Chapitre XVII : Le porteur de feu

Notes de l’auteur : Ce chapitre est long, mais il s'agit de l'avant dernier chapitre et il raconte la véritable histoire d'Ignis. Le dénouement est proche

Ignis marchait depuis des lustres en quête d’une terre pour son peuple. Fuyant les raids ravageurs des hordes de l’Est, il avait pris la tête d’un petit groupe d’hommes et de femmes suffisamment fous ou désespérés pour l’accompagner dans son périple. Ils avaient traversé monts et vallées à la recherche d’un endroit habitable, mais n’avaient trouvé que des sommets enneigés, des plaines rocailleuses et des champs marécageux. La maladie décimait leurs rangs et leurs réserves de nourriture étaient épuisées depuis longtemps. Et par-dessus tout, l’espoir leur manquait.

Il ordonna aux siens de faire halte à l’orée d’une forêt. Ils firent aussitôt un grand feu pour se réchauffer du froid mordant. C’était bien la seule chose qui leur restait et qui les aidait à tenir, mais pour encore combien de temps ? Ignis était obnubilé par ces flammes, leur danse envoûtante ainsi que le réconfort qu’elles procuraient venaient le bercer durant ses longues nuits glaçantes. Alors que le soleil était couché depuis longtemps et que les siens dormaient paisiblement, il partit chercher du bois pour ranimer les braises. Cette nuit-là, il ne trouvait pas le sommeil. Quelque chose le titillait au plus profond de son âme. Une idée qui lui avait parcouru l’esprit depuis plusieurs jours déjà. Et si ce feu était un signe ? Et si quelque chose ou quelqu’un veillait sur eux au travers de ces flammes ? Il revint au campement avec le bois et le jeta dans le brasier avant de s’agenouiller et de serrer ses mains en fermant les yeux.

— Si quelqu’un m’entend, je vous en supplie, faites que l’on nous vienne en aide, murmura-t-il.

Il répéta cette phrase encore et encore et, lorsqu’il rouvrit enfin les yeux, le feu s’était totalement éteint. Pris de panique, Ignis se précipita pour souffler sur les braises. Il s’arrêta net lorsque son regard se porta sur l’horizon. En contrebas dans la vallée, il aperçut un amas de flammes flotter dans les airs à travers le blizzard. Il se releva et massa ses paupières pour être sûr que la fatigue ne lui jouait pas des tours, mais les flammes étaient toujours là. Elles prirent peu à peu une forme vaguement humaine et la silhouette qui en émergea tendit le bras dans une direction. C’était un col escarpé entre deux sommets, pourtant Ignis sut que c’est là qu’il devait aller. La silhouette repris alors la forme d’une sphère et fonça dans sa direction. Il se couvrit le visage avec ses bras en se préparant à l’impact, mais les flammes passèrent à côté de lui pour venir reprendre leur place dans le foyer, dans le même état où Ignis les avait laissés avant de commencer sa prière.

Le lendemain matin, il expliqua sa vision aux autres membres de sa tribu en leur montrant la route à suivre, mais ces derniers ne le crurent pas. Pire, ils se montraient plutôt réticents à continuer leur périple.

— Nous t’avions suivi, car nous croyions en un avenir meilleur, s’exclama l’un d’eux. Au lieu de ça, nous n’avons trouvé que le froid et la mort.

— Ce col marquera notre fin à tous, ajouta un deuxième.

— On aurait dû rester chez nous et ne pas en partir, renchérit un autre.

— Et vous seriez tous morts à l’heure qu’il est ! Répondit Ignis. Ou bien vous l’auriez été à la prochaine lune ! Quel intérêt de vivre une vie où nous devons nous cacher en permanence ? Où chaque soir risque d’être le dernier parce que le chef d’une tribu locale aurait jeté son dévouement sur notre village. J’ai demandé de l’aide et l’on m’a répondu. Si vous croyez également qu’un meilleur avenir nous attend à l’Ouest, alors je suis sûr que vous aussi vous verrez le signe que j’ai vu.

— Moi, je te crois, Ignis ! Affirma Kalyn. Je sais que tu ne nous mentirais jamais.

C’était encore une enfant et l’une des plus jeunes du groupe. Pourtant, elle ne s’était pas plainte une seule fois depuis leur départ. Voyant qu’ils n’avaient pas vraiment d’autres solutions, le groupe finit par accepter et ils se mirent en route vers le col.

La fatigue et le froid les ralentissaient et ils progressaient lentement entre les monts enneigés. Le plus dur était la faim, elle les tiraillait sans cesse. Ils s’arrêtèrent une nouvelle fois pour la nuit en trouvant refuge dans une grotte. L’air y était humide et glacial et les plus jeunes grelottaient sous leurs peaux de bête. L’on fit donc un feu à l’entrée, mais cette fois la fatigue le rattrapa et Ignis s’endormit rapidement. Il fut réveillé au beau milieu de la nuit par quelqu’un qui le remuait frénétiquement.

— Ignis… Ignis… Murmura Kalyn. Je l’ai vue moi aussi ! C’est une femme magnifique.

Ignis se releva en vitesse en fronçant les sourcils. Une femme ? Il n’avait pourtant rien vu de tel. Il tourna la tête vers l’entrée de la caverne et revit la silhouette de la dernière fois. Celle-ci semblait, en effet, plus humaine. Il plissa les paupières pour essayer d’y distinguer le corps d’une femme et, sous ses yeux, la silhouette changea pour prendre peu à peu une forme féminine. Tout comme la dernière fois, elle leva le bras dans une direction sans dire un mot puis les regarda avant de retourner dans le foyer. Il n’en était pas sûr, mais il aurait juré qu’elle lui avait souri.

— Tu vois, dit-il à Kalyn. C’est notre signe. Une déesse veille sur nous.

Dès le lendemain, en suivant la direction que leur avait indiquée la déesse, ils trouvèrent un ruisseau qui n’était pas totalement gelé. Une famille de sangliers était en train de s’y désaltérer. Ignis rassembla les guerriers encore en état de chasser et ils encerclèrent leurs proies avant de fondre sur elles en un éclair. Ce jour-là, pour la première fois, depuis longtemps, toute la tribu mangea à sa faim.

Par la suite, les apparitions se firent de plus en plus nombreuses à mesure que les autres membres de la tribu se mettaient à apercevoir des signes au travers des flammes. Désormais, chaque soir, un temps de prière était organisé par Ignis autour du feu de camp pour remercier Pyra pour sa protection. Car c’est ainsi qu’il l’avait baptisé, Pyra. Il trouvait que ce nom lui allait bien. Ils continuèrent leur périple en suivant ses indications et, plus ils progressaient, plus le climat devenait doux et la terre chaleureuse. Les forêts enneigées et les vallées rocailleuses avaient laissé place à des plaines verdoyantes parsemées de rivières cristallines. La nourriture ne manquait plus, car il n’avait qu’à se baisser pour cueillir toutes sortes de baies et le gibier pullulait dans ces champs. Ils firent une dernière halte pour la nuit à proximité d’un ruisseau et Ignis sut qu’ils avaient atteint leur but.

— Ne vous l’avais-je donc pas promis ? Dit-il aux siens ce soir-là. Ne vous avais-je donc pas parlé d’une terre riche et verdoyante ? Regardez ces collines et ses champs qui s’étendent jusqu’à l’horizon. N’a-t-on jamais vu pareille splendeur de là où nous venons ?

— Tu as raison, répondit l’un des anciens. Pardonne-nous d’avoir douté de toi. Nous te remercions de nous avoir guidés jusqu’ici.

Ignis secoua la tête.

— Ce n’est pas moi que vous devez remercier. Remercions tous Pyra qui nous a indiqué le chemin.

Ils se mirent tous en cercle autour des flammes en se tenant la main et entamèrent une prière.

Cette nuit-là, Ignis ne trouva pas non plus le sommeil. Comme à son habitude, il laissa son esprit se perdre dans l’aura envoûtante des flammes. Celles-ci s’envolèrent alors vers le ciel et prirent la forme d’une femme qui redescendit avec délicatesse dans sa direction.

— Tu y es presque. Dit-elle.

Ignis resta sous le choc, c’était la première fois que Pyra lui parlait et sa voix était étonnamment douce et chaleureuse.

— Par-delà cette colline, tu trouveras l’endroit idéal où ton peuple pourra s’établir.

— Cela, veut-il dire que nous ne nous reverrons plus ? Demanda-t-il avec inquiétude.

Pyra lui sourit.

— La raison pour laquelle tu m’as appelée est, en effet, terminée. Mais tant que vous croirez en moi, je continuerai de veiller sur vous.

Ignis s’agenouilla.

— Ne pars pas ! L’implora-t-il. Mon peuple a encore besoin de toi.

— Est-ce vraiment ton peuple qui en a le plus besoin ?

Ignis hésita à répondre.

— J’ai besoin que tu restes à mes côtés, avoua-t-il. Tout seul, je ne saurais être sûr que le chemin que j’emprunte est le bon.

Pyra s’approcha de lui et posa une main sur sa joue. Les flammes ne lui brûlèrent pas le visage, au contraire, elle avait la main chaude comme celle de n’importe quel humain.

— Et dis-moi, Ignis, pourquoi ferais-je une chose pareille ?

— Parce que vous en avez autant besoin que moi.

Pyra sembla faussement irrité.

— Te voilà, bien arrogant pour quelqu’un qui n’a rien à offrir.

— Je peux vous offrir ma vie et bien plus encore, répondit-il.

Elle se pencha délicatement et déposa un baiser sur ses lèvres.

— Me promettras-tu de ne jamais m’abandonner ? D’être avec moi jusqu’à la fin ?

— Pour toujours, dit-elle dans un murmure.

Elle recula de quelques pas.

— Au fait, Pyra est un terrible nom. Mais je vais le garder, après tout, c’est toi qui l’as trouvé.

Elle lui sourit une dernière fois avant de disparaître de nouveau et de retourner dans le foyer.

Comme promis, ils découvrirent l’emplacement idéal pour établir leur colonie. Ignis décida de baptiser leur cité Aurora pour signifier leur nouveau départ. Il leur fallait faire table rase du passé et tout reconstruire de zéro. Ils se mirent donc au travail, et très vite des habitants de la région ainsi que d’autres tribus nomades vinrent les rejoindre. Leur nombre ne cessa d’augmenter, et en quelques décennies à peine, leur hameau devint un village puis une ville et enfin la capitale d’un royaume prospère. Pyra était la seule déesse vénérée et aimée par toute la population. Bien sûr, une expansion aussi rapide ne se fit pas sans violence. Des heurts éclatèrent avec des villes voisines. Ignis s'avéra alors être un brillant chef de guerre, il réussit à protéger les siens et à soumettre les tribus locales une à une sous l'autorité d'Aurora.

Les années passèrent avec Ignis en tant que roi. Son peuple était heureux et sa cité rayonnante. Mais le poids de l’âge fini par rattraper le jeune chef. Sa santé devint de plus en plus fragile, il ne commandait plus ses armées et ne sortait que rarement du palais. Pyra, quant à elle, restait toujours aussi radieuse que lors de leur première rencontre. Elle arborait à présent une apparence tout à fait humaine et aimait se balader dans le palais ou dans les rues de la cité à la vue de tous. Un beau jour, alors qu’il était pris d’une violente quinte de toux et que tous ses médecins lui annonçaient la fin, elle vint à son chevet. 

— Va-t’en, tu n’as pas besoin d’assister à cela, dit-il en l’apercevant.

Ne l’écoutant pas, Pyra fit signe aux médecins de quitter la pièce. Ils s’inclinèrent et obéirent sur-le-champ. Dès qu’ils furent partis, elle alla s’asseoir au bord du lit.

— Je ne peux pas te laisser en te sachant mal.

Ignis leva le bras et Pyra lui serra la main.

— C’est terminé, dit-il. Sache que je suis le plus heureux des hommes de t’avoir rencontré.

Pyra lui lança un sourire plein de mélancolie.

— Ne dis pas n’importe quoi, rien n’est terminé.

Elle lui donna alors un petit talisman en bois.

— Je l’ai façonné comme les humains le font, dit-elle. Sans user de ma magie.

Le talisman représentait une sorte de torche, mais les traits étaient tellement grossiers que l’on aurait dit qu'un enfant en était à l’origine. Ignis laissa échapper un rire.

— Quoi ? Dit Pyra en rougissant. Il n’est pas excellent, je sais, mais je ne le trouve pas si mal.

— Au contraire, il est parfait, répondit Ignis en le mettant autour de son cou.

— Tu verras, dit-elle. Ce talisman te protégera de tout ce qui cherche à te faire du mal. Grâce à cela, plus jamais tu n’auras à craindre quoi que ce soit.

— Malheureusement, je doute que même une déesse ne puisse battre la mort.

— Repose-toi. Tu verras le résultat.

Elle quitta la pièce, le laissant seul dans sa chambre. Ignis passa une très bonne nuit, comme il n’en avait pas connu depuis longtemps. À son réveil, il se sentait débordant d’énergie. Il s’habilla en vitesse et sortit faire un tour en saluant gardes et domestiques sur son chemin. Tous lui jetaient un regard étonné, voire quelque peu effrayé. N’en comprenant pas la cause, il retourna dans sa chambre et attrapa un miroir. Il faillit le lâcher sous le choc lorsqu’il se regarda. Son visage et son corps étaient redevenus ceux qu’il avait lors de ses jeunes années. Alors qu’il était en train de tâter ses joues, Pyra entra dans la pièce.

— Je vois que tu es en meilleure forme, dit-elle.

— Que m’as-tu fait ?

— Je t’ai dit que ce talisman te protégerait de tout ce qui pouvait te nuire. La vieillesse en fait partie.

Ignis laissa échapper un rire et lança le miroir qui se brisa contre le mur avant d’attraper Pyra par la taille et de l’embrasser avec fougue.

C’est ainsi que le règne d’Ignis se poursuivit. Le royaume d’Aurora devint très vite un empire agrandissant ses frontières comme aucun autre ne l’avait fait jusque-là. Aurora devint certainement la plus grande ville que le monde n’ait jamais connue, et avec Pyra, il en était le seul maître. Bien sûr, quelques voix s’opposèrent à lui, mais Ignis sut se montrer magnanime et pragmatique lorsque la situation le requérait. Cependant, le poids des années continuait à s’accumuler sur ses épaules et ce qui lui avait d’abord semblait être une bénédiction devint très vite un fardeau. Ignis ne pouvait plus se passer du médaillon qui, en plus de le protéger, augmentait grandement ses capacités physiques et cognitives. Lorsqu’il l’enlevait, ne serait-ce que quelques heures, il se sentait aussitôt dépérir et la douleur insoutenable qu’il ressentait le poussait à le remettre. Au fond de lui, il sentait qu’il était mort depuis longtemps. Il n’était qu’un cadavre maintenu en vie par les pouvoirs de Pyra. Il lui en avait déjà parlé à plusieurs reprises, mais elle ne voulait rien entendre et cela le désolait.

— Combien de fois faudra-t-il que je te le dise !

Les gardes sursautèrent lorsqu’Ignis, hurlant de rage, renversa un brasero dans la salle du trône.

— J’en ai plus qu’assez d’être ton esclave ! J’aurais dû mourir cette nuit-là !

— Tu m’as fait promettre d’être avec toi pour toujours ! S’offusqua Pyra.

— Je ne le pensais pas de façon littérale, grommela-t-il. Aucun humain ne devrait vivre aussi longtemps.

— En quoi cela est-il un problème ? Dit-elle. Tout le monde t’admire et te respecte.

— Laissez-nous ! Cria-t-il aux gardes qui décampèrent sans demander leur reste.

Dès qu’ils furent partis, il reprit :

— Il n’est pas souhaitable pour le peuple qu’une seule personne garde le pouvoir pendant tant d’années.

— Et qui le prendra si tu n’es plus là ? Ton empire s’effondra et ils s’entretueront pour prendre ta place.

— La faute à qui ? Pourquoi, après plus d’un siècle, je n’ai toujours aucun héritier !

Pyra ne dit rien, la colère se lisait sur les moindres traits de son visage. Toutes les flammes dans la salle commencèrent aussitôt à vaciller.

— Pardon, je ne voulais pas…

Il voulut s’approcher pour la serrer dans ses bras, mais Pyra recula.

— Si je ne suis pas suffisamment bonne pour toi, retourne donc au bordel pour engrosser toutes les putains de la cité, dit-elle froidement.

— Ce n’est pas ça…

— Tu pensais que je ne serais jamais au courant, sans doute. Mais je ne t’en veux pas. À force de vous côtoyer, j’ai appris à connaître le cœur des hommes. Il est normal que celui-ci flanche après tant d’années. Même de ceux les plus intègres… Mais je te préviens, si tu oses avoir un enfant avec une autre, alors ils mourront tous les deux sous tes yeux.

— Eh bien, tue moi dans ce cas ! Je ne t’appartiens pas et je n’ai plus envie d’être de ce monde.

Pyra ne l’écouta pas et se dirigea vers la sortie.

Depuis ce jour, sa relation avec elle ne fit que s’empirer. Les années se succédèrent de nouveau en filant à toute vitesse. Avec l’âge, Ignis avait complètement perdu la notion du temps. Il voyait tous ses conseillers et généraux vieillir puis mourir les uns après les autres dans l’indifférence la plus totale. Sa mémoire lui jouait souvent des tours et il confondait en permanence les visages. Il lui arrivait parfois de faire des cauchemars en pleine nuit et de se réveiller à l’aube trempée de sueur. Enfin, lorsque son esprit s’égarait, il se demandait ce qu’était devenue Kalyn, bien qu’il n’eût pas la moindre idée de qui il s’agissait.

Durant ces années, l’empire continua de s’étendre toujours plus au nord et le nombre d’adeptes de Pyra ne fit qu’augmenter. Mais quelque chose avait changé dans son culte. Ses adeptes ne la vénéraient plus comme une déesse protectrice. Elle n’était plus la femme porteuse du feu sacré censée les guider dans l’obscurité. Au contraire, elle était désormais une déesse féroce, réduisant ses ennemis en cendres sur le champ de bataille et jugeant les pécheurs pour leurs fautes. Tous les autres peuples du continent qui vénéraient des divinités différentes étaient considérés comme des païens et livrés en offrande aux flammes. Ignis ne savait pas vraiment dire quand cela s’était produit, il semblait que conquêtes après conquêtes, le comportement de Pyra devenait plus froid, véhément et colérique.

— Il nous faut attaquer avant l’hiver, proposa un général.

— Avons-nous suffisamment de légions ? Demanda Pyra.

— Plus d’une dizaine, la seule inquiétude réside dans leur dieu.

— Je m’occuperais de Nix, il ne sera pas une menace. Après cela, Gelterre sera enfin à nous.

— Et après quoi ? Demanda Ignis depuis le haut de son trône. Toujours plus de terres ? Toujours plus de sacrifices ?

— Je ne fais qu’apporter la paix en unifiant le continent, répondit Pyra. Tâche que tu as trop souvent délaissée ces dernières années.

— De quelle paix parles-tu ? Tu ne fais qu’accroître ton pouvoir en sacrifiant tous ceux qui s’opposent à toi.

— Comment oses-tu ?! Je fais ce qu'il doit être fait pour sauver cet empire, tandis que toi, tu passes tes journées enfermées au palais. Pendant que tu te morfonds sur ta position de roi, des fanatiques saccagent mes temples les uns après les autres.

— J’ai demandé à ce qu’ils soient faits prisonniers, dit-il.

— Ce n’est pas cela qui les arrêtera. Ces chiens ne comprennent que la force.

— Ah oui ? Et depuis quand Pyra la protectrice est-elle devenue un tyran ?

— Depuis que tu es devenu un lâche.

Ignis soupira avant de se lever.

— Je ne sais plus lequel de nous deux a perdu la raison.

Il quitta la salle les laissant à leurs préparatifs.

Ignis était fatigué. Il avait beau tout essayer, il restait prisonnier de ce fichu médaillon que Pyra lui avait offert il y a des siècles maintenant. Il se demandait même si elle-même ne l’avait pas oublié. Ce cadeau, qui reflétait autrefois son amour pour lui, n’était maintenant plus que le poids de sa haine.

Par curiosité, ou peut-être juste pour tuer l’ennui, Ignis souhaita rendre visite aux fanatiques en question qu’il avait faits prisonniers. Il n’avait pas mis les pieds dans ses prisons depuis plusieurs décennies et ne savait plus vraiment qui il y avait fait enfermer. À vrai dire, avec tout ce temps passé au pouvoir, il s’était peu à peu détaché du peuple. C’étaient le plus souvent ses plus proches conseillers qui gouvernaient à sa place et qui étaient le mieux au courant des derniers événements de la cité. Il demanda à voir les prisonniers et les gardes se regardèrent, l’air quelque peu embêtés.

— Eh bien quoi ? Je vous ai donné un ordre, il me semble.

Ils finirent par l’accompagner jusqu’à une rangée de cellules. Dans chacune d’elles, il n’y avait que des cendres.

— On a bien essayé de…

Ignis l’arrêta d’un geste de la main.

— Ce n’est pas la peine, dit-il.

Il savait très bien qui avait fait cela. Il quitta la prison et se mit à arpenter les rues d’Aurora. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas quitté le palais et ce qu’il y vit dans sa ville le désola. Les prêtres faisaient leurs prêches dans les rues, n’hésitant pas à battre en public ceux qu’ils ne jugeaient pas suffisamment investis dans les cérémonies communes. Il assista à l’exécution publique d’une mère et sa fille qui avait commis pour seule faute celle de dire que son enfant était aussi beau que Pyra. De vastes statues dorées à l’effigie de la déesse trônaient sur tous les édifices alors que la misère était visible à chaque coin de rue.

Ignis ressortit horrifié de sa promenade. Il était choqué que tout cela puisse se passer juste sous son nez depuis déjà de nombreuses années sans qu’il ne s’en soit jamais rendu compte. Les Hommes s’étaient égarés, et ils avaient entraîné Pyra dans leur folie. Dès lors, il se trouva un but : mettre fin au culte de Pyra. Où tout du moins le modifier en profondeur pour qu’elle redevienne celle qu’il avait toujours connue et toujours aimée. Il n’y a que comme cela qu’elle comprendrait enfin sa peine et le libérerait de ses chaînes.

Ignis commença donc par réduire grandement le pouvoir des prêtres. Il se mit à contrôler leur nomination et à préférer ceux plus modérés et plus proches des préceptes initiaux qu’il avait lui-même créés. De manière générale, il s'intéressa à nouveau à la politique et à la gestion d’Aurora qu’il n’avait que trop longtemps déléguée. Le nouveau courant qu’il créa commença à se répandre tout doucement, mais il eut surtout pour effet d’affaiblir celui de Pyra. Pour la première fois, les habitants de l’empire voyaient l’occasion de critiquer le culte de Pyra et ses pratiques honteuses sans risquer d’être torturés et condamnés à mort. Bien sûr, cela ne manqua pas de déplaire à la déesse.

— Qu’as-tu fait ! Cria-t-elle en l’attrapant par le col.

La nuit était tombée depuis longtemps et hormis quelques gardes, le palais était désert.

— Je nous sauve tous les deux en te ramenant à la raison.

— Imbécile, ne vois-tu donc pas qu’à cause de tes folies, ton peuple se détourne peu à peu de moi.

— Ils se détourneront de ce que tu es devenu, mais ils seront heureux de retrouver l’ancienne Pyra, celle que j’ai connue.

— Celle que j’étais il y a des siècles était faible et pathétique. Maintenant, ils me respectent et me craignent.

— Oui, ils ont peur de toi, car à leurs yeux, tu n’aspires plus que le dégoût et l’horreur.

Pyra hurla de rage et toutes les flammes de la place s’éteignirent. Elle leva la paume de sa main vers le visage d’Ignis et celle-ci s’enflamma. Leurs regards se croisèrent et il ne lut dans ses beaux yeux rouges que de la rage et de la tristesse. Pyra baissa son bras et déclara la voix brisée :

— Me hais-tu donc au point de vouloir ma mort ?!

Ignis ne réagit pas, n’arrivant pas à croire que c’était la même femme qu’il avait un jour aimée. Voyant qu’il ne répondait pas, Pyra quitta la pièce avec hargne sans se retourner.

Plus les protestations face au culte de Pyra se faisaient entendre et prenaient de l’importance, et plus la déesse semblait dépérir. Son visage était devenu terne, sa chevelure rousse flamboyante virait au gris et son tempérament était incontrôlable. Tout l’irritait et il lui arrivait de piquer des crises en pleine nuit sans raisons. Ses cris s’entendaient alors dans tout le palais jusqu’au petit matin.

Ils ne se parlaient plus, Ignis trouvait maintenant de quoi s’occuper dans la gestion de son empire. En secret, il attendait que ses pouvoirs aient suffisamment diminué pour enfin se débarrasser du médaillon sans ressentir la douleur insoutenable qui l’obligeait à le remettre en permanence.

— Nous avons une nouvelle révolte au nord de l’empire, votre grandeur. Les troupes des différents clans se rassemblent pour faire front contre nous.

— Et que font nos légions ? Demanda Ignis.

— La douzième et la quatorzième en garnison à Vallumius se sont rebellées. Leurs commandants ont rejoint les clans de Gelterre. Répondit le conseiller.

Ignis pesta.

— Que l’on rassemble toutes nos forces disponibles. Je marcherai moi-même vers l’ennemi s’il le faut. Peut-être y trouverais-je enfin la mort que je désire tant.

— Aussi, je voulais vous avertir à propos de ces symboles étranges apparus en ville.

— Plus tard ! Le coupa Ignis. Je m’en occuperai à mon retour. De toute façon, je ne mourrais pas là-bas.

Il mit fin à l’entretien en faisant signe aux conseillers et généraux de quitter la pièce.

C’était une chaude soirée d’été et, encore une fois, il n’arrivait pas à trouver le sommeil. C’était devenu une habitude depuis longtemps. Il fit alors la seule chose qui l’apaisait et qui l’aidait à rassurer son esprit, il prit une vieille chaise en bois et se posta face à un brasero. Au fond, rien n’avait changé malgré toutes ces années. Il alla jusqu’à laisser les flammes lécher le bord de sa peau, ignorant la douleur qu’elles lui procuraient. Peut-être devait-il faire l’effort de renouer avec Pyra ? En se parlant davantage, ils pouvaient peut-être réussir à se comprendre de nouveau ? Ignis était perdu dans ses pensées lorsqu’il sentit des bras l’attraper par-derrière et une main se plaquer contre sa bouche pour l'empêcher de crier. On le traîna de force hors de sa chambre pour le conduire dans une petite chapelle à l’effigie de Pyra construite dans une des ailes du palais. À l’intérieur, s’y trouvaient plusieurs prêtres en toges ainsi que les visages familiers de certains conseillers et généraux qu’il n’avait vu que pas plus tard que lors de leur réunion du soir. Au centre de la pièce, se trouvait Pyra qui l’attendait l’air ravi.

— Qu’est-ce que cela signifie ! ? Cria-t-il.

Il se débattit, mais des gardes le retenaient fermement. Ils l’amenèrent jusqu’au centre, à quelques centimètres à peine de Pyra, avant de le lâcher et de reculer en vitesse.

— Tu ne m’en as pas laissé le choix ! Répondit Pyra.

Elle le saisit par les épaules et tous les prêtres commencèrent à entonner une prière à l’unisson. Il remarqua alors qu’il se trouvait au centre d’un immense signe ésotérique dessiné à même le sol.

— Toi et moi ne formerons plus qu’un pour l’éternité !

— Tu es complètement folle !

Une lueur rouge commença à émaner du sol et à inonder la pièce.

— Ne résiste pas et abandonne-toi à moi. Tu trouveras enfin le repos que tu as tant cherché et j’obtiendrais un corps pour vivre éternellement.

Ignis sentit une violente douleur lui envahir le crâne et il poussa un cri strident. La pièce fut alors entièrement enveloppée par les flammes et il perdit connaissance.

Il se réveilla avec peine en toussotant. Son esprit était étourdi et il lui prit un temps considérable pour se mettre debout. Tout autour de lui, il ne vit qu’un paysage de désolation. Le palais où il se trouvait avait été tout simplement rayé de la carte. Quelques murs à moitié effondrés et des charpentes en proie aux flammes étaient tout ce qu’il en restait. Il se fraya un chemin entre les décombres jusqu’à ce qui fut autrefois un balcon somptueux pour apercevoir sa ville. Mais de la glorieuse cité d’Aurora ne restait que des cendres. Toutes les habitations avaient été réduites à l’état de ruines fumantes.

Ignis tomba à genoux en poussant un cri de rage qui raisonna dans la cité déserte. Il sentit alors quelque chose lui brûlait la poitrine. Il tira sur sa cordelette et sortit le médaillon en bois. Il était chaud comme la braise. Il allait le poser par-dessus sa tunique en lambeau lorsque tout d’un coup son bras droit l’arracha et le jeta au loin. Ses deux mains levèrent ensuite leur paume dans sa direction et, sans qu’il l’ait voulu, un torrent de flammes en sortit pour s’abattre sur le médaillon. Il entendit alors une voix résonner dans sa tête.

— Brûle ! Brûle ! Brûle ! Saleté de bibelot ! Pourquoi a-t-il fallu que je sois si stupide ?!

— Pyra ?! S’exclama-t-il tout haut.

Il fut subitement pris d’un violent mal de crâne qui le fit se tordre de douleur.

— Abandonne ! Ce corps est à moi maintenant ! Pourquoi résistes-tu ?

Malgré la peine, Ignis parvint à se redresser. Il se focalisa ensuite sur ses bras pour qu’ils arrêtent de lancer des flammes et ceux-ci stoppèrent net avant de retomber contre ses hanches. Il avait réussi, au prix d’un effort colossal. Pire encore, il savait que cela ne faisait que commencer.

— Pourquoi t’infliges-tu cela ? Ce n’est qu’une question de temps avant que ce corps ne m’appartienne pour de bon.

— Il n’en est pas question ! Pas après ce que tu viens de faire.

— Eh bien, dans ce cas, je recommencerais encore et encore jusqu’à ce que tu te soumettes entièrement à moi.

Ignis ressentit de nouveau une vive douleur dans la tête. Il grimaça et se serra le crâne dans une main avant de se diriger en titubant vers les faubourgs de la cité.

Il marcha pendant des jours sans s’arrêter. Puis les jours devinrent des mois et les mois des années. Il ne sait pas combien de siècles il passa ainsi à errer, tourmenté en permanence par la voix de Pyra qui résonnait dans son esprit. Cette bataille pour le contrôle de son corps l’emmena jusqu’aux confins du monde, traversant des mers de sable et des déserts de glace. Malgré l’épuisement qu’il ressentait, son corps refusait de mourir, maintenu en vie par les pouvoirs de la déesse. Au contraire, plus les années passaient et plus l’influence de Pyra grandissait sur celui-ci. Il se sentait de moins en moins humain au point de ne plus savoir ce qu’il était réellement. Par moments, il lui arrivait de s’endormir dans une forêt verdoyante pour se réveiller sur la crête enneigée d’une montagne. Il savait alors que durant tout ce temps, c’était Pyra qui avait été aux commandes. À d’autres moments, il restait conscient, mais n’avait plus aucun contrôle sur ses actions ni sur sa parole. Il était spectateur de son propre corps et assistait impuissant aux massacres que provoquait la déesse avec celui-ci. Il avait bien tenté de mettre fin à ses jours, mais à chaque fois Pyra l’arrêtait avant qu’il ne s’inflige une blessure mortelle. S’assurant seulement qu’il ressente la douleur à chacune de ses tentatives.

À chaque fois qu’une ville ou qu’un village était réduit en cendres, une profonde douleur le submergeait, et il sentait l’emprise de Pyra se refermer davantage sur lui. Des hommes et des femmes essayèrent à maintes reprises de l’arrêter, et elle leur réservait toujours le même sort. Ils périssaient tous dans les flammes avant qu’il n’ait le temps de les mettre en garde. Les derniers à avoir tenté leur chance à Silos n’y firent pas exception.

La fin de son interminable périple l’emmena à Dérios. Au beau milieu d’un lac qui n’existait même pas lorsqu’il gouvernait Aurora. Il sut que l’histoire devait se terminer ici et qu’il n’irait pas plus loin. Il fit son possible pour empêcher Pyra d’agir à sa guise, troublant ses sens lorsqu’elle contrôlait son corps, insistant pour faire évacuer la cité et l’empêchant à plusieurs reprises de s’en prendre à autrui. Malheureusement, cela n’avait pas suffi. Malgré quelques contretemps, tout était fin prêt pour un rituel qu’Ignis avait vu des dizaines et des dizaines de fois. Les signes étaient terminés, les Adorateurs rassemblés, et Pyra s’était même constitué une garde rapprochée pour être certaine de ne pas être dérangée durant la cérémonie. Au vu du nombre d’âmes qui peuplaient cette cité, il savait que cette fois, il n’y résisterait pas.

 

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Talharr
Posté le 16/08/2025
Hello ^^
Chapitre assez long aha mais très agréable à lire et l'histoire d'Ignis est vraiment bien raconté. Pyra est donc apparu grâce à lui, le médaillon conçu pour lui. On savait déjà qu'il avait aimé la déesse et qu'il était prisonnier mais on en apprend beaucoup plus :)

En espérant qu'il arrive à résister au bon moment...

Juste quelques retours de formes :

"Et vous serez tous morts à l’heure qu’il est ! Répondit Ignis. Ou bien vous l’aurez été à la prochaine lune !" -- "seriez" et auriez"

"Je l’ai vue moi aussi ? C’est une femme magnifique" -- point d'exclamation

"Tu m’as fait promettre d’être avec toi pour toujours, s’offusqua ! Pyra." -- et là aussi petite erreur de ponctuation :)

Je continue :)
Scribilix
Posté le 17/08/2025
Content qu'il te plaise. C'est de loin mon chapitre préféré et celui que je pense avoir le mieux écrit.
maintenant place au dernier acte.
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