Point de vue : elle
Y a quand même des fois où je ne me supporte plus. Je savais que je faisais une connerie avant même de la faire mais je l'ai faite quand même. Je suis vraiment pas croyable ! J'aurais pu tuer, je ne sais pas, n'importe qui d'autre. Mais non, j'ai décidé de prendre son petit à elle. J'aurais pu prendre une personne d'une autre identité. Comme d'habitude, je ne fais pas attention à l'histoire de ce que je tue. Je suis une incapable, la pire qui puisse exister. Il n'y a pas d'autres mots qui puissent mieux me définir que celui-là.
J'aurais dû, comme à chaque fois, faire plus de recherches, et de vraies recherches. Enfin, en faire tout court. J'en ai marre de m'en vouloir à chaque fois, de regretter encore et encore quand je prends une décision à peine réfléchie. Ça commence à faire beaucoup de boulettes en si peu de temps. Dommage que je n'aie pas de patron ou quelqu'un au-dessus de moi pour me remettre dans le droit chemin. Je n'ai aucune idée de si je peux perdre mon job, c'est même la première fois que je me pose la question. Je ne me souviens pas que la Précédente ait abordé le sujet. J'ai dû supposer que j'étais mon propre patron.
Je ne sais pas si je peux me rattraper. Non, je ne pense pas que ce soit possible. Je ne peux pas ressusciter un bébé mort avant même d'être né. Enfin, j'ai le pouvoir de le faire mais c'est trop compliqué d'effacer sa mort dans la mémoire collective. Il y a trop de gens et je ne suis pas assez rapide. De toutes façons, il est déjà trop tard pour le faire. L'impact est déjà trop important.
Je ne sais pas trop où me mettre. Je ne crois pas qu'il reste une place où m'installer. Je vais devoir rester le cul entre deux chaises. Je ne peux pas me pardonner en sachant que je n'ai pas d'autre choix que de rester plantée ici à la regarder sans pouvoir rattraper le coup ou revenir en arrière. Je ne peux que me rappeler toutes ces conneries faites sur un coup de tête. Aujourd'hui, c'était pour voir si ça me réveillait. Je commence à douter sérieusement de mes capacités à assurer mes fonctions avant la transformation d'Andrew.
La mère de Sarah a couru jusqu'aux urgences. Elle est dans la salle d'attente. C'est à son tour. Elle a perdu beaucoup de sang. On s'occupe d'elle. On l'anesthésie, on la soigne. Elle doit rester quelques jours à l'hôpital avant d'être sûre qu'il n'y aura pas d'infection ou de complication. Au réveil, sa joie de vivre s'est envolée. Ses yeux sont tristes. Mais il y a autre chose dans son regard. De la déception peut-être, celle d'avoir perdu son enfant. Elle se dit qu'elle a abandonné ce bébé comme elle a abandonné ses enfants bien avant. Elle écrit une lettre à sa fille Sarah.
Je voudrais l'accompagner pour l'aider à se relever et à se remettre de tout ça. Après tout, je ne suis pas très bien placée pour en parler. Je n'ai jamais été enceinte, je n'ai jamais eu d'enfant à protéger. Je n'ai jamais ressenti la crainte incessante qu'il arrive quelque chose à mon enfant. Je ne sais pas ce que ça fait que de le perdre non plus. Je ne veux pas rester plantée ici et la regarder souffrir. C'est insupportable.
Je ne sais pas si c'est l'idée de faire remplacée qui me joue des tours mais j'ai l'impression de ressentir des émotions. Enfin, seulement quelques bribes par-ci par-là, mais ça me fait un peu bizarre quand même. Maintenant, je me retrouve avec de l'empathie, ou de la pitié. Je ne sais pas tout à faire. Il faut que je me familiarise avec ça de nouveau.
Face à son téléphone, Andrew reste indécis. Il ne sait trop quoi faire. Il ne sait pas quoi envoyer. Il se dit qu'il préfère ne rien envoyer du tout. C'est plus sûr. Au moins, il ne fait pas de gaffe. Il n'y aura aucune engueulade après. En un sens, ça le rassure mais c'est aussi un manque de courage. Il faut qu'il aille dormir. Il n'en a pas envie, il repousse ce moment.
Je ne serais pas dispo demain matin (enterrement). Désolé. Il préfère prévenir Sarah, au cas où. On n'est jamais trop prudent. Pour qu'elle ne s'inquiète pas si elle n'a pas de ses nouvelles. Pas de souci, je survivrai. T'inquiète pas. On se voit demain ne veut pas dire demain à la première heure. Bonne nuit ! Il est soulagé. A toi aussi ! Fais de beaux rêves.
Son esprit est plus léger que quelques instants auparavant. Tout est plus clair. Le son d'une musique douce en arrière plan avant de s'endormir. C'est toujours agréable pour s'apaiser, pour se détendre après cette longue journée. Ça ne l'empêche pas de penser à ce qui va se passer demain. L'appréhension monte, de plus en plus prenante. Il essaye de changer de sujet, de penser à autre chose. Mais c'est difficile. L'enterrement occupe beaucoup de place dans sa tête. Il espère ne pas s'endormir pendant la cérémonie et ne pas s'ennuyer non plus. Il se demande s'il a bien fait d'accepter, finalement. Aller à l'enterrement de quelqu'un qu'on ne connaît pas. En même temps, il ne peut pas s'empêcher de se dire que c'est son devoir.
J'ai l'impression que c'est bien souvent compliqué d'être un humain. Tous ces problèmes qui vous tombent dessus d'un coup. Jour après jour, inlassablement. On est sans cesse noyé dans tout ça, jusqu'à n'en plus jamais voir la surface, sans savoir comment réussir à remonter pour parvenir à respirer. Je suis la Mort et je ne suis pas humaine mais après tout j'en ai aussi, des problèmes. Ils sont juste différents des vôtres. Je ne crains pas le regard des autres comme vous. Je n'ai pas non plus à me préoccuper de mon confort. Je ne vis pas avec cette peur de mourir. D'un côté, on peut dire que quelque part, c'est comme si je n'existais pas. Et pourtant, je me sens morte et vivante à la fois. Je suis peut-être un fantôme, après tout.