« Il y a bien longtemps, quand le Mexique s’appelait encore l’Anahuac, le Monde unique, les anciens racontaient que Quetzalcoatl, le serpent à plumes, avait quitté un jour la terre pour s’aventurer sur la mer en direction de l’est, croyant rejoindre Tonatiuh, le dieu soleil. Il a promis à son peuple de revenir un jour, et son peuple a attendu. Mais le mois des pluies revenait encore et encore, et jamais on ne l’a revu. Tous ceux qui l’avaient connu sont devenus poussière et son départ est devenu une légende, mais une légende à laquelle on croyait tous. »
« Alors, quand les Espagnols sont arrivés de l’Est, nos pères et nos mères ont cru que c’était le serpent à plumes qui revenait, ou du moins ses émissaires. Ils rapportaient enfin du royaume de Tonatiuh des richesses inestimables ! Les nôtres les ont donc accueillis comme tel : le Uey Tlatoani, Motecuzoma second du nom, a envoyé ses ambassadeurs rencontrer le messager de Quetzalcoatl. Mais nos pères et nos mères se trompaient lourdement, car celui qu’il prenait pour le serviteur de serpent à plumes n’était autre que le redoutable Hernán Cortés, conquistador au service du Royaume d’Espagne. »
« Ce premier contact n’annonçait rien de bon : les Espagnols se sont présentés à nos ambassadeurs avec des armes étranges, qui crachaient du feu, suscitant la fascination de nos pairs. Mais tout ce que les explorateurs venus de l’Est cherchaient, c’était à impressionner notre peuple pour mieux le soumettre. Ils ont osé brandir leurs fusils au nom de la paix et les nôtres, bercés trop longtemps par les histoires, ont été assez stupides pour les croire. »
« Cortés aimait le sang, à n’en pas douter, mais ce n’était pas un idiot. Quand il a compris que Motecuzoma le prenait pour le serpent à plumes, il a joué avec perfection le rôle du messie destiné à régner sur le peuple. »
« Les ambassadeurs lui ont alors offert de l’or et des pierres précieuses en guise de présent, révélant ainsi à l’ennemi des richesses qu’il convoitait. Obnubilé par ce qu’il venait de recevoir, Cortés a voulu à tout prix rencontrer Motecuzoma et se rendre à Tenochtitlán, ville qu’aujourd’hui les Espagnols appellent Mexico. »
« Après avoir fondé la ville de Veracruz et après avoir décimé Cholula, faisant passer ce massacre auprès de l’Uey Tlatoani comme le déferlement de la colère de serpent à plumes, Cortés a gagné Tenochtitlán. Motecuzoma, toujours persuadé qu’il était un dieu, l’a accueilli avec les honneurs appropriés. L’Espagnol en a profité pour lui demander davantage d’or et il a exigé que l’on retire de la ville toutes les statues de nos dieux, afin de les remplacer par une chapelle dédiée à cette divinité encore inconnue : la Vierge Marie. Notre peuple a alors commencé à considérer les prétendus émissaires de Quetzacoatl d’un mauvais œil, mais Motecuzoma, lui, est resté aveugle. »
« Les soldats espagnols, reçus le soir même dans le palais de notre empereur, ont découvert avec grande surprise une pièce secrète où se trouvait un immense trésor. Rien à voir avec les richesses que les royaumes d’Europe possédaient, non, non ! Il s’agissait de richesses plus importantes. Rubis, émeraude, statues dorées, bijoux inestimables… pour les Espagnols, il ne faisait aucun doute qu’ils avaient affaire à un peuple puissant. Cortés a pris peur. Peur que les Azteca finissent par les assassiner. »
« Et ses craintes étaient fondées : il a reçu une missive de Veracruz qui lui a informé que la ville avait été attaquée par des chefs aztèques. Au même moment, d’autres navires espagnols s’apprêtaient à jeter l’ancre sur la côte est. Pas pour venir en aide à Cortés, non, non ! Mais pour le punir. Punir d’être devenu traître au roi en faisant passer son enrichissement personnel avant celui de la Couronne. La colère et la peur l’ont donc décidé à prendre l’Uey Tlatoani en otage et à quitter Tenochtitlán pour régler ses affaires. Avant son départ, il a laissé une partie de ses troupes derrière lui pour garder les pleins pouvoirs sur la ville. »
« Mais les Azteca sont un peuple téméraire, très téméraire ! C’est pourquoi certains d’entre eux ont voulu profiter de l’absence du conquistador pour passer à l’offensive. Leur empereur se trouvant loin, il n’y avait plus personne pour croire encore que Cortés était un émissaire de Serpent à plumes. Seulement, leur plan a été déjoué par les troupes encore en place. Pire encore, les soldats venus de l’Est ont répliqué en massacrant femme et enfant. Mais s’ils espéraient que cet acte infâme leur permettrait de contrôler les nôtres, ils se trompaient : les Azteca se sont rebellés plus encore. »
« Quand Cortés est revenu à Tenochtitlán, il a tenté de mettre fin au désordre en libérant Cuitláhuac, le frère de Motecuzoma. Grave erreur du conquistador ! Une fois libre, le frère de l’Uey tlatoani a rassemblé les rebelles avec l’aide de son fils, Cuauhtémoc, celui qui fond comme un aigle sur l’ennemi, et ils ont encerclé les Espagnols, prisonniers du palais de Motecuzoma. Ce dernier, pour avoir fait confiance à Cortés, a été écarté du pouvoir et remplacé par Cuitláhuac. »
« Parle à ton peuple ! a sur-le-champ ordonné le conquistador à Motecuzoma. Mais dès que l’ancien uey tlatoani s’est présenté au balcon, on lui a jeté des pierres jusqu’à ce que l’une d’elles lui devienne fatale. Enfin, ça, c’est ce que les Espagnols ont affirmé. Moi, je pense que c’est plutôt eux qui lui ont porté le coup de grâce, déguisant leur meurtre en lapidation ! »
« Il ne reste plus qu’une issue pour les hommes venus de l’Est : combattre pour quitter la ville. Mais s’il faut partir, ce ne sera pas sans l’or. Ils se sont emparés de tout ce qu’ils ont pu dans la pièce secrète : or, bijoux, pierres précieuses. Mais la salle était encore bien pleine après leur départ. Ils ont attaqué les Azteca, les poches pleines de joaillerie, provoquant un véritable désastre. Très peu d’Espagnols ont survécu, mais Cortés est parvenu à s’échapper avec une poignée d’hommes. »
« Fiers de leur victoire, les Azteca pensaient être débarrassés des conquistadors pour de bon. Mais vous savez, parfois, l’ennemi peut avoir des alliés sans visage. Dans leur fuite, les soldats venus d’Europe avaient laissé derrière eux un fléau qui n’avait encore jamais foulé les terres du Monde unique. Ce fléau, nous le savons aujourd’hui, c’était la variole. Cuitláhuac en est mort, et son fils, Cuauhtémoc, a pris la tête d’un peuple affaibli par la guerre et la maladie. »
« Mais Cortés, porté par sa cupidité, par son orgueil, par ses désirs sanguinaires, préparait pendant tout ce temps sa revanche. Il s’est allié avec les Tlaxcaltèques, ennemis jurés des Azteca. Ensemble, ils ont assiégé de nouveau Tenochtitlán et sont parvenus à leurs fins : Cuauhtémoc, dépassé, a abandonné les armes. »
« Cortés a ensuite ordonné à ses hommes de prendre tout le trésor, de le ramener à Veracruz, et de le mettre sous haute surveillance. La cupidité lui faisait perdre la tête. Sa raison gravement altérée, il était certain que les Azteca cachaient d’autres trésors. Il a soumis Cuauhtémoc et ses plus proches alliés politiques à la torture. Aucun ne lui a donné de réponse. Peut-être n’y avait-il pas d’autre trésor, tout simplement, et peut-être que nos ancêtres ont été torturés pour rien. »
« Cortés a fini par lâcher l’affaire quand il a entendu parler des grandes richesses de las Hibueras, que d’autres Espagnols, avant Cortés, avaient renommé la région du Honduras. Fou d’or, le conquistador a décidé de poursuivre son expédition par la terre. Mais, cette fois, il n’a pas fait la même erreur : il a emmené avec lui les trois chefs Azteca pour garder le plein pouvoir sur Tenochtitlán pendant son absence. »
« Alors qu’ils progressaient difficilement dans la forêt luxuriante de ce pays méconnu, la folie de Cortés et sa frustration face à l’or toujours introuvable se sont retournées contre l’uey tlatoani. Cortés, sous l’influence de la langue fourbe de la rumeur, a un jour accusé Cuauhtémoc de fomenter un complot contre lui. Il l’a torturé pour le forcer à avouer. Nul ne sait si ces rumeurs étaient fondées. Certains d’entre nous pensent qu’il s’agissait d’un prétexte : le conquistador voulait se débarrasser de Cuauhtémoc. »
« Le dernier uey tlatoani a été pendu au bord d’une rivière. Avec la mort de l’aigle qui fond sur l’ennemi, le peuple Azteca est mort avec lui. Il ne reste aujourd’hui des enfants du Monde unique que quelques âmes égarées, malmenées par la couronne d’Espagne, écartées de ses croyances profondes, réduites à l’esclavage. »
« Voilà, jeune homme, telle est notre histoire. Et nous, le peuple de la vallée, nous sommes leurs derniers descendants, ce qu’il reste de leur fierté ! »