Chapitre XVII - Où l'on révise son angélologie (3/3)

Pâques avait recouvert le cœur d’Hyriel d’un duvet de joie. Porté par l’écho du carillon à travers le ciel de Toulouse, il s’était laissé imprégner d’une douceur si rare dans sa grisaille quotidienne. L’effet de ce ciel bleu, qui apportait le printemps entre les barreaux ; les cloches festives ; le léger regain d’enthousiasme de certains camarades qui, pour tenir, avaient décidé que cette date était une bonne date.

Un seul bémol lui ternissait le tableau : à partir de ce fatidique matin de Pâques, puisque les jours avaient déjà bien rallongé, les pensionnaires devaient se lever à 4h30. Adieu, leur indulgent 6h30 ! Et dire qu’il en serait ainsi jusqu’à Toussaint… En guise de consolation, le guérisseur considéra pour une fois la messe d’un autre œil. À la liturgie en l’honneur de la résurrection du Christ, Hyriel s’était en effet moins ennuyé : son mince bagage de latin d’Église lui avait confirmé que les aumôniers de l’Hôpital ne disposaient pas de missels amputés de tous les passages heureux !

Cette tranquillité diffuse plana sur l’institution encore les jours suivants. Le ciel clément laissait filtrer de revigorants rayons et le potager reverdissait. Les corps des enfermés comme ceux des administrateurs reprenaient chair et couleurs, signes de la fin des sacrifices du carême.

Tout allait aussi bien que se pouvait qualifier la vie entre ces murs, jusqu’à ce matin-là et son atmosphère de plomb. Lundi 20 avril 1665. Ce n’est pas encore aujourd’hui, Bon Dieu, que tu… La litanie d’Hyriel, tandis qu’il frottait ses paupières chargées de sommeil, fut tranchée comme d’un couperet, par l’agitation perçue à travers l’embrasure de la porte. Des gaffes filaient, venaient, le pas lourd, mutiques. Remue-ménage de chandelles et d’ombres dans leurs halos de clarté.

D’appréhension, on se grattait les peaux des doigts. L’angoisse crispait les mâchoires. Il fallut patienter jusqu’à la fin de l’oraison. Dans la bouche des gardes affairés près du dortoir des femmes, des mots levèrent le mystère : brancard… quérir la voiture… mise en terre… Des mines défaites se relevèrent, se rencontrèrent, une seconde question aux lèvres. Qui ? Hyriel lui aussi s’était tendu, si brusquement qu’il dut à temps retenir la chute d’une de ses béquilles. Il redoutait le moment où le nom surgirait. Son cœur s’affolait. Qui ?

Et la réponse de se frayer un sentier – serpent rampant à mi-voix : la Perrine. Hyriel sentit sa bouche se tordre d’une grimace – tentative vaine de celer son chagrin, qui prit le chemin de ses yeux sous forme de brûlures. Malgré un voile flou, il vit des mains se porter au visage, des poitrines se comprimer. Estienne baissa la tête jusqu’à ce qu’il ravalât cette marée de tristesse qui lui arrivait dessus. Hyriel et d’autres pairs d’infortune se murèrent en eux-mêmes.

Des hommes s’amassèrent vers la porte. Ils composèrent une tapisserie d’yeux rouges roulant dans une direction unique : celle qu’empruntait, le long du couloir lépreux, un cortège d’ombres. Les femmes se serraient elles aussi sur le seuil de leur salle. Une vieille d’abord, puis deux boiteuses, puis une aveugle au bras de son amie osèrent passer l’huis. Les autres suivirent. Deux haies se formaient de part et d’autre du carrelage pour observer l’évacuation du corps.

Trois surveillants marchaient, chargés d’une civière où s’étalait un drap d’un blanc usé depuis longtemps. Sous le tissu, seules quelques bosses esquissaient la présente-absence d’une dépouille malingre. Les plis sculptaient les os saillants et les nombreux creux de ce corps. Hyriel évita d’y appesantir son regard, qu’il se surprit à diriger vers Estienne peiné : toutes ces années que le muet avait fréquenté Perrine ! Le guérisseur devinait leurs complicités silencieuses, les rares échanges de signes au secret d’un couloir, les coups d’yeux demandant « Comment ça va ? ».

Hyriel aurait aimé profiter de l’attroupement de ses camarades, pour se glisser dans la chaleur rassurante d’une présence amicale. Mais il n’en trouva aucune. Yvon et Maurice étaient trop loin, et Théa en face au milieu de ses consœurs. Un souffle froid le parcourut au passage de la dépouille, ce même souffle de mort qui avait suivi la rencontre de Marguerite. Rarement il avait senti la faucheuse aussi près de lui. D’eux tous. Une goutte de sueur lui suça la tempe.

Depuis l’autre rive où se tenaient les femmes, les sanglots de Théa achevèrent de noyer son cœur. Ses voisines récitaient les prières à voix basse, joignaient les mains devant leurs faces ployées. Hyriel préféra de nouveau regarder Estienne. Il grattait quelque chose du bout de sa craie. Le guérisseur se pencha pour tenter de lire les lettres tremblantes, cependant il était trop loin.

Mais alors, à la surprise des enfermés, le muet planta son ardoise en évidence devant son buste, comme s’il semait ces ultimes paroles le long du chemin de l’aïeule. Elle dont le corps continuait sa lente route vers la sortie. Et les lèvres de trois femmes se mirent à remuer. Les seules qui avaient ici des rudiments de lettres. Elles tâtonnaient à déchiffrer les quatre lignes d’Estienne :

TOY QUI T’EN VAS NOTRE AMYE CHÈRE
PRENDRE REPOS DEDANS LA TERRE,
DE NOS ADIEUX SOY RÉCHAUFFÉE,
PAR L’OMBRE D’UN CHÊNE BORDÉE

Il n’en fallut pas davantage pour faire briller les iris d’Estienne. Ah, quel cadeau lui offraient-elles, à partager ses mots avec leurs voix ! Ils s’élevèrent en échos et ce fut bientôt comme s’ils vêtaient de cette communion les froides pierres du corridor. Le cœur serré, Hyriel mémorisa ce fragment qu’il garderait en lui tel un trésor, avec le souvenir de leur défunte camarade.

Autour, ça bougea. Les surveillants poussaient les rangs avec leurs triques. Impulsion à rejoindre le travail. Hyriel profita de ce début de mouvement collectif pour s’approcher d’Estienne.

— Ça lui plairait, lui souffla-t-il en désignant son texte.

Le vétéran tenait toujours son ardoise blanchie devant lui, pour deux camarades curieux qui, alentour, tentaient laborieusement de relire et, de leurs lèvres remuantes, semblaient vouloir apprivoiser les mots. Sa glotte fit un clapotis de pluie sur le pavé. Bruit d’émotion autant que de surprise à voir le buté béquilleux s’en revenir vers lui. Estienne conserva un air distant.

Soudain, une silhouette noire se força un chemin au milieu des enfermés. Elle déboucha juste à côté du 93. Vronssac. Son poing hargneux attrapa l’ardoise et la tira d’un coup sec. Il piaffa :

— Dégage ça.

Estienne tira lui aussi de son côté, décidé à ne pas se laisser arracher son bien. Hyriel avait ouvert des yeux sidérés. Même d’autres officiers suivaient la scène avec consternation. Estienne, sans nul regard pour le gaffe – manière d’exprimer l’étendue de son mépris, du haut de sa droite immobilité – donna soudain un coup dont la force délivra son ardoise des sales pattes de l’espèce de chiabrena. Piqué au vif, Vronssac revint à la charge, cependant ce fut un garde qui empêcha le geste de son malfaisant collègue. De sa matraque, il repoussa le teigneux en arrière.

— Un peu d’respect. Y a une défunte. Laisse-les en paix, là.

Croisant les bras dans son dos, Vronssac fit demi-tour et bouscula le 93. Hyriel surprit au vol le regard noir du molosse à l’encontre du muet – diable, voilà qui n’annonçait que du mauvais. Morte-Gueule ne perdait rien pour attendre ! semblait dire le rictus du gaffe. Hyriel mâcha sa colère entre ses dents serrées. Au moins, songea-t-il, ce matin ils n’avaient qu’un seul des deux démons à subir : Georn était de repos – grand bien lui fît.

En avançant dans le rang, Estienne, l’ardoise tenue à l’abri sous son bras, suivit du coin des yeux un remous du côté des femmes. Théa se dégagea du groupe et trottina derrière la civière. Les porteurs surpris s’arrêtèrent pour l’observer poser sur le drap mortuaire, d’un geste déférent, le bracelet que lui avait tressé Lina. Elle replongea aussitôt son visage pleurant dans ses mains. Après ce si bref élan de vie, elle redevint amorphe au point de se laisser ramener par un garde vers ses consœurs. Estienne déglutit en découvrant une auréole à l’arrière de sa robe usée. L’odeur d’urine suivait Théa. Gorge nouée, Hyriel la regarda disparaître entre Maryse et Lina.

— Tous, nous prierons à la messe pour le repos de son âme, dit par routine un officier.

— Qu’elle aille en paix… Amen ! firent en chœur trois de ses collègues, auxquels s’étaient jointes les voix angoissées d’une poignée de correctionnaires.

Ces mots avaient une ferveur qui tenait de la crainte. Ils cherchaient à apaiser l’esprit de la morte qu’on allait laisser sans sépulture chrétienne et décente. Puisse-t-il ne pas errer mécontent entre les murs de cet Hôpital déjà si plein de spectres ! On priait : on conjurait. Prunelles baissées pour ne pas croiser le cadavre sous le drap blanc – comme si celui-ci eût risqué de s’animer et devenir fantôme. Gardiens et détenus semblaient alors déborder de peurs communes à purger. Et de culpabilité à exorciser. Estienne contempla ces dévotions où tous étaient égaux dans la fragilité.

La file d’enfermés avança vers la manufacture. Le muet marchait, le pas lourd, à côté d’un Hyriel plein de courroux remâché. Contre Vronssac. Contre l’Hôpital qui avait encore avalé une proie. Contre le recteur. Contre le personnel de l’infirmerie même, qui ne pouvait en somme pas grand-chose pour eux tous.

Par une fenêtre, ils virent le cortège et la civière traverser la cour. Ils savaient la suite : une voiture les cueillerait. Direction la fosse commune. Une nausée bloqua tout souffle au fond de la gorge d’Hyriel. Plus que tout le reste, penser à la béance dans la terre fit soudain blêmir Estienne. Défilé sous son crâne de chaque mort, chaque voyage vers le trou depuis dix ans. Alors qu’ils épousaient la cadence des corps spectraux, portés par une marche de bataillon en retraite, le vétéran se revit à l’armée, où nul sépulcre décent n’accueillait les tués au front, bons à pourrir en charpie sur le champ de bataille. Ses doigts frappèrent sur le vide, scandant l’air, tandis qu’à défaut de pouvoir blanchir à nouveau son ardoise il composa dans l’espace de son esprit :

LES TAMBOURS DU COMBAT
ICY SONT DANS NOS CHAIRS
POUR CETTE GUERRE-LÀ
NI TOMBEAU NI MÉDAILLE

Le rythme le rasséréna, mais très vite sa suffocation devint rocailleuse. Preste. Encombrée. Son œil affolé suivit, par la fenêtre, la civière avalée par la brume. Un poids coupable lui fit tomber les yeux au sol. Cette fosse commune… À l’armée, il y en avait qui ne recevaient que ça comme enterrement : les prisonniers que, lui, il avait eu à surveiller dans leurs cages, en attente de l’exécution de leurs sentences. Sa détresse n’échappa guère à Hyriel. Après un regard alentour, il se pencha vers Estienne autant que le tolérait son équilibre précaire.

— Qu’y a-t-il ?

Sa voix était inquiète. Douce et sincère, comme il l’avait aimée. Cela n’effaçait rien des griefs d’Estienne mais, après un temps d’hésitation, il choisit de se laisser aller à la confidence. Il pensait à Théa – Théa qui retrouverait peut-être un peu de baume au cœur si elle les apercevait capables d’échanger quelques paroles ? Avec le plus de discrétion possible, il traça à toute allure :

AY SURVEILLÉ OSTAGES
& DÉSERTEURS. AUROY DÛ LEUR
OUVRIR. LEUR ÉVITER LA FOSSE.

— Aujourd’hui, tu leur ouvrirais, non ?

Lent acquiescement, pendant que du revers de sa manche il effaçait ses mots.

— C’est tout ce qui compte, souffla Hyriel.

Dans son ombre de sourire planait encore l’affection partagée plusieurs mois durant. En guise de réaction, le muet ronronna avant de marquer une distance prudente avec son voisin, lequel plongeait en pensées. De quel droit tiendrait-il rigueur à Estienne de ce passé ? Lui-même avait ses propres erreurs – et bien plus récentes. Il ne referait pas l’idiot comme ces dernières semaines. Le brutal départ de leur vieille camarade lui renvoyait en pleine face la tragédie de la mort, à plus forte raison entre ces murs. L’irrémédiable qui tranchait le fil sans crier gare. Il avait pourtant côtoyé sa faux moult fois en sa qualité de guérisseur itinérant, mais dehors il pouvait soigner, résister, s’en aller – faire diversion. Ici, chaque décès posait un poids supplémentaire sur les épaules de tous les enfermés. L’urgence de vivre était paradoxalement là, ce matin, entre ses tripes. Tant que quelque chose y battait, il ne lâcherait pas cette flamme. Hyriel plissa son regard rougi.

L’émotion manqua de lui faire perdre l’équilibre. Il serra sa béquille sous son bras. Se concentrer. Leur ouvrir… pour éviter la fosse. Et lui, pouvait-il espérer ouvrir leur prison ? Il n’osait plus vraiment croire en ses chances de s’enfuir, surtout sans la complicité d’Estienne. À défaut, il serait là pour Théa – et pour toute personne qu’il serait en mesure d’aider si cela devait se présenter.

Soudain, un sursaut de peur tapa sa poitrine quand il vit un officier attraper le bras d’Estienne sans ménagement, tandis que celui-ci repassait la cordelette de son ardoise à son cou. La suite néanmoins rassura Hyriel : ce n’était que la fouille de la poche de sa souquenille. Vérifier qu’il ne cachait rien. Qu’il n’avait que craies et chiffon. Estienne se laissa faire. Ses prunelles vides erraient le long des cicatrices des murs. Enfin, il fut relâché et le garde s’éloigna pendant que la colonne des correctionnaires poursuivait sa route.

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ZeGoldKat
Posté le 24/01/2025
Re,

Lever à 4h30 du matin, aaaaaaaah mais c'est des fous !! C'est vraiment horrible... comment bien casser toute capacité de réflexion chez les enfermés...
Et Perrine, *snif* La petite mamie n'est pas beaucoup apparu, mais les quelques fois où on l'a vue elle m'avait touché.

On reste dans la même ligne que la partie précédente en terme de "leçon" tirée par Hyriel : l'urgence à vivre. Ensemble, les uns avec les autres. D'ailleurs malgré sa dispute avec Estienne, ils arrivent à passer au-dessus pour échanger quelques mots dans ces circonstances, c'est beau. <3

La scène est très cinématographique. J'imagine complètement votre roman tourné un peu à la façon des films expressionnistes, en noir et blanc, avec des jeux d'ombre et de lumière très intenses. Genre là, quand vous parlez du corps rachitique qui se devine dans les bosses et les creux du drap, wow, c'était saisissant. Ou quand les voix se joignent les unes aux autres pour dire les mots d'Estienne, et la série de visages comme des spectres le long de l'allée, c'était super intense !

(Sans oublier les poèmes d'Estienne oh lala <3 <3 )
Merci encore pour cette magnifique lecture.
A une prochaine
JeannieC.
Posté le 31/01/2025
Re !
Moh ouiiii, Perrine x) On la voit peu, mais nous aussi on s'y est attachées - comme Estienne qui la connaissait depuis des années.
Un film expressionniste, ce serait tellement bien ahah <3 "H le Maudit" xD Mais en vérité, oui, il y a de ça, dans les représentations très graphiques des ombres et lumières qu'on aime bien mettre en place. Je comprends que ça t'ait fait penser à l'expressionnisme.

Merci encore <3
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