Le vent s’est apaisé les deux jours suivants, tout comme la pluie. Des rayons de lumières ont transpercé les nuages pour plonger dans la mer. Nous avions repris la route.
Comme on n’avait pas besoin de moi en cuisine, je me suis assise sur le pont, au pied du grand mât, pour ne gêner personne. J’ai ouvert le livre du capitaine et me suis mise à étudier, tranquillement, mais laborieusement. Temolin, également en pause, était assis à côté de moi. Il fumait une sorte de tabac à l’odeur puissante qui agresserait sans doute ton petit nez.
« Tlaloc se ha ido. »
Tlaloc est parti. En deux jours, j’ai su que Temolin ne parlait pas plus espagnol que moi. Nous avons donc essayé de communiquer avec nos maigres connaissances.
« Quien es Tlaloc ? ai-je demandé.
— Un dios. De la lluvia. »
Un dieu de la pluie ? Jamais entendu parler.
Le vieil homme a enlevé son amulette qu’il portait autour du cou et me l’a confiée. Ainsi, ce petit masque en bois muni d’une couronne et de crocs représentait le fameux Tlaloc. Temolin m’a instruit comme il pouvait : il s’agissait de l’un des dieux les plus importants de leur culture.
Avant d’embarquer sur ce galion, Gamine, je n’avais jamais entendu parler des Azteca, ni de leur langue, ni de leurs dieux. À vrai dire, je n’avais jamais pensé qu’un autre peuple vivait dans les Caraïbes avant l’arrivée des Espagnols et des Anglais. J’étais loin de la vérité, je sais, et j’ai honte quand je me souviens de mon ignorance ! Heureusement, cela allait changer.
À la nuit tombée, alors qu’Oeil-de-Pigargue jouait de la guitare pour l’équipage, accompagné de Chimalli qui jouait de la tapitzalli1, je me suis rendue chez le capitaine. Quand j’ai franchi le seuil de sa cabine, je l’ai trouvé à son bureau, penché sur une carte. Il m’a entendu entrer, mais n’a pas levé les yeux.
« Cette lecture, où ça en est ? m’a-t-il interrogée sans cérémonie.
— C’est difficile... Mais ça avance.
— Je vois. Il faut continuer, même si c’est dur. La lecture ouvre à des mondes nouveaux, Adrian. Garde ça en mémoire pour continuer à progresser. »
Je me suis approchée de lui pour jeter un œil à la carte qu’il étudiait. Elle représentait la mer des Caraïbes avec toutes ses petites îles. Bien plus complète que celle de Ferguson, Monteña y avait rajouté des petites îles à l’encre noire et, au regard des calculs qu’il faisait, nous ne tarderions pas à nous diriger vers l’une d’elles. À mon approche, il a eu un mouvement de recul, comme s'il voulait garder une certaine distance. Je dois avouer que je ne le comprenais pas très bien. Parfois, il semblait chercher à se rapprocher de moi. Mais dès que je faisais un pas vers lui, il reculait, comme s'il ne savait pas très bien quelle limite il devait établir entre nous.
J'ai préféré faire celle qui n'avait rien remarqué.
« Je peux vous poser une question ? ai-je tenté.
— Tu es là pour ça, Fowles.
— Temolin m’a parlé du dieu de la pluie chez les Azteca, qu’ils appellent Tlaloc. Pourquoi le navire porte-t-il le nom d’un dieu ? »
Un sourire engageant s’est esquissé sur les lèvres du capitaine. Il s’est redressé et m’a désignée une chaise avant de s’asseoir à son tour.
« C’est toute une histoire que tu me demandes là. Avec mon ancien navire, nous avions abordé un galion espagnol — ce galion espagnol, précisément — et une tempête nous a enveloppés alors que nous nous apprêtions à aborder. Les Azteca de l’équipage y ont vu un signe de Tlaloc, un signe pour leur venir en aide. Il se trouve que, ce jour-là, malgré le temps, nous n’avons perdu aucun homme, et mieux encore, nous avons récupéré le galion, alors que ce genre de navire est presque impossible à dérober. Depuis qu’on a embarqué à son bord, nous avons pillé très peu de navires, car notre nouveau bâtiment était quelque peu endommagé. Mais à chaque fois, Adrian, chaque fois il se mettait à pleuvoir quand on abordait. Alors, quand le moment est venu de renommer le galion, l’équipage a voté pour le Tlaloc à l’unanimité.
— Même les pirates espagnols ?
— Surtout les pirates espagnols ! Ils ne sont pas dans mon équipage pour rien. Tout le monde ici déteste la couronne d’Espagne. Cela leur a permis de nouer une profonde amitié avec les pirates Azteca. Enfin... Presque tous. »
Les traits de Monteña se sont fermés. Je ne sais pas exactement à qui il pensait à ce moment-là, mais je préférais éviter le sujet. D'autres questions plus importantes me taraudaient :
« Temolin m’a dit que son peuple n’était pas des navigateurs. Comment en sont-ils arrivés à voguer sur les mers ? »
Le capitaine s’est penché vers moi pour me tapoter l’épaule.
« Patience, tu le sauras bientôt. Là où nous allons, tu trouveras tes réponses à toutes tes questions. Je sais que ce n’est pas facile de servir un équipage à l’aveugle, sans comprendre ses intentions, mais ne t’inquiète pas : bientôt, tout sera clair. »
J’ai grommelé, puis hoché la tête pour signifier mon accord. Que pouvais-je faire d’autre ? Jamais on ne devait contredire son capitaine.
Ce dernier a tendu la main vers moi, réclamant le livre qui était posé sur mes genoux.
« Et si tu me montrais tes progrès en lecture, Fowles ? »
*
Le Tlaloc a vogué encore trois bonnes semaines avant de retrouver enfin la terre. Nous avons pendant ce temps-là abordé deux navires marchands, l’un rempli de sucre et de café et l’autre de tissus et de peau de mouton. Tu t’en doutes, je me suis illustrée dans ces pillages presque aussi bien que la première fois, consolidant ainsi l’estime que me portaient les hommes. Mais quoi que je fasse, Suarez attirait davantage l'attention. L'équipage n'a pas arrêté de parler de son dernier exploit pendant des jours.
Résultat, quand je le croisais, je ne pouvais m'empêcher de lui lancer un regard noir, celui de Adrian Abyss Fowles, l'œil qui envoie ses ennemis par le fond. Il s'en rendait compte, bien entendu. Alors une tension silencieuse s'est installée entre nous. Mais je doute qu'il ait pu mesurer pleinement le danger que représentait le matelot de cuisine pour ses ambitions.
Je parvenais à présent à communiquer de manière rudimentaire avec l’équipage et je réussissais de mieux en mieux à comprendre leurs paroles. Aussi, il ne m’a pas fallu longtemps pour savoir que Suarez me crachait dans le dos dès que l’occasion se présentait. Il pouvait geindre autant qu’il voulait, Gamine ! Après tout, pour le moment, le pirate qui avait les faveurs du capitaine, c’était moi.
Monteña ? Il m’intriguait beaucoup, c’est vrai. Mais lui, il se contentait de me donner des leçons de lecture ou de navigation, sans se soucier de me mettre davantage au courant de la situation. J’ignorais toujours où on allait et pourquoi on pillait. Mais à son air fermé, je devinais chaque soir son impatience. Là où nous allions — pour sûr ! — nous attendait notre récompense.
Une fois, pendant le souper, je demandais comme je pouvais à Oeil-de-Pigargue s’il connaissait notre cap.
« Je ne peux pas te dire, camarade, m’a-t-il répondu, la bouche pleine. Je sais à peu près où nous nous trouvons, mais il ne communique pas les coordonnées de notre destination, du moins pas aux Espagnols. À la rigueur, il les communique à son second, mais pour le moment, il n’en a pas. Chimalli les connaît, mais il paraît que c’est secret défense. En même temps, je les comprends, les Azteca : moi non plus je ne divulguerais pas comment on se rend au dernier refuge sûr de mon peuple.
— Un repaire, tu dis ?
— Ouais. Tu sais, ce n’est pas à moi de tout t’expliquer, mais sache que là où on va, c’est notre quartier général. Plus que Nassau, à vrai dire ! »
Le Tlaloc ne pillait donc pas pour enrichir Nassau ? Si ce n’est pas le cas, que faisait-il ? Comment se débrouillait-il pour côtoyer les plus grands forbans des Caraïbes s’il ne payait pas la taxe nécessaire aux avantages de la République des pirates ? … Quoi ? Bien sûr, gamine, qu’il fallait payer pour amarrer son rafiot dans la baie de New Providence ! À ton avis, comment a-t-on pu garder ce port stratégique aussi longtemps, hum ? Enfin, peu importe : je devais me rattacher à des certitudes. Et ce qui était sûr, c’est que nous nous dirigions vers une terre qui m’apporterait des réponses.
Même si j'ignorais notre cap, aucun doute que nous venions de pénétrer dans le golfe du Mexique : les prises de pêche étaient bien meilleures que celle que nous faisions dans les Caraïbes et l'eau, plus chaude et moins profonde, faisait tanguer le navire, alourdi par son butin. La veille de notre arrivée, le capitaine s’est montré particulièrement agité, comme si quelque chose d’important l’attendait là où nous allions. Moi-même, j’avais bien du mal à me concentrer sur le nouveau livre qu’il m’avait dit de lire. En plus, celui-là, même s'il était plus court que le précédent, était écrit en espagnol. Je déchiffrais donc les mots à la manière d’une tortue.
« Terre ! » a enfin annoncé Oeil-de-Pigargue du haut du grand mât.
Nous nous sommes rassemblés sur le pont. Une île plutôt petite, portant le manteau de la forêt tropicale, dessinait deux petites montagnes sur l’horizon. Tous les Azteca du navire se sont mis à chanter comme des soldats de retour au bercail. Et c’était bien de cela, Gamine, dont il était question : du bercail.
Une fois l’ancre jetée, on a mis les chaloupes à flot pour embarquer. Je ramais difficilement, pas encore tout à fait remise de mes diverses courbatures dues au voyage. La chaleur, encore plus étouffante qu'à Nassau, rendait également notre tâche laborieuse. À côté de moi, Temolin ramait avec force, poussé par son enthousiasme. Difficile pour moi de tenir la cadence !
Quand mes bottes ont enfin touché le sable, j’ai soupiré de soulagement. La terre m’avait manquée plus que je ne voulais l’admettre. Mais pas le temps de se reposer ! Monteña marchait déjà loin devant. Suarez, avec son regard de charognard, nous a ordonné de porter les tonneaux qui allaient arriver d’ici peu par chaloupe.
« Non ! est intervenu le capitaine en se retournant. Pas pour Adrian, ni pour Chimalli, ni pour Oeil-de-Pigargue. Eux, ils viennent avec moi. Quant à vous, Suarez, je vous fais confiance pour gérer les opérations de déchargement. Tout doit être arrivé au village d’ici ce soir. »
Le charognard a opiné d’un signe de tête, mais à contrecœur. Ah ! Tu aurais dû voir sa tête, Gamine ! Un vrai clébard laissé à la niche.
Guidé par le capitaine et Chimalli, je les ai suivis en compagnie du charpentier qui m’avait paru au fil des jours de plus en plus amical. Alors que nous nous enfoncions dans la forêt, il m’a fait le rapport des dernières réparations qu’il avait faites sur notre navire. C’était vraiment un passionné du bois et de la mer. Il m’a raconté tous les rafistolages du rafiot, de la coque jusqu’à la vigie. Ah ! La vigie ! Qu’est-ce qu’il aimait ce poste !
« Tu vois, camarade, quand je suis là-haut, j’ai l’impression que l’équipage tout entier est en train de manipuler une œuvre d’art. Mon œuvre d’art, même ! Après tout, c’est moi qui en prends soin de ce bateau, non ? Enfin, ne dis pas au capitaine que j’ai dit ça… il n’aime pas trop qu’on lui fasse de l’ombre. »
J’ai souri pour le rassurer, bien entendu, mais assez tristement. Voilà bien quelque chose que La Guigne aurait pu dire. Ça me serrait le cœur de penser à lui…
Il nous a fallu une bonne heure pour atteindre le fameux village. Nous avons suivi un sentier sinueux, tracé par les pas de nombreux hommes, sans être particulièrement large. Nous avons progressé en file indienne derrière le capitaine et c’est moi qui fermais la marche. Une végétation très dense nous noyait. J'avais du mal à respirer. La chaleur, déjà insoutenable, s'accompagnait à présent d'une forte humidité, rendant l'air encore plus lourd. Pour reprendre mon souffle, je levais les yeux vers le ciel et ouvrait la bouche, comme le ferait un plongeur remontant à la surface.
Peu à peu, nous nous sommes enfoncés dans la vallée entre les deux montagnes.
Difficile de croire qu’un village pouvait se trouver ici.
Et pourtant, il était là, Gamine, au creux des deux montagnes, juste là où l'air devenait plus respirable. En le découvrant, je me suis senti soudain comme une exploratrice des siècles précédents à la recherche d’une civilisation cachée. Mais rien à voir avec les habitations rudimentaires et leurs habitants peu vêtus que nous présentent aujourd’hui la plupart des récits d’explorations, non, non !… Devant moi se dressaient des maisons de pierres, des artisans chevronnés et des enfants-lecteurs. Certains murs étaient décorés de fresques gigantesques, représentant des dieux dont j’ignorais le nom. Les femmes revenaient des champs qui surplombaient les deux montagnes, des paniers d’osier remplis de maïs, de blé ou de plantes inconnues.
Bien entendu, ce peuple ne vivait pas exactement comme leurs ancêtres : les Européens avaient laissé sur eux leurs marques. Ils portaient tous des habits européens, sauf les femmes qui semblaient se passer de corset. Ils pratiquaient des activités et cultivaient des denrées que l’on ne trouvait pas chez eux avant la venue des premiers conquistadors.
Depuis quand vivaient-ils là ? Je ne sais plus. On me l’a dit, mais je l’ai oublié.
Quand ils nous ont vus arriver, nombreux étaient ceux qui venaient serrer la main du capitaine. Il portait le même teint qu’eux, il parlait leur langue, bref, il faisait partie de cette communauté. Dans ma tête, les choses ont alors commencé à se mettre en ordre : notre dernier butin était pour eux. Tout ce qu’on leur apportait représentait des denrées qu’ils ne pouvaient pas produire.
« Nonantzin ! »
Monteña s’est soudain précipité vers une femme qui se tenait debout au bout de l’allée, l’air sévère, une canne à la main. Quand il est arrivé à sa hauteur, il l’a prise dans ses bras sans retenue. Elle lui a rendu son étreinte en fermant les yeux, comme si elle ne pourrait jamais le serrer assez fort. Contrairement aux autres villageoises, elle semblait plutôt grande. Ses longs cheveux noirs se divisaient en deux côtés : l’un tressé, l’autre relâché. Une expression froide, un regard déterminé, des rides qui apparaissaient au coin de ses lèvres, voilà à quoi elle ressemblait. Difficile de lui donner un âge. C’est Oeil-de-Pigargue qui m’a informée bien plus tard qu’elle avait une cinquantaine d’années bien ancrées.
Une fois les retrouvailles terminées, la femme s’est rendu compte de ma présence. Elle a posé sur moi son expression sévère avant de murmurer au capitaine des paroles inaudibles, mais clairement réprobatrices. Un Anglais, ici ? Pour eux, sans doute, j’incarnais le loup dans la bergerie.
Mais Monteña, ne prenant pas compte des propos qu’elle lui tenait, m’a fait signe d’approcher, ignorant l’expression protestataire de la femme. J’ai avancé lentement vers eux, me tenant droite. Quelque chose me disait qu’il était important de la convaincre.
Elle avait l’allure d’un chef, Gamine.
« Adrian, a commencé Monteña quand je suis parvenue à leurs hauteurs, je te présente Itztli, la protectrice de cette communauté. »
J’ai incliné la tête en signe de salut. Mais la femme est restée silencieuse, me considérant de la tête au pied, puis s’attardant sur mon visage.
« Bienvenue dans notre vallée, a-t-elle fini par lâcher d’une voix écrasante. Pourrais-tu enlever ton bandana, je te prie ? Nous aimons connaître le visage des nouveaux arrivants.
— Je crains que ce soit impossible, madame. Mes profondes cicatrices risqueraient de vous effrayer. »
Elle a haussé les sourcils, surprise de ma réponse. Un frisson m’a parcouru la nuque. Merde ! Elle aussi, elle n’était pas dupe.
« Mon fils me dit que tu t’es illustré pendant le voyage. Je t’en remercie. Grâce à toi, nous avons récupéré du gros sel pour conserver notre viande. »
Son fils ? En voilà une information intéressante !
« Je ne fais que servir mon capitaine, madame. Mais sachez que c’est l’effort de l’équipage tout entier qui a permis de venir en aide à votre communauté.
— Alors, joins-toi à nous ce soir. Tous ceux qui s’illustrent sur le bateau d’Aztlán ont une place à notre conseil. »
J’ai approuvé en fronçant néanmoins les sourcils. Aztlán ? Voilà un nom que je n’avais encore jamais entendu pour désigner le capitaine. Portait-il un nom d’emprunt, comme cela se faisait souvent chez les pirates ?
Le capitaine et Itztli se sont éloignés tandis que les premiers pirates revenaient de la plage, chargés de notre butin. Oeil-de-Pigargue, Chimalli et moi, nous les avons aidés à distribuer les biens aux différents foyers du village. J’ai alors fait face à des sourires reconnaissants, à des étreintes inattendues. Je n’avais jamais connu ça, Gamine, et je dois dire que j’en avais les larmes aux yeux.
*
À la nuit tombée, j’ai suivi les hommes qui se dirigeaient vers la maison la plus importante du village. Une fois à l’intérieur, me voilà dans une grande salle aux murs peints de mille couleurs. Un foyer brûlait en son centre, où le craquement des flammes et la dispersion des braises relevaient les teintes vertes et rouges des fresques. Que représentaient-elles ? Des êtres très anciens, si anciens que le Temps lui-même les a oubliés. Ces êtres avaient la peau verte, rouge ou bleue, et se distinguaient par des arcs, plumes et masques. Fascinée, je suis passée devant chacune d’elles, alors que tous les autres s’attablaient déjà autour du feu. Trop concentrée à observer ces hommes à plume, je ne me suis pas aperçue que le capitaine et notre hôtesse m’épiaient depuis leur table.
J’ai fini par prendre place entre Suarez et Temolin. Le premier m’a adressé un regard froid quand le second m’a tapoté l’épaule. Le sanador a ensuite pointé du doigt mon autre épaule, pour savoir comment elle se portait à présent. Je lui ai mimé un signe de satisfaction : elle était complètement guérie.
Nous avons tous mangé à notre faim et dans la bonne humeur. Mais à la fin du repas, certains membres de notre équipage ont été entraînés par des hommes et des femmes du village prédisposés à leur offrir le logis et la compagnie. Plusieurs femmes sont venues solliciter le binoclard dans ce sens, mais le contremaître s’en est agacé : il voulait choisir lui-même. Son dévolu s’est alors arrêté sur une jeune fille à peine plus âgée que moi, qui avait offert le logis à un autre pirate. Suarez s’est imposé fortement auprès de ce dernier, jusqu’à ce qu’il lui cède sa place. La jeune azteca a donc entraîné le contremaître à contrecœur, sous le regard désapprobateur d’Itztli. Elle a secoué la tête, puis désigné le pirate à son fils qui lui a alors murmuré quelque chose à l’oreille. Son mécontentement n’a fait que s’accentuer.
Bientôt, il ne restait dans la grande salle que Chimalli, Temolin, Oeil-de-Pigargue, le capitaine et moi. Le silence, progressivement, s’est installé. Quand la porte s’est refermée sur le dernier invité à partir, la mère du capitaine Monteña a pris la parole.
« Nous avons eu des nouvelles de notre informateur à La Havane. Nos craintes ont malheureusement été confirmées : l’homme que nous cherchions est mort. »
Les quatre hommes ont soufflé, exaspérés. De qui parle-t-il ?
« Ne perdons pas espoir, a repris le capitaine. Il existe probablement un autre moyen d’obtenir l’information qu’il nous manque.
— Ah oui ? Et comment ? Tous ceux qui étaient dans le secret sont morts !
— Pas tous, a corrigé Itztli, il reste le charpentier.
— Mais on ignore où il se trouve. Peut-être est-il mort, lui aussi !
— Il faut essayer quand même, a répondu le capitaine. »
J’ai interrogé Temolin du regard, mais le vieillard semblait méditer l’information. Je me suis alors tournée vers le capitaine, qui a capturé mon attention.
« Laissons ça pour l’instant, a-t-il repris. Ce soir, nous accueillons un nouveau membre : souhaitons la bienvenue à Adrian, qui a prouvé sa valeur par son incroyable talent de tireur. C’est aussi la première fois que notre équipage recrute un pirate anglais. J’ai toujours dit que je souhaitais engager des matelots directement concernés par notre cause, donc nécessairement Aztèque ou Espagnol. Mais parfois, il faut savoir accepter les exceptions. Après tout, les pirates anglais n’apprécient pas plus la couronne d’Espagne que nous, puisque comme l’Angleterre, elle pille et exploite les innocents. J’ai également décidé de former Adrian au poste de second. Cela ne veut pas dire qui le deviendra nécessairement, mais je fonde de bons espoirs en lui. Je vous prierai cependant de ne pas ébruiter cette information au-delà de ces murs : il s’agit d’un accord confidentiel. »
À l’écoute du capitaine, je me suis crispée. Comment pouvait-il annoncer ça de but en blanc ? Les hommes me connaissaient à peine. Ils pouvaient très bien ne pas m’accepter comme tel !
Chimalli et Oeil-de-Pigargue ont froncé les sourcils. Ils ne s'y attendaient pas non plus.
« Et Suarez ? a fini par lâcher le charpentier.
— Il a encore toutes ses chances. Mais je nourris des doutes sur ses intentions. Et puis, même si c'est bien moi le capitaine du Tlaloc, la dirigeante de ce village doit avoir confiance en mon bras droit si jamais il m'arrivait quelque chose. Et son opinion, pour l'instant, comment dire...
— Plutôt crever, a craché Itztli. Ce rustre se croit tout permis quand il vient ici. Il est autant impliqué dans notre cause que ne l’est le roi d’Espagne ! »
Personne ne l'a contredite. Moi-même, j'ai appris à bord que le binoclard n'était pas particulièrement apprécié des marins azteca. Quand Monteña m'avait parlé de la difficulté de certains Espagnols à nouer d'amitié avec les Azteca, je suppose qu'il parlait de lui...
« Quoi qu’il en soit, a repris ce dernier, Adrian ignore tout de notre entreprise. C’est aussi la première fois qu’il rencontre notre peuple. Il ignore donc tout de nos objectifs.
— Vraiment ? »
La matriarche s'est approchée de moi et a penché ses pommettes ridées vers les miennes tout en s’appuyant sur cette vieille canne qui ne la quittait jamais.
« Je t’ai vu observer nos dieux. Comment les trouves-tu ?
— Étranges, ai-je répondu instinctivement, mais fascinants. »
Elle s’est tournée vers Temolin, qui n’avait pas prononcé un mot. Elle lui a adressé quelques mots en nahuatl. Il lui a rétorqué avec beaucoup d’entrain, posant de nouveau sa main sur mon épaule comme pour répondre de moi. Tandis qu’il parlait, Itztli a hoché la tête à plusieurs reprises. Quand elle a de nouveau orienté son attention vers moi, ces yeux de feu m’ont jaugée.
« Temolin me dit que tu es un brave. Il pense même que Tlaloc veille sur toi. C’est un dieu bien capricieux, crois-moi. Il lui en faut beaucoup pour qu’il accorde sa protection à un mortel. Enfin ! Si Aztlán te considère comme l’un des nôtres, il vaut mieux que tu connaisses toute l’histoire. »
Itztli s’est assise près du feu, remuant les braises avec sa canne. Son visage se confondait dans les flammes et seuls ses yeux parvenaient à les transpercer. Les autres ont fait silence comme le font les dévoreurs d’histoires quand ils s’apprêtent à entendre le plus beau des contes, déjà entendu maintes et maintes fois. La conteuse a alors laissé s’échapper les premiers mots de son récit dans un souffle de braise.
1Flûte en argile ou en bois que les Aztèques fabriquaient eux-mêmes. Elle est souvent décorée avec des images de leurs divinités.