Une forme loqueteuse saillit d’un couloir perpendiculaire et fondit sur Hyriel tel un boulet. L’herboriste n’eut le temps ni de penser, ni de savoir quoi faire. Stupéfaction. C’était une folle échevelée, le crâne visible par endroits et lardé de croûtes à force de mèches arrachées, la figure de cire craquelée par ses griffures, les ongles encombrés de sang séché et la bouche édentée.
Estienne reconnut Marguerite, l’une des mortes-vivantes de l’aile aux aliénés. Elle avait de toute évidence échappé à ses gardiens alors que ceux-ci la ramenaient d’une de ses rares excursions. Sa jupe déguenillée empestait, couverte d’excréments et de pertes menstruelles. Estienne allait quitter sa cachette en la voyant s’accrocher à pleines poignes au bras d’un Hyriel pétrifié. Le vétéran n’en fit cependant rien. Sortir de là indiquerait au sorcier qu’il le suivait. Et les agents que Marguerite avait semés n’allaient pas tarder à venir et les trouveraient ensemble.
Elle poussa un cri de possédée. Ne pas se laisser entraîner au sol, telle était la seule préoccupation à atteindre l’esprit stupéfait du guérisseur. Son bras soumis à rude épreuve le brûlait. Ses jambes le lançaient. Marguerite s’écroula à genoux à côté de lui et alors seulement, Hyriel fut en mesure d’accéder à d’autres idées : envie d’aider, de panser le visage de cette femme.
— Pas r’tourner ! La chaîne, elle… va m’manger cette fois ! Comme le grabat, l’a mangé la vieille Marie… Y restent q… que ses cheveux secs qui dépassent. Veille-moi !
Ses poumons grognaient, sa voix crachait. Ses yeux gorgés de sang dévoraient Hyriel, devenu pâle. Il toussa entre ses côtes fêlées. Il scruta alentour, redoutant l’arrivée d’un agent, puis prit appui sur une béquille afin de poser sa main libre sur l’épaule de la démente à la face ravinée.
— Te veiller et te garder de quoi ? Que puis-je faire ?
Il redoubla d’efforts sur ses quilles en feu : les doigts acérés ne lâchaient pas sa manche. Comme Marguerite se remettait debout, son bassin, en proie au démon de convulsions décuplées, parut vouloir se décrocher tant ses torsions étaient brusques. Estienne plongea son demi-visage dans ses paumes. Hyriel devait trouver un remède à la crise de panique de cette pensionnaire ! Il commençait déjà à énumérer mentalement les plantes utiles en ces circonstances. Il fallait… de l’achillée, de l’Angelica archangelica, de l’ail, de la camomille chassant l’angoisse, de la chélidoine contre les spasmes, de la sauge pour… Non. Qu’importait la liste, cet Hôpital infernal ne lui allouerait ni le temps ni les moyens pour un bain thérapeutique ou la moindre potion. Il était impuissant. Hyriel ravala sa rage. Ne restait plus qu’à tenter de rassurer cette femme.
— Ben t’es sorcier, hein ? Garde-moi… dans ton aura ! J’la sens… Là d… dans ta main et tes yeux et autour d’mon cœur ! Le cornu est là, y t’protège. Y peut pas êt’ pire que leur Dieu !
— J’ignore si je p… pourrai, improvisa Hyriel, la voix saccadée par le risque de perdre l’équilibre. Mes pouvoirs ne sont pas si forts et ils n’arrêtent pas toujours les démons de l’Hôpital.
Les tortillements de la malheureuse s’estompèrent. Marguerite parut pétrifiée, prunelles exorbitées : des démons ? Si ce lieu servait Dieu comme ils le disaient tous, ne serait-ce pas plutôt des anges qu’il fallait redouter ? Des anges noirs qu’elle avait entendu raconter des choses de l’autre côté de la paroi aux fous – un sorcier… avec des béquilles… des jambes dans un drôle d’attelage. C’était bien lui, elle n’était pas démente ! S’il avait l’oreille du Diable, que son aile fût son asile !
Son délire recommença. Elle sanglotait. Le bras de l’herboriste rougit sous sa prise. Il gémit mais céda vite à une nouvelle source d’inquiétude : des bruits de pas. Quelqu’un allait déboucher dans cette artère d’un instant à l’autre. Il frémit pour Marguerite davantage que pour lui-même.
— Non ! Les anges noirs, y arrivent ! J’veux ton aura ! Tes faveurs, partage-les-moi !
Hyriel restait ébahi, aussi égaré que la malade. Moins il bougeait, plus elle s’accrochait à lui et s’enfonçait dans les profondeurs de ses yeux. De la salive bullait aux lèvres de Marguerite.
— Corne Bouc ! A… pelle-les, tes démons ! Pourront m’protéger ! Même si certains anges noirs, tiens, y… font moins mal qu’les autres. Léonce, y protège… Robert y protège et même que sa Claudine, elle a un esprit la nuit, alors il p… protège. Mais moins bien qu’toi, je suis sûre !
— C’est… plus compliqué que ça, seulement…
Seulement rien, il n’eut pas le temps de finir : Estienne surgit. La femme ne s’apaisait guère et, la voyant frôler encore la cascade avec Hyriel, le muet s’était décidé. Il entoura la taille de Marguerite d’un de ses puissants bras et l’entraîna en arrière aussi doucement qu’il put, tandis que la mélopée de son souffle rauque espérait la calmer. Sa main restée libre lutta avec les doigts de la démente, jusqu’à délivrer enfin la manche déchirée d’Hyriel.
Celui-ci demeurait accaparé par la reprise de son équilibre, au mépris des douleurs de ses côtes. Il évita le regard d’Estienne. Et cette fois-ci, des souliers fracassants étaient bien ceux des gaffes. Marguerite tira sur la souquenille d’Estienne, ses prunelles en larmes allaient du sorcier au masqué, du masqué au sorcier… Sa tête se mit à clocher en tous sens à l’arrivée de cinq paires de bottes. Une équipée d’anges noirs sortie des murs. C’était fini. Elle s’abandonna telle une poupée de chiffon entre les bras d’un Estienne essoufflé. Hyriel pleura, bouleversé au spectacle d’un mal qu’il n’avait pu soulager.
— C’est quoi c’tohu-bohu ? tonna un agent.
Ni une ni deux, la meute des molosses les entoura. Attaques de toutes parts. On les séparait. Marguerite émettait des borborygmes indéfinissables, quelque part entre le sanglot et le cri.
— V’là qu’il s’attire les aliénés maint’nant ! claqua un gaffe à l’endroit du 251.
— Rappelez-vous c’qu’y a dit, M’sieur le Recteur. Gare à ses envoûtements.
Estienne conjura sa révolte dans un grognement. Hyriel roula des yeux, excédé : quoi qu’il eût avancé pour sa défense, ces chiens dégaineraient désormais toujours cette carte. Au moins ne se laissa-t-il pas déstabiliser par les rictus foudroyants des officiers. Mais il ne rétorqua rien – ce qui lui valut un regard prolongé et reconnaissant du vétéran : il y avait du progrès !
L’attention d’Hyriel revint à Marguerite. Il eut mal au cœur de la voir tanguer entre les serres des mauvais anges. La pauvre à présent comme absente de sa propre chair fut embarquée, sous les yeux embués des deux hommes rivés aux marques de fers bleutées à ses chevilles.
Soumis à la surveillance des gardes restants, Hyriel et Estienne firent mine de s’ignorer. Une fois relâché, le vétéran récupéra ses caisses et repartit, sous l’armure de sa fausse nonchalance.
Le rebouteux quant à lui siffla par une narine, à l’ironique constat que même en froid avec le caporal Josse, le sort semblait s’amuser à toujours les réunir. Résigné, il béquilla vers le réfectoire, où Estienne était déjà entré après qu’il eût déposé son chargement.
Hyriel peina à avaler sa ration, encore choqué. Les plaintes démentes de Marguerite. Ses globes rougis. Son habit souillé de ses déjections… Ces odeurs le harcelèrent, puisqu’il ne coupa guère à une séance de récurage des seaux d’aisance. Voilà un moment qu’il ne s’était pas vu assigné à ce travail – assez pour lui faire miroiter un sournois espoir d’absolution ? Il n’y avait pas cru un seul instant. Ne me pardonnez pas mes offenses, comme moi aussi je ne vous pardonnerai jamais.
Quitte à poursuivre ces dévotes réflexions, Hyriel examina tout en besognant les paroles de Marguerite. Ces anges noirs, dont certains faisaient moins mal. Heureusement pour lui, qui n’avait pas révisé son angélologie, elle les avait nommés. Léonce ; Robert. Deux gardiens souvent affectés au couloir des aliénés, il le savait. Devait-il comprendre que ces gaffes-là faisaient preuve d’un peu d’humanité avec ces pauvres gens ? Sa Claudine… un esprit la nuit… il protège… Sa Claudine ? Une femme de sa famille ? Petiote, avait-il entendu dans la bouche de l’officier aviné. Sa petiote ? Il semblait donc qu’on la crût victime de possessions nocturnes. Alors qu’il frottait un seau, Hyriel construisait un début d’hypothèse. S’il s’agissait bien d’une épouse, d’une sœur ou d’une enfant malade, Robert avait de quoi voir son visage dans chacune des figures démentes dont ces murs débordaient. Entre collègues à matraque, ça devait parler. Parler parfois très près des insensés. Comme si ces malades, déjà dans la tombe, ne pouvaient plus entendre rien à rien.
Robert redoutait-il que sa petiote intégrât un jour une institution telle que celle-ci ? La bonté du surveillant à son endroit et ses paroles ne pouvaient relever du hasard. Il ignorait ce qu’il ferait de telles conjectures, toutefois il les garderait en lui aussi bien qu’un certain matelas gardait une certaine fourchette acérée dans l’attente d’une utilisation pertinente.
S’il avait vu juste, Hyriel eût aimé faire quelque chose pour cet homme et sa Claudine. Au cas où l’occasion se présenterait, il se promit d’essayer d’en savoir davantage. Des fois que ses compétences d’herboriste fussent en mesure de l’aider ? Sans espérer rien de Robert en échange ; il ne pensait même pas de manière intéressée, en cet instant. Tout ce dont il rêvait, c’était de pouvoir encore servir à autrui, de la façon dont il avait toujours le mieux servi au-dehors. Hyriel brûlait de soigner à nouveau. Le visage édenté de Marguerite le hantait. Ses yeux fous de terreur lui tordaient le cœur. Les soubresauts de son corps raide comme un cadavre le broyaient. Il lui semblait avoir dansé avec la mort. Et il n’avait rien pu faire pour cette femme. Rien… La liste des médications palpitait dans sa gorge et il ne fallait pas compter sur le Major ou son associé pour prescrire autre chose que des saignées, des clystères ou des verres d’eau tiède ! Hyriel se ramassa sur lui-même. Ce qu’il donnerait cher pour remonter le temps, ne pas s’attirer d’ennuis, travailler pour le Corbeau et… soulager tant de Marguerite ! Réparer des gens – comme Estienne à sa façon.
oOo
Hé ben cette scène est glauquissime :O Quelle plume !
Quelle force de mise en scène pour arriver à un moment aussi impactant, je suis toujours aussi admiratif. Le portrait de cette pauvre femme est cauchemardesque, ça révolte de voir des malheureux laissés dans des états d'abandon comme celui-là. C'est là qu'on se dit combien la psychiatrie a été un carnage pendant des siècles et des siècles...
Hyriel est héroïque, à prendre comme ça sur lui pour arriver à être si attentionné. <3 C'est beau de le voir tenter de faire son max pour Marguerite.
J'ai particulièrement aimé le moment où il prend conscience de sa propre impuissance... Et le cheminement psychologique auquel ça l'amène : la vie est précieuse, il a eu tendance à l'oublier dans les chapitres précédents, mais là, il comprend qu'en d'autres circonstances, il pourrait aider. Son évolution est émouvante, quand il saisit que s'il entrait au service du Corbeau, il pourrait soigner.
Bref, toujours la petite touche de lumière dans votre histoire. La puissance de l'humanité qui, dans le pire, sait reprendre le dessus.
C'est si beau. <3
Comme ça nous fait plaisir de te lire à chacun de tes passages <3 Tu résumes si joliment le cheminement psychologique qui se fait dans la tête d'Hyriel, après cette douloureuse rencontre.
C'était une scène particulièrement dense et éprouvante - contentes de lire qu'elle fonctionne ainsi, émotionnellement parlant.