« Alexandre, réveille-toi, c’est notre tour. »
Quand Louise, vingt-deux ans seulement, mais déjà zadiste expérimentée, vint réveiller Alexandre, quadragénaire fourbu, vers minuit, il eut envie de l’envoyer se faire voir. Mais il se contenta de lui demander :
« Tu peux me rappeler, déjà, pourquoi on doit se lever à une heure pareille et crapahuter dans le noir ?
— Crapahuter ! lui lança Louise avec un air mi-amusé, mi-dépité. Si on... crapahute, comme tu dis, dans le noir, en pleine nuit, c’est pour prendre notre tour de garde, l’ancien. »
Elle lui lança un regard qui en disait long sur ce qu’elle pensait de lui, quelque chose du genre : « Mais qu’est-ce-que ce type fait là ? »
Ils grimpèrent jusqu’à l’une des plateformes aménagées dans les arbres, puis se mirent, plus silencieux encore que les feuilles mues par le vent, à observer les sentiers qui rampaient dans leur champ de vision. Disséminées çà et là, d’autres équipes comme la leur surveillaient les frontières de l’immense terrain qu’ils protégeaient du projet de construction d’un parc d’attractions. La sensibilité complotiste de certains militants aurait aisément pu faire passer ce maillage d’yeux pour une précaution excessive. Pourtant, au vu des derniers évènements, cette surveillance était devenue capitale et exigeait une attention à toute épreuve : depuis quelque temps, des milices favorables au projet s’étaient arrogé un pouvoir de répression plus féroce que celui des gendarmes eux-mêmes.
Faisant une entorse à sa mission, Alexandre quitta l’horizon des yeux pour observer Louise. Il ressentait le doute éprouvé par cette jeune femme aux allures d’adolescente à son égard. Elle faisait partie du groupe dont Théo avait planifié le trajet et l’installation. Un peu plus maline que les autres, ou tout au moins plus intuitive, elle s’était méfiée d’Alexandre dès le premier jour, mais n’avait cependant pas su convaincre les autres de le laisser sur le bord de la route.
Soudain surpris par un bruit, Alexandre quitta sa coéquipière des yeux pour apercevoir aussitôt, soulagé, la silhouette d’un cerf.
« Alors, l’ancien, les cerfs te font peur ? Mais bon, je suppose que ça ne serait pas arrivé si tu surveillais les chemins au lieu de me surveiller moi », lui lança Louise, agacée. Alexandre préféra ne pas répondre : depuis maintenant presque deux semaines qu’ils les subissaient, les remarques de celle qu’il appelait la « gamine » le laissaient de marbre. Et puis, il ne pouvait pas vraiment lui en vouloir : malgré sa sympathie pour leur combat, et bien qu’en d’autres circonstances il aurait pu embrasser leur cause, il devait admettre qu’il se servait de Louise et de ses compagnons pour atteindre Théo et Vincent. Lui qui pensait les trouver dès son arrivée à Roque avait rapidement déchanté, tant la ZAD était immense. Ses deux cibles pouvaient être n’importe où ! Alors, il s’était installé avec la « gamine » et ses amis, faisant tout son possible pour mener ses recherches sans éveiller les soupçons. Bien sûr, il participait aussi à la vie de la communauté. Étonnamment, chaque fois qu’on lui attribuait une corvée, Louise faisait équipe avec lui. À croire qu’elle commençait à l’apprécier.
« Fouillez sa tente, Louise est certaine que ce type nous cache quelque chose. Et je commence à croire qu’elle a raison. »
Sans avoir besoin de plus d’instructions, Simon et Clara entrèrent dans la tente d’Alexandre. À l’extérieur, droit comme un piquet, les bras croisés, Hugo, qui venait de donner cet ordre, attendait les résultats de la fouille, espérant de tout cœur pouvoir bientôt se moquer de la paranoïa proverbiale de Louise. C’était lui qui avait insisté pour prendre Alexandre sous leur aile, et l’idée d’avoir laissé entrer dans leur groupe un flic, un gendarme ou pire, un milicien, lui était insupportable. Et Louise ne le lui pardonnerait pas !
« Louise, j’aimerais participer davantage.
— Alexandre ! on est censé rester silencieux quand on monte la garde.
— C’est vraiment important pour moi, tu sais.
— D’accord, mais qu’est-ce-que ça veut dire “participer davantage” ? »
Alexandre avait entendu parler d’un gros coup en préparation, et il n’imaginait pas Théo et Vincent manquer un truc pareil. Il devait en être !
« L’opération de sabotage des machines, sur la base de vie du chantier, je veux faire partie de l’équipe. »
Louise, prise de court, préféra se taire. Quel culot Alexandre avait eu ! En faisant une telle demande, il reconnaissait implicitement avoir laissé traîner une oreille indiscrète. Si Louise répondait, et quelle que fût la réponse, elle confirmait l’existence de l’opération.
« Louise ?
— Tais-toi ! Écoute, je... je... Bon, peut-être, on verra. Je vais voir ce que je peux faire ! »
« Alors, ça !
— Clara ? interrogea Hugo, tendu.
— Ce n’est pas vraiment ce que j’imaginais trouver, mais... c’est quand même très intéressant », annonça fièrement Clara en exhibant ses trouvailles : les cahiers volés chez Théo.
Simon la suivit de peu, pas moins fier avec la lettre et les photos volées au presbytère entre les mains. Hugo examina ces découvertes, les fit remettre à leur place, puis, blanc comme un linge, ordonna :
« Clara, relève Louise : c’est le signal convenu avec elle en cas de recherches fructueuses. »
En revenant à sa tente, comme il faisait encore nuit, Alexandre voulut retourner se coucher aussitôt. Mais Hugo l’attendait :
« On a discuté de toi avec Louise... et c’est d’accord pour l’opération de sabotage.
— Génial ! c’est quand ?
— Tu verras bien. Tiens-toi prêt, c’est tout. »
Jamais Alexandre n’avait reçu invitation plus glaciale. Mais au moins, il avait obtenu ce qu’il voulait. Restait maintenant à préparer les retrouvailles avec ses deux cibles. Improvisateur inventif, on lui avait un jour dit qu’il était très efficace avec le couteau sous la gorge, mais il craignait cette fois que ce ne fût pas qu’une image. Il passa alors le peu d’heures nocturnes qu’il lui restait à imaginer divers scénarios, pour en venir, finalement, à la conclusion que le mieux serait de faire échouer l’opération de sabotage : la police les arrêterait tous d’un coup, lui, Vincent et Théo ; et tant pis pour tous ceux qui seraient pris avec eux. Il pourrait ainsi plaider son innocence en même temps que la culpabilité de Vincent. Bien qu’il n’eût rien trouvé de probant dans les cahiers de Théo, certaines pages offraient à ses yeux des mobiles plus que crédibles.
Il aurait aimé avoir l’avis d’Arnaud, mais il n’était plus en mesure de le joindre depuis que Louise lui avait pris son téléphone, « par sécurité ». Sentant qu’elle aurait volontiers mis son nez dedans, il avait pris soin de l’éteindre au moment de le lui confier.
À force de songer à ce sale nez paranoïaque, Alexandre crut avoir causé son apparition quand, dès l’aube, alors qu’il n’avait réussi à dormir que deux petites heures, il vit l’organe honni se faufiler dans l’entrebâillement qui se créait à l’entrée de sa tente : Louise venait déjà le chercher pour accomplir une nouvelle corvée. Cette tâche matinale fut suivie de beaucoup d’autres, Louise lui trouvant toujours un travail à faire, travail qu’elle supervisait immanquablement, le suivant comme son ombre, une ombre chétive et malingre mais implacable et « flippante ». La gamine ne lâcha l’ancien que quand le soleil ayant sans doute un peu pitié de lui décida de se coucher enfin.
Alexandre crut à une mauvaise blague de son subconscient quand la plus belle femme dont il eût jamais rêvé s’exprima soudain avec la voix de Louise : « Alexandre, le sabotage, c’est maintenant. » Il ouvrit les yeux et la pulpeuse silhouette de rêve s’estompa pour laisser place à celle, famélique, de Louise. À genoux, penchée sur lui, elle le secouait. Soudain elle éructa : « Dépêche-toi, sinon on part sans toi ! », puis elle sortit.
En observant Alexandre rejoindre le petit groupe prêt à partir, Louise éprouva une grande satisfaction : son harcèlement et ses « mauvais traitements » avaient donné le résultat escompté, la création d’un véritable zombie qui la suivrait n’importe où sans poser de questions ; et en effet, lorsque la bande se mit en route, Alexandre, épuisé, marcha docilement, tête baissée, se guidant à la vue des talons de Louise.
Subitement, la jeune femme accéléra le pas, forçant sa créature à relever la tête. Aussitôt, le zombie vit sa maîtresse disparaître derrière un halo de lumière qui avançait vers lui à toute vitesse. Le halo l’empoigna et le plaqua contre un arbre, puis le lâcha si brusquement qu’il faillit s’écrouler au sol. La douleur et l’adrénaline lui désembuèrent l’esprit, et Alexandre redevint Alexandre.
Il se redressa et dévisagea son agresseur :
« Théo !
— Tu connais ce type, Théo ?
— Oui, Louise, je le connais. Je l’ai même hébergé ! Il allait à Compostelle. Comme tu t’en doutes, je l’ai un peu malmené. Mais il avait du répondant et ça m’a plu. Alors, on a beaucoup discuté. Et beaucoup bu ! Putain ! j’en reviens pas ! si ça se trouve, il n’a jamais été pèlerin ! »
Ne sachant trop comment réagir, Théo chercha de l’aide du regard auprès de ses compagnons. Équipé d’une frontale, ses mouvements de tête nerveux les éclairèrent tous tour à tour. Alexandre en profita pour évaluer l’adversité. Bien sûr, il y avait Louise, mais aussi Hugo, Simon et trois autres gars qui devaient être venus avec Théo ; et puis il y avait Vincent ; autour d’eux, des arbres, partout, et aucune trace de la base de vie. Il ne faudrait pas compter sur les flics !
En apercevant le visage d’Hugo, Alexandre se rappela une phrase écrite par Théo à propos de ce garçon : « C’est un gars inoffensif, profondément pacifiste, et je crains qu’il ne soit pas capable de faire ce qu’il faut si jamais ça chauffe. »
Alors, espérant faire jouer en sa faveur ce caractère affable, espérant aussi réfréner la violence de Théo et Vincent, il tenta :
« Hugo, connais-tu vraiment tes amis, Vincent et Théo ? Sais-tu à qui tu as associé ton groupe ? Ce sont des meurtriers !
— Mais qu’est-ce-que tu... ? Espèce de... ! s’écria Théo, indigné.
— À Vézelay, Vincent agresse un prêtre, et dans la nuit, un moine est assassiné ; au Puy-en-Velay, j’ai vu Vincent se diriger vers la cathédrale et vu Théo l’en extraire avec force, et, là encore, dans la nuit, un meurtre a été commis.
— Donc, chaque fois, tu étais là, toi aussi, non ? nargua Louise.
— Crois-moi, gamine, Théo a une bonne raison de haïr l’Église.
— Je vois, tu as fouillé chez moi et chez mon père, et tu crois tout savoir, tout comprendre. C’est ça ? Si j’avais voulu la mort d’un curé, c’est mon géniteur que j’aurais choisi ! et je l’aurais fait de mes propres... »
Voyant Vincent se jeter sur Alexandre et l’empoigner, Théo se tut et agrippa son ami pour le tirer brusquement en arrière. Qu’auraient pensé les autres s’ils l’avaient vu se déchaîner sur leur accusateur ? Qu’il avait raison, bien sûr ! et cela, il ne le permettrait pas, car Théo savait que si Vincent était effectivement un homme violent, sa violence était celle d’un homme simple et frustre explosant toujours de façon animale au vu et au su de tous, et certainement pas celle d’un psychopathe calculateur et froid œuvrant dans l’obscurité et le silence de la nuit.
Brutalement projeté en arrière, Vincent déchira une poche du blouson d’Alexandre. Dans les faisceaux des lampes jaillit alors un petit objet qui retomba aussitôt aux pieds de Théo. C’était la vieille pièce en argent donnée à Martin la nuit de son test et trouvée par Alexandre là où le jeune homme l’avait perdue, au Puy-en-Velay, sur une marche de la chambre de torture. Théo la ramassa, l’examina, puis :
« Où as-tu trouvé ça ? Regarde, Vincent, c’est la pièce d’Elias !