La voiture de police se gara dans la ruelle déserte. Carla posa un regard éteint sur l’habitation de Justin. Les murs fardés de rouges, les tuiles vernies, les petits pots vermillon, le tapis de feuilles mortes flavescent : toutes ces couleurs lui agressèrent la rétine. L’endroit se voulait coquet, mais tenait plus du barbouillage enfantin.
— Restez là, lui ordonna l’inspecteur en sortant du véhicule.
La jeune femme comprit qu’il s’adressait aussi à son collègue. Elle suivit Arthur Jakes du regard alors qu’il traversait le jardin et qu’il sonnait à la porte. Bambi apparut. Elle était de plus en plus énorme.
Ils discutèrent un instant puis le flic finit par suivre la jeune femme dans sa maison ridicule.
Les arbres autour de l’habitation n’avaient pas perdu tous leurs atours. À croire que l’hiver persistait à épargner ce lieu. Les minutes s’écoulèrent. Carla s’étala de tout son long sur le siège arrière. Le collègue d’Arthur ne la quittait pas du regard comme si elle allait sortir par magie un couteau et tentait de l’éventrer avec.
— Je suis calme, là. Détend toi, mec.
Arthur Jakes sortit enfin et leur fit signe de les rejoindre. Le coéquipier de l’inspecteur se tortilla pour extraire son grand corps de la voiture puis lui ouvrit la porte.
Carla se redressa avec difficultés et soupira. Pourquoi avait-elle accepté ce marché pourri ?
— Vous ne m’enlevez pas les menottes ? demanda-t-elle innocemment.
L’homme ne répondit pas et la poussa dans le dos pour la forcer à avancer.
— Vous êtes pas trop causant, hein ?
— Je ne parle pas pour ne rien dire.
— Ça me plaît, ça. Je suis sûre qu’on va bien s’entendre.
Ils traversèrent le jardin pavé. Bambi la dévisageait comme si elle avait vu le diable.
Son visage était fatigué, ses yeux semblaient avoir été trempés dans de l’encre violette et ses cheveux se rebellaient en boucles et épis infinis.
— Salut Bambi, pas trop relou le mioche dans le tiroir ?
Carla esquissa un sourire devant les regards exaspérés des flics et de la jeune femme. Elle emboîta le pas à sa rivale, arriva dans le salon et s’affala dans le canapé.
— C’est possible d’avoir un verre d’eau ?
— Tu n’es pas une invitée, siffla Lucie.
— OK. Qu’est-ce que je fous là, alors ? s’enquit-elle en fixant l’inspecteur.
— Je vous demande de rester en compagnie de Lucie et de Stéphane pour les nuits à venir.
Carla le dévisagea, la mâchoire serrée.
— À quoi ça va servir ?
— On a essayé de vous tuer et Lucie Cruzet a été attaquée chez elle. Je préfère que vous soyez toutes les deux au même endroit et protégées par les forces de police. Cela limitera mes déplacements.
Carla avait du mal à croire à cet argument. Peut-être était-ce un moyen de surveiller ses allées et venues ?
— Donc en gros, je dois déménager chez elle ?
Arthur acquiesça.
— T’es d’accord avec ça, Bambi ?
Ses expressions se figèrent et elle se força à grommeler :
— Malgré moi. L’inspecteur a su me donner des arguments convaincants.
— De toute manière, je ne peux pas refuser ?
— Non, confirma Arthur.
— C’est vraiment un plan foireux. Je m’engage pas sur une durée indéterminée, moi. Je suis plus du genre intérim.
— Partons sur la semaine pour l’instant.
— Deux nuits.
Arthur s’avança vers Carla et sortit la petite clé de sa poche pour lui enlever les menottes. Un petit clic suivit et il déclara, les yeux rivés dans les siens.
— Trois nuits.
Le visage du lieutenant était si proche du sien, qu’elle remarqua les pattes d’oie autour de ses paupières, sa barbe naissante, les fossettes de ses joues, son col mal repassé.
Elle fuya finalement son regard et grinça des dents.
— OK.
Le lieutenant se redressa avec un sourire satisfait et ajouta :
— C’est entendu ! Charlie vous attend dehors, elle va vous accompagner jusqu’à votre domicile pour que vous puissiez récupérer quelques affaires avant de revenir ici.
La jeune femme se leva. Décidément, elle ne comprenait pas son air si enjoué. Il ressemblait à un golden retriever, revenant toujours à la charge avec une infatigable volonté, un incroyable enthousiasme. Elle se rappela pourquoi elle n’aimait pas les chiens : ils la fatiguaient.
* *
*
Carla avait réussi à convaincre la dénommée Charlie de la laisser dire au revoir à Justin avant de rejoindre sa future geôlière. Après tout, ces derniers temps, elle dormait principalement auprès de lui.
Elle entra dans la chambre d’hôpital. Halima lui adressa un immense sourire, le soulagement ravissait ses traits.
— Je suis contente de te voir, j’ai cru qu’Arthur allait t’emmener en prison…
La jeune femme grommela quelques insultes inaudibles et se posta au chevet de son aimé. Elle serra frénétiquement la main de Justin puis jeta un coup d’œil aux moniteurs pour vérifier ses signes vitaux.
— Tu vas lui casser la main ! S’alarma Halima.
Carla desserra sa poigne.
— Tu as raison, murmura-t-elle.
— Qu’est-ce qui se passe ? Tu vas partir ?
La petite fille semblait véritablement inquiète pour elle.
— Je vais devoir passer quelques nuits en compagnie de Bambi. Tu sais, la femme de Justin.
— Ah oui, celle qui va avoir un bébé ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Parce que ton prince charmant l’a décrété.
— C’est vrai ? Alors, fais ce qu’il te dit, déclara-t-elle d’un ton très sérieux.
— Tu me donnes de précieux conseils Halima, tu le sais ça ? Railla-t-elle.
— Je sais. Je sais. Tu devrais m’écouter plus souvent.
Carla esquissa un sourire, surprise par la maturité de la réponse. Après un instant elle enchaîna :
— Ta mère est passée aujourd’hui ?
— Oui, mais on s’est encore disputées.
— Au sujet de quoi ?
— De mon père. Il ne viendra pas demain alors que c’est un jour très important…
— C’est-à-dire ?
— Ce sera mon anniversaire, dit-elle d’un ton penaud.
Carla resta perplexe un instant. Elle ne comprit pas pourquoi elle ressentit une forte bouffée de haine envers ce père qu’elle ne connaissait pas.
— Et toi c’est quand ? Relança l’enfant.
— Je ne fête pas les anniversaires.
— Pourquoi ?
— Justement, si tu n’as pas de famille, ça ne sert à rien de les fêter.
— Et les amis alors ?
Carla ne répondit pas.
— Si tu veux, on pourra le fêter ensemble, proposa la petite.
Une douleur sourde envahit sa poitrine. Pourquoi cette gamine était-elle aussi altruiste, aussi gentille, alors qu’elle était une véritable ordure ?
Carla se leva mal à l’aise et dit d’une voix sobre :
— T’es vraiment quelqu’un de bien.
Elle tourna brusquement les talons et s’engagea dans le couloir.
Il lui sembla entendre « Toi aussi, Carla », mais elle se persuada qu’il s’agissait d’une affabulation de son esprit. Elle rejoignit la policière et monta dans sa voiture. Elle n’échangea pas un mot avec la femme qui la déposa devant la maison fauve de Lucie Cruzet, une quinzaine de minutes plus tard.
Carla se retrouva seule, les bras ballants, un sac à dos sur l’épaule, complètement abattue. Le ciel noir paraissait être le reflet de son âme. Elle eut envie de retourner à l’hôpital et, pour la première fois, elle s’avoua que ce n’était pas seulement pour voir Justin.
En soupirant, elle marcha jusqu’à la porte et sonna.
L’accueil froid que lui réserva Bambi contrastait avec sa tenue de grossesse rose à paillettes et à ses chaussons vermeils surmontés de pompons. Grotesque. Comment Justin pouvait-il aimer ce chamallow ambulant ?
Carla pénétra dans sa demeure alors que le visage de l’hôte la suivait avec un mélange d’inquiétude et d’énervement.
La jeune femme se faufila jusqu’au salon et s’affala dans le fauteuil en lâchant son ballotin près d’elle. Elle vit passer le collègue d’Arthur qui lui fit un bref signe de main avant de disparaître à l’étage.
Bambi la rejoignit et déclara :
— Tu ne touches à rien.
— Yep.
Elle récupéra son tablier et commença à préparer à manger. Carla se leva et se mit à examiner les photographies et les objets de décorations sous l’œil inquisiteur de Bambi. Une fois son inspection des lieux terminée, elle s’assit sur le canapé et alluma la télévision.
Le temps allait être très long…
Son gâteau enfourné, son hôte s’installa à ses côtés et changea de chaîne. Carla entendait sa forte respiration, toute sa personne de son ongle de pied jusqu’à ses cheveux de cocker l’horripilait.
— Tu sais on est pas obligé de parler… affirma la future maman.
— Tant mieux, j’ai moins de salive à gaspiller.
Les deux premières heures se déroulèrent sans aucun échange, Bambi suivait une émission culinaire tout en tricotant des chaussettes de bébé. Le cliché de la future mère au foyer. Si Justin survivait, elle serait bien du genre à élever une tripotée de bébés roux tout en abandonnant son travail. Peut-être qu’elle se réorienterait dans le massage des nouveau-nés, une activité à la mode. Carla l’imaginait bien là-dedans. Généralement, les femmes au foyer aimaient bien les trucs inutiles.
Elle pensa à Halima, elle avait vraiment envie de lui acheter un cadeau, mais elle ne savait pas quoi lui offrir, un porte-clefs ? Un livre ? Mais quel type de livre ? Elle n’avait jamais offert de cadeau sauf à Justin.
Lucie sursauta et posa une main sur son ventre.
— Tu vas arrêter de me donner des coups, oui ou non ? S’exclama-t-elle en agitant son doigt vers son ventre.
Carla la dévisagea d’un ton condescendant.
— Tu lui donnes déjà des ordres, quelle mauvaise mère.
— Peut-être, mais moi, au moins, je serai mère…
— Et alors ? C’est pas une réussite personnelle.
— Ça dépend pour qui.
— Au siècle dernier, peut-être.
Elles se fusillèrent du regard puis chacune reporta son attention sur la télévision. Après plusieurs longues minutes de silence fumant, Bambi lui demanda :
— Comment ça se passe la cohabitation avec la petite ?
La question l’étonna.
— Ça va. Ça pourrait être pire…
Carla hésita avant d’ajouter :
— Qu’est-ce que tu achèterais comme cadeau à une enfant de neuf ans ?
— Peut-être, un ours en peluche ou un dessin animé…
— Oui, c’est une bonne idée, l’ours en peluche. Mais c’est pas pour les bébés ça ?
— Ça dépend, moi j’en ai reçu jusqu’à dix ans…
Carla raya mentalement l’ours en peluche des cadeaux potentiels.
— Non, je sais, achète-lui une boîte à musique, proposa Bambi.
La jeune femme fronça les sourcils en la dévisageant, qu’essayait-elle de lui faire comprendre ?
— C’est une blague, précisa-t-elle.
— Je suis pliée en deux.
Bambi se leva, monta à l’étage, discuta un instant avec le policier puis redescendit avec une couverture. Elle s’enveloppa à l’intérieur et s’étendit sur le canapé. La minute suivante, elle dormait à poings fermés.
Carla jeta quelques coups d’œil dans le jardin, l’obscurité avait saisi les lieux. Elle alluma les lumières du dehors.
Rien, pas une ombre étrange, aucun son particulier. La jeune femme attendit une quinzaine de minutes pour s’assurer que le sommeil de son hôte n’était pas feint puis ouvrit son journal.
Notes, Carla, 21 Novembre
Ça me fait tout drôle d’être chez toi. Tu m’y amenais rarement. En même temps, c’était impossible, car ta femme était toujours là. Les maisons comme celle-ci me rappellent la mienne, propre comme un sou neuf, mais pourri à l’intérieur.
J’entends presque le fantôme de mon père : « Et voilà que ce satané Charles me dit que je n’aurai pas dû accepter ce client ! Tu te rends compte ! Mais quel con ce Charles ! Quel con ! Je te jure que ce con de directeur a intérêt de le muter ailleurs ! Je ne vais pas le supporter longtemps… ».
Ces phrases sont gravées dans ma mémoire.
Mon père s’épanchait tout le temps sur l’incompétence de ses collègues, et il surnommait tout le monde « con », aucun homme et aucune femme – et certainement pas ma mère et moi – ne méritions son respect. Lui seul semblait doté d’une intelligence hors du commun, le reste de la planète était tout bonnement incapable.
Il me faisait tellement peur. Je me souviens que je passais mon temps à éviter son regard, car il n’aimait pas mes yeux. Il disait que j’étais une gamine du diable, que j’avais une face de rat, que ma mère m’avait eue avec un monstre.
J’étais d’ailleurs d’accord sur ce point, mais je n’ai jamais osé le lui dire. Parfois, il se mettait dans de telles colères pour un mot de travers, pour une maladresse, un regard. Il ressassait que j’aurais dû être un garçon, que je ne servais à rien.
Le plus fou dans cette histoire c’est que j’ai passé plus de dix ans à essayer de lui plaire. Je me suis coupé les cheveux très courts, en espérant qu’il verrait en moi, le garçon tant voulu, je ne portais que des pantalons, je me battais à l’école, je faisais la dure pour qu’il soit fier de moi. Rien à faire. Cela ne m’a rapporté que des coups.
Poing, brûlures, frappes de ceinture, piqûres d’aiguilles : il était original dans son sadisme.
C’est horrible de repenser à cette période. Peut-être que c’est pour ça que je garde mon studio miteux. Les maisons me terrifient.
Elles sont le symbole des secrets bien gardés, d’un avilissement invisible.
Je pense que les sévices du paraître ont de bonnes dents.
Et pour le cadeau, effectivement, c'est pas forcément la best des idées haha. Ça fait plaisir de voir Carla commencer à s'ouvrir à Halima, la gamine est vraiment adorable et attachante, ça fait plaisir
Et pour le coup des boîtes à musique... Je me demande ce qu'elle venait chercher dedans. Des souvenirs peut-être ? Ou autre chose ? Puisque je ne crois pas qu'il y avait de la drogue dans celles-ci ? Bref, mystère mystère
Par contre, j'ai trouvé moins crédible le passage où elle bronche quand on lui annonce qu'elle va vivre avec Bambi. On a l'impression qu'elle tombe des nues alors qu'Arthur lui en avait déjà parlé à l'hôpital. Pareil, là je retrouve le perso que je connais alors que dans le chapitre précédent, elle m'avait semblé... j'sais pas haha, pas très cohérente d'un pdv de psy, je reconnaissais pas Carla
Je suis conntente si tu trouve halima et carla attachante, c'est le but ;)
Ok, je note pour la vraisemblance de certaines réactions.
Pleins de bisous volants <3
"Toute la fin du chapitre avec la scène entre Carla et Bambi (je ne sais même plus son nom bravo !! XD)" => J'avoue^^ XD
C'est Lucie^^ahah
"je ne comprends pas pour le moment quel est l'objectif d'Arthur" => Tu vas comprendre, t'inquiète :p
Je suis en train de peaufiner le prochain chapitre !
Pleins de bisous aussi ! (et toi ? A quand le prochain chapitre ????)
C'est avec bonne humeur que j'ai découvert l'arrivée de ce nouveau chapitre, et c'est avec une nouvelle bonne humeur que je t'écris ce commentaire ! Ralala... Comme ton récit est prenant ! Je l'avoue, Carla, Halima et Arthur m'avaient un peu manqué.
J'ai dévoré ce chapitre comme rien, bien que je pense avoir un faible pour les dialogues entre Carla et Halima. Ils sont particulièrement touchants. Et d'ailleurs, c'est fou ce que l'intégralité de tes dialogues peuvent être naturels !!! :0 Franchement, une fois de plus, j'ai été bluffée. Et par la fluidité de ton texte, entre autre.
Remarques :
- "L’endroit se voulait coquet, mais tenait plus du barbouillage enfantin." Je pense que tu devrais changer "endroit" par "lieu" je trouve que cela coulerait mieux dans la phrase. Mais ceci est plus un conseil qu'une remarque : un pur avis personnel ;)
- Lorsque Arthur annonce à Carla qu'elle va passer trois jours chez Lucie, j'attendais que tu décrives un peu plus profondément les émotions, ressentis de la jeune femme à ce moment. J'ai trouvé que ça manquait de descriptions émotionnelles. Tu sais si bien les faire en plus !
- Et approximativement la même remarque lors des derniers paragraphes, je pense que tu pourrais encore plus accentuer sur la lourdeur de l'atmosphère, des silences.
Voilàààààà !!! J'espère avoir droit à une suite très bientôt, tu manies le suspens comme personne ! Enfin bref, j'ai hâaaaate !
Bonnes inspirations à toi ! <3
Pluma.
Merci pour tous ces compliments <3
C'est super si mes persos te manquent, c'est qu'ils sont attachants alors :p
Je suis tellement contente d'avoir pu écrire un peu pendant les vacances et ton retour enthousiaste me motive à continuer :D.
Je note pour les émotions ! Globalement, lors de la réécriture, je devrai développer tout ça ! Je note tes remarques précieusement !
Pleins de bisous volants et à bientôt pour la suite :)