elle commanda à son cocher :
« Qu'on m'amène un cheval ! »
Elle sortit sur le marchepied, derrière les buffles de trait. L’air la rafraîchit, le soleil de midi la brûla. Elle se sentait vivante. Un serviteur parvint à détacher un destrier sans arrêter la carriole, et l’emmena à son niveau par la bride.
Alors elle sauta en marche sur la monture. Elle crut glisser, se redressa sur la selle malgré la nervosité de l’animal et les cris de ses laquais. Assise en amazone, elle respirait à pleins poumons. L'étalon se calmait. Tout irait bien. Toutefois, vigilance s’imposait pour éviter véhicules et bêtes qui avançaient de tous côtés, et dérobaient à sa vue le moindre paysage. Elle vit au loin ses deux mousquetaires. Ils semblaient discuter avec leurs homologues près d’une autre roulotte qui devait abriter la princesse Guillonne. Du fait de la surabondance d’officiers verlandais dans les alentours, ces soldats n’avaient ni jugé utile de talonner Martinelle, ni remarqué sa sortie pour le moment. Elle en profita pour s’éclipser quelques minutes et explorer tranquillement les alentours.
La horde s’étendait en largeur autant qu’en longueur. On s’y serait cru en plein ciel, dans une volée d’étourneaux. Le sol s'effaçait dans un nuage de poussière où sabots et roues semblaient léviter. Ses grains soulevés lacéraient le visage des voyageurs.
« Vous devriez mettre un châle », ahana la voix du prince Nakht derrière Martinelle.
Enchantée, elle passa au trot pour laisser ce clanneret la rattraper. Il avait belle allure sur son cheval à la robe bais… Ses cheveux ébouriffés, sa cagoule et ses lunettes protectrices en cuir lui donnaient l’air d’un vagabond au grand cœur.
« J’espère ne point vous importuner… On ne vous a point vue ce matin, et je vous croyais souffrante.
— Vous tombez d’autant mieux que je voulais vous parler, sourit‑elle. L’expérience d’hier m’a fait comprendre que si je veux prospérer dans l’Empire, j'ai besoin d'un conseiller politique.
— M’adonner aux puants jeux du pouvoir, moi ? Jamais, ironisa Nakht. Ce sont là affaires publiques… Je leur préfère les vertus de la discrétion. Toutefois, si vous m'invitez loin de la Cour et du paraître, peut‑être saurai‑je vous distraire de vos soucis ?
— Fort bien ! Partageons un chocolat ce soir, s’amusa‑t‑elle. C'est le moins que je puisse faire pour vous remercier.
— De quoi ?
— De la ruse dont vous avez fait preuve pour que je garde la tête haute, susurra‑t‑elle. En détachant mon felnon avant l’irréparable.
— C'est à Hori que vous devriez exprimer votre reconnaissance, soupira le prince d’un air piteux. Je l’ai surpris dehors, à l’ouvrage. Dire que je le soupçonnais d’ourdir un mauvais coup, et que je m’imaginais l’arrêter ! Quelle désillusion pour nous deux, mademoiselle… »
Martinelle faillit en tomber à la renverse. À son silence ébahi, Nakht conclut qu'il pouvait prendre congé et passa au galop pour rejoindre l’avant‑garde du convoi. Avant de disparaître, il se défit de sa cagoule et la lança au vent derrière lui, en criant :
« Pour vos cheveux ! »
Elle se ressaisit à temps pour attraper au vol ce présent, qui la combla. Plus qu'un couvre‑chef, elle avait peut‑être gagné un nouvel allié.
L’appétit lui revint, et elle quémanda un peu de nourriture auprès d’un intendant qui voyageait en chameau. Celui‑ci lui offrit un étrange gâteau graisseux, qu’on appelait « pemmican ». Elle avala sans attrait ce mélange de graisse animale et de viande séchée, pour se remplir l’estomac.
Le reste de la chevauchée lui donna l’occasion de mieux découvrir la Verlande. Il lui fallut du temps pour s’approcher des limites du défilé. Après s’être patiemment faufilée entre les étalons et les bêtes de trait, elle constata qu’ils avaient quitté la grand‑route depuis longtemps. Les voies de l’empire étaient divisées en trois parties, faute d’une largeur suffisante pour le passage de la horde : au centre, l’espace pavé proprement dit, qui suffisait au passage des paysans et des marchands, et de part et d’autre de celle‑ci, deux sentes arides et granuleuses, réservées aux cavaliers qui protégeaient les caravanes des clannerets. Ces bandes de terre n’avaient pas tant été aménagées que foulées, retournées par les sabots au fil des millénaires jusqu’à s’aplatir totalement.
Au‑delà de cette marée humaine, la forêt reprenait ses droits. Entre les cimes des conifères, Martinelle apercevait les neiges éternelles des montagnes de la Torque. Des milliers d’échassiers s’échappaient des arbres, dérangés par le vacarme et la terre qui tremblait. La ville mobile de l’impératrice n’avait rien d’une bande de filous sanguinaires, prêts à tout piller sur leur passage… Pourtant son implacable et ordonnée lenteur impressionnait tout autant qu’une armée en marche. Martinelle ne remarqua ni bûcheron, ni cueilleur venu observer la procession. Le peuple du fief de Chrysée se cachait.
Elle chercha ensuite son felnon. Elle le retrouva la peau du cou pendue aux crocs d’une immense chatte‑lionne, car il peinait à suivre le rythme. Sur la selle nouée autour du dos de la mère, Hori tenait la bride et jugeait les alentours. Une hache étincelait à sa ceinture. En voyant Martinelle qui le suivait en silence, il feignit d'abord l'ignorance. Au bout de quelques minutes, néanmoins, son indifférente fierté fondit et il désapprouva sa présence :
« Votre chaperonne n’est pas avec vous…
— Nul besoin de la redouter, messire, tant que vous gardez vos distances.
— Ce n’est pas pour moi que j’ai peur ! Les félins n’aiment pas l’eau. »
Pourtant ce paltoquet soutenait la comparaison. À l’arrogance du lion, il combinait la méfiance d’un chat de gouttière. On l’imaginait tout à fait habité par l’esprit de Shemesh, ce dieu belliqueux à tête de lynx. C’était d’ailleurs, parmi les Mânes, celui traditionnellement attribué au clanarque de la Hache… Martinelle, qui se rappela de respecter ses croyances à défaut de sa fierté mal‑placée, tenta d’amadouer l’avatar :
« Comme vous prenez soin de vos animaux ! Leur pelage est des mieux brossés.
— Voulez‑vous bien cesser de sympathiser avec moi ? Notre seul lien est un contrat signé par d’autres que nous, s'énerva‑t‑il. En attendre une affinité mutuelle ne nous exposerait qu’à davantage de déceptions.
— Vous m'avez pourtant sauvée, hier.
— J'ai sauvé Shen, maugréa‑t‑il. Il allait nous compromettre avec ses… velléités chevaleresques. »
Elle leva les yeux au ciel. Même les remerciements se heurtaient à la superbe d’Hori ! Par naïveté, elle avait d’abord cru qu’il manquait d'éducation. En réalité, il n’attachait aucun intérêt à leur relation. Cette désinvolture offensait Martinelle, niait son identité. Elle qui avait grandi dans l’espoir d’un bon mariage, œuvré tant et si bien pour plaire !
« Voyons, messire… Nous allons devoir vivre à deux ! Enfin, je veux dire… à trois. Même si le destin ne nous a pas réunis par amour, ne devrions‑nous pas au moins essayer de nous entendre ? Ce serait un avantage…
— …sauf s’il coûte trop à l’un ou l’autre d’entre nous, auquel cas il deviendrait un motif supplémentaire de ressentiment. Il s’agit de rester réaliste. Par ailleurs j’ai toujours préféré mener une vie bien rangée. Certaines de mes relations fonctionnent par intérêt, et d’autres par amitié. Je ne mélange jamais les deux.
— Vraiment ? Il semble pourtant que le prince Shen vous tient pour un ami fidèle, et qu’il est aussi pour vous un moyen bien commode d’intégrer le clan impérial. Dans quelle catégorie le rangez‑vous ?
— Ça dépend, bougonna Hori. Où rangeriez‑vous mademoiselle de Mandar ? »
Faute de pouvoir répondre, Martinelle fit faire un brusque demi‑tour à son cheval.
« Si vous désirez des ragots sur le compte de la famille royale, essayez plutôt de corrompre une soubrette. Bonne journée », le tança‑t‑elle la tête haute, alors qu’elle s’éloignait.
Pourtant sa remarque continua de la hanter toute la journée. Bien qu’elle appréciât et admirât Guillonne, il subsistait entre elles une distance. Chacune redoutait de commettre devant l’autre quelque bourde propre à embarrasser Figuette ou Mandar. Ainsi leur manquait‑il cette liberté de ton qui caractérisait les véritables amitiés.
Au coucher du soleil, la horde s’arrêta pour monter le camp. Martinelle gagna la roulotte de sa demi‑sœur, mais ne lui révéla point l’entretien confidentiel qu’elle avait prévu avec le prince Nakht. Cette intrigue pouvait mal tourner. Il ne fallait pas y incriminer l’héritière du royaume. Tandis qu’elles se promenaient entre les lanternes du campement, Guillonne s’inquiéta :
« Souhaiteriez‑vous passer la veillée avec moi ? Je n’ai pas osé vous importuner hier soir…
— C’est gentil de votre part… Cependant je me sens flapie et compte me coucher tôt. Jamais je n’avais chevauché si longtemps !
— Vous n’auriez pas dû forcer sur votre corps… Reposez‑vous. »
La jeune femme lui fit la bise et s’en alla écouter un joueur de cithare. Les boucles rousses de Guillonne ondulaient derrière son voile, comme un lampion de plus dans ce ciel aubergine.
Sur la lande, les guerriers avaient allumé des feux de camp. Les flancs couchés des bêtes rassemblées servaient de chauffage et d’appuis pour le dos. Famille et amis discutaient de ce qu’ils avaient observé durant leur périple. Quant à leurs seigneurs, ceux‑ci semblaient aussi à l’aise dans les herbages que dans les palais. Les coutumes des clannerets verlandais n’avaient guère évolué en cinq mille ans. Attachés à leur image d’envahisseurs, ils refusaient de se sédentariser. Néanmoins cette barbarie relevait aujourd’hui de l’apparat, de l’esthétique. Si leurs domestiques, leurs esclaves et leurs officiers dormaient à la belle étoile ou dans des tentes, ces nobles nomades s’autorisaient le luxe de carrioles douillettes.
De retour à la sienne, Martinelle découvrit Shen qui l’attendait, adossé au piquet de l’auvent. Les lunettes poussiéreuses qui pendaient à son cou l’attendrirent. Elle voulut lui prêter un mouchoir pour les essuyer, mais n’en trouva aucun dans sa poche. En ce moment, elle perdait tout. Le prince avait attaché non loin son felne personnel, un angora au pelage resplendissant.
Récemment il s’était décidé à en transporter une boîte de dragées partout où il allait, de crainte qu’elle ne manquât de sucre et ne s’évanouît. Elle les accepta de bon cœur lorsqu’il s’enquit de son bien‑être. Puis il présenta une requête inédite :
« Puis‑je vous parler seul à seule ? Pour une fois que votre duègne vous laisse tranquille… »
Martinelle se mordit la lèvre. Désirait‑il l’embrasser ? Un rendez‑vous intime ne manquerait pas de susciter moult interrogations. Pourtant elle ne pouvait souffrir l’idée de désappointer Shen, de dénigrer ses marques d’affection. La présence pesante de Sœur Morgane lui aurait à tout le moins permis d’éviter ce dilemme. Où se trouvait‑elle, d’ailleurs ? Elle n’était tout de même pas restée à Chrysée. Peut‑être boudait‑elle, en attendant que Martinelle la suppliât de lui pardonner. C'était là tactique justifiée. Sans aumônière, elle faisait une proie idéale pour un assassin. Les mousquetaires n’avaient pas dû remarquer la disparition de sa chaperonne. Sans quoi ils l’auraient suivie d’un peu plus près. Le personnel de la horde comportait sûrement un conjureur pour protéger l’impératrice des menaces occultes, mais son identité était gardée secrète.
« D’accord », décida‑t‑elle d’une voix blanche en montant dans la roulotte.
- son châle dans l'église
- sa boîte de peinture
- ses mouchoirs
Morgane serait-elle cleptomane ? Ou bien aurait-elle besoin d'objets ayant appartenu à Martinelle pour faire de la magie bizarre ? D'ailleurs il me semble qu'elle vient d'un pays bizarre.
Après, si ça se trouve c'est pas Morgane, c'est Guillonne. Ou alors c'est un membre de leur escorte, qui les a suivis discrètement dans l'église. Ouais, j'ai quand même des soupçons sur Morgane.
Morgane n'est pas orgélienne de naissance, c'est une pluve. La Pluvède est une république et un ennemi commun de l'Orgélie et de la Verlande (qui sont des monarchies). L'alliance entre les deux pays est motivée par une forte montée des courants démocratiques et révolutionnaires que la République de Pluvède encourage en sous-main.
Néanmoins, Morgane n'est pas DU TOUT fan des autorités de son pays d'origine. Son nom complet, c'est Marie-Morgane Sceau et c'était déjà une sorcière bien avant d'intégrer le clergé carréiste... Or la magie est particulièrement persécutée en Pluvède ; c'est en partie pour cela qu'elle s'est cassée en Orgélie, où la magie est tolérée tant qu'on oeuvre pour la religion carréiste ("meuh non ce ne sont pas des sortilèges, ce sont des miracles, sépapareï"). Les Sceau sont uen célèbre lignée de sorciers et le fil rouge de mon univers : dans chacun de mes récits, il y a au moins un membre de la famille Sceau qui apparaît. Pour "La Troisième Foi", c'est Morgane qui représente la famille.