Chapitre XVIII

Point de vue : elle

Il rentre chez lui. Il sort ses affaires de cours qu'il étale sur la table. Il relie ses leçons, histoire de se les remettre en tête pour le lendemain. Il potasse deux ou trois manuels pour compléter. Il grignote ce qui lui tombe sous la main parce qu'il n'a pas le cœur à se préparer un vrai repas. Ce n'est pas dans son habitude pourtant.

Il laisse échapper un bâillement. Une larme coule. Il ferme ses cahiers, son ordinateur. Il s'affale sur son lit, prêt à s'endormir. Il met du temps à y parvenir. Son esprit est trop occupé à l'heure qu'il est. J'aimerais lui dire, lui faire comprendre ce que j'attends de lui. Mais je ne sais pas si c'est le bon moment. J'attends près de lui, sans qu'il ne me voit. Je l'observe, je le contemple. C'est amusant de le voir allongé les yeux fermés, changeant de position de temps à autre. Il dort depuis deux heures environ. Il ronfle même un peu. Il bouge beaucoup. Il se tourne dans tous les sens. Il a chaud, puis il a froid la minute d'après. Sur le ventre pendant un instant, sur la gauche la seconde suivante. Il semble agité, comme habité par quelque chose.

Il est dans un bureau dans lequel il n'est jamais entré. C'est un bureau qu'il n'a jamais vu de sa vie. Il balaye la pièce du regard, il l'observe. C'est sobre, il y a peu d'affaires. Ça ne lui permet pas d'identifier le propriétaire. Il s'assoit sur la chaise de bureau. C'est plutôt confortable. Il s'appuie contre le dossier. Il se met à la bonne hauteur, comme s'il s'apprêtait à travailler. Il s'arrête. Il prend un stylo bleu. Il le fait tourner entre ses doigts.

Une corbeille à papier sur le sol. Elle est remplie. Il attrape une feuille en boule toute froissée. Il la déplie. On dirait un brouillon de lettre. C'est écrit à la main, les lignes ne sont pas droites. On voit des ratures, des tâches d'encre et même des éclaboussures de café.

«Je ne vous en veux pas d'être parti, après tout ce qui s'est passé. Je croyais être un autre homme mais au fond, j'ai toujours été un gamin dans ma tête. Je me croyais changé, j'en étais même persuadé. Je pensais que le temps où j'étais un voyou était révolu. Mais on n'est jamais quelqu'un d'autre que soi, on ne change jamais entièrement. Il y a toujours une part qui reste ancrée en nous. On se répète les même choses tous les jours jusqu'à se bourrer le crâne et croire qu'on peut être quelqu'un d'autre, quelqu'un de bien.

Aujourd'hui, je ne vous en veux plus d'être partis. Au fond, ça m'a ouvert l'esprit. C'est la première fois qu'on me donne une leçon, en fait. Jamais on ne m'a donné de telles claques en plein visage. Je voulais vous demander pardon à tous les deux. Pardon de m'être conduit comme j'ai pu le faire par le passé. Pardon de vous avoir fait subir tout ça par pur égoïsme. Aujourd'hui, je crois que j'ai grandi. Pas de beaucoup, mais un peu. C'est déjà ça. Je ne sais pas si c'est le bon moment mais il fallait que je le fasse un jour ou l'autre parce qu'il n'y a pas le choix. Il faut que cette voix dans ma tête se taise, parce que j'en ai marre qu'elle me dise ce que je dois faire à longueur de journée. Elle m'a promis de partir quand ce sera fait. »

Il reste dubitatif face à cette lettre. Il la relit. Plusieurs fois. Il marque des arrêts. Il réfléchit avant de reprendre sa lecture. Il se pince le bras, pensant à un rêve dont il se réveillerait en pleine nuit, enfoui sous sa couette et tout transpirant. Ça ne marche pas, il ne se réveille pas.

Il voit une machine à café. Il y a plusieurs paquets de gobelets en plastique. Il en prend un pour vérifier qu'il est bel et bien réel. Que ce n'est pas un tour de son imagination. Il l'écrase dans sa main gauche, ça le rassure. Il remarque la porte entrouverte. Il prend une paire de ciseaux dans sa main droite, laissant le gobelet tomber sur le sol. Il essaie de ne faire aucun bruit, par peur qu'on l'entende. Il est tout haletant, tout tremblant. Ses jambes paraissent se dérober sous lui. Sa mâchoire se crispe. Sa colonne vertébrale est parcourue par un frisson et il frémit.

Il tire la porte. Il entend un grincement. Il se fige. Il devient tout blanc, presque livide. Il est intrigué et effrayé à la fois. Tout ça ressemble à un effroyable cauchemar. Un couloir, long et blanc. Du sang séché sur le parquet. Enfin, il ne fait que le supposer. Il ne se résout à pas vérifier parce qu'il ne se sent pas très bien, tout à coup. Pas bien du tout même. Il continue d'avancer malgré tout, comme poussé par une force dans son dos.

Il tourne à gauche. Un filet de sang. Des traces encore toutes rougies. Des grosses chaussures, la taille est dans la moyenne. Les pas ont fait un aller-retour. Son cœur s'emballe. Son pouls s'accélère. Sa peur s'accentue jusqu'à prendre le dessus sur tout le reste. Il panique, il serre les ciseaux plus fort, comme si sa vie en dépendait.

J'aimerais le rassurer, lui dire que tout va bien et qu'il n'y a rien à craindre au bout du couloir. Lui affirmer que ce n'est qu'un cauchemar, lui murmurer tout bas qu'il n'y a pas de quoi s'inquiéter. J'admire son courage. Un courage que je n'aurais sûrement pas eu à son âge. Je n'ai pas eu à faire face à ce genre de situation dans mes visions. La Précédente a dû penser que je n'étais pas assez forte pour endurer tout ça à cet âge, et elle n'avait pas tort.

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