Au mois de Ventôse, les alizés ramènent à Carat un peu de fraîcheur. Amoureux, promeneurs, vendeurs à la sauvette de cartes postales se rassemblent sous les arcades… en Pluvède la neige et le verglas font des ravages ; ici, les saisons sont moins marquées.
Pourtant Valère n’a pas pu profiter de cette agréable fin d’hiver. Lorsqu’il ne planche pas sur les grimoires de sa tante, Talma lui demande d’accomplir diverses tâches : transmettre des messages, surveiller tel ou tel endroit… C’est plus barbant qu’il l’aurait cru, mais souvent Olibée l’accompagne. Entre deux cigarettes, ils échangent des ragots sur Brice Noy ou le milieu des vieux résistants diamisses, respectivement. Parfois Olibée lui conte quelques légendes du pays, mais, par‑dessus tout, il lui parle d’Ino d’un air rêveur. Depuis qu’elle a admis qu’elle l’aimait, il trépigne et ne pense plus qu’à acheter des alliances pour lui faire une demande en mariage : sa tête agite ses cheveux torsadés comme des pétales de pissenlit sous le vent. Il compte déjà se laisser pousser la moustache, signe distinctif des hommes mariés. Malgré cet enthousiasme communicatif, Valère lui a recommandé de ne pas se précipiter. Olibée a dix ans de plus que lui, pourtant il se confie et plaisante avec lui comme un nouvel ami.
D’ailleurs, il a quelque peu délaissé les anciens, ces dernières décades. Dans une lettre, Lausanne l’a sommé d’assister avec elle à l’inauguration du mausolée d’Élisée Mantodore ; Valère a accepté, car elle commençait à lui manquer. Drôle de rendez‑vous, tout de même… Quelques mois plus tôt, le Protectorat a accordé au richissime homme d’affaires un carré de voirie pour bâtir une tombe. Un privilège qui a d’abord fait scandale… mais les ouvriers s’affairent depuis des mois derrière des échafaudages opaques, et désormais tous les curieux s’interrogent sur l’édifice : futur chef‑d’œuvre ? Ou monstruosité ? Son dévoilement est l’évènement mondain de la saison.
Le jour dit, Valère rejoint Lausanne sur la place de Bonrecours. Il a failli ne pas la reconnaître ; jamais il ne l’a vue aussi maquillée, apprêtée… et énervée.
« Quelque chose te tracasse, Zaza ?
— Mais tout va bien. Pourquoi ça n’irait pas, prononce‑t‑elle d’un air atone. Allons‑y. La foule commence à se rassembler, je veux de bonnes places. »
Elle commence à marcher sans un mot. Valère n’en mène pas large, car il la sait animée d’intentions contraires : sa joie de le retrouver cohabite avec la volonté de lui passer un savon. Elle doit croire qu’il l’a négligée délibérément, c’est cruel. Gêné, il meuble la conversation tandis qu’elle s’évente avec un livre qu’il reconnaît :
« C’était bien, “Les Amours du Cygne et du Paon” ? Quand tu l’auras fini, je demanderai à Vinny de me le prêter…
— Tu n’as vraiment rien d’autre à me dire ? »
Devant son air confus, elle explose :
« Je suis passée à La Parpelège l’autre jour et ils m’ont dit que tu avais démissionné ! Val, tu t’es fichu de moi ou quoi ? Tu disais que tu voulais quitter ta tante, t’en sortir par tous les moyens, et maintenant… »
Oh. Ça.
Mince, il aurait dû lui en parler. Mais comment lui expliquer ses motivations sans révéler son implication dans la Dissidence ?
« Zaza, c’est juste que… j’ai besoin de Céleste, d’accord ? Alors j’ai mis mes plans en pause. Elle seule peut m’apprendre… ce que tu sais, lui chuchote‑t‑il.
— Hein ? Pourquoi ?
— C’est mon devoir, hésite‑t‑il. En tant que… membre de ma communauté. Du convent.
— Mais… c’est ce qu’elle te répète depuis toujours ! Tu te contentes à nouveau de faire ce qu’elle veut de toi.
— Non ! C’est ma décision. Parfois quelqu’un de déplaisant… peut avoir raison. Ça ne veut pas dire que j’oublie ou pardonne ce qu’elle m’a fait.
— Il y a un an, tu m’as dit que tu te sentais en danger avec elle, fulmine‑t‑elle. Que tu craignais qu’elle ne te laisse jamais sortir. Val, tu devrais t’écouter ! »
Ses yeux se sont remplis de larmes. Valère lui tend un mouchoir qu’elle tapote furieusement sur ses paupières. À cause de lui, son maquillage est fichu. Elle prend une grande inspiration et finit par lâcher, entre ses dents :
« Pas question de rester les bras croisés. Je vais te retrouver un boulot vite fait, moi. Dans quelques mois, tu auras seize ans et l’argent pour sortir de cette baraque.
— Zaza, tu prends trop ça à cœur.
— Tu n’as pas le choix. J’ai pris ma décision, moi aussi. »
Pourquoi sont‑ils aussi têtus, tous les deux ? En même temps, la Dissidence ne paye pas… il faut bien qu’il fasse quelque chose de sa vie. Il acquiesce et Lausanne, rassurée, prend son bras pour le réconforter :
« J’ai dit ce que j’avais à dire… Maintenant, c’est la fête, d’accord ? »
La grand‑messe républicaine, plutôt. Quel monde autour d’eux ! Mais Valère ne voit pas d’agitateurs politiques : soit ils ont préféré snober la clôture des travaux, soit la police a renforcé les contrôles. Quelques pas suffisent à Valère et Lausanne pour rejoindre les premières loges. Le chantier disparaît encore sous une toile de jute grise. L’interminable drap dessine ainsi une silhouette de fantôme au‑dessus des toits du quartier. Peut‑être le spectre des manufactures Morveau‑Bachelard, dont les décombres forment un rectangle noirci en arrière‑plan.
Partout flotte le drapeau gris‑vert‑brun : ciel, flore et boue de la Pluvède. Pourtant de nombreux Diamisses sont présents ; dans leur culture, la finalisation d’une tombe reste un évènement important, d’autant plus pour quelqu’un d’aussi célèbre. Quant à la bonne société, elle s’est plantée en rangs d’oignons sur la haute estrade circulaire qui entoure les fondations. Une belle brochette de personnalités que Valère s’amuse à identifier. Le maire de Carat et la Secrétaire Protectorale échangent quelques piques, sous l’œil atrabilaire de l’ambassadeur d’Orgélie. Ce dernier tente depuis des décades de faire baisser le prix du phlogiston à l’export, mais l’armée pluve s’y est opposée. Mécontent, fatigué, le légat à la peau noire n’est ici que par obligation diplomatique.
Plus bas dans la tribune officielle, trois visages familiers se démarquent aussi. Xavière L’Enguerrand, présidente directrice générale des Primeurs L’Enguerrand ; Honoré Ducasse, sous‑préfet de police ; et leur fils, Savinien. Celui‑ci se dépérit de honte et d’ennui. Ses parents lui ont lissé et plaqué les cheveux à grands renforts de gomme adragante ; un véritable casque de guerre.
« Je fusillerais bien le barbier qui lui a fait ça, s’indigne Valère. J’ai le crâne en feu rien qu’à le regarder.
— Ah, tu vois bien que ton emploi te manque », lui sourit Lausanne.
Honoré Ducasse vient du Vleuc, la région septentrionale de la Pluvède. Juste en‑dessous de la ligne de front… Au‑delà commencent les jungles du Royaume d’Orgélie qui souhaite mater la République mais aussi mettre la main sur le Protectorat et ses ressources en phosphore. Les Vleux ont des chevelures plus drues et broussailleuses que le reste des Pluves, et la peau plus sombre ; les viols commis en temps de guerre ont pollué leur hérédité d’un peu de sang orgélien. Lorsqu’elles ne s’affrontent pas directement, les deux nations aiment à se disputer quelques territoires coloniaux. La famille royale n’a toujours pas digéré l’annexion de la Diamisse, il y a cinquante ans.
Au pied des tréteaux, cent des subordonnées d’Honoré Ducasse ont formé un cercle, comme un napperon de dentelle noire. Sitôt que le sous‑préfet regarde ailleurs, son fils se déboutonne un peu plus la chemise. Un triangle de peau licencieuse étincelle aux yeux de tous.
Mais soudain retentissent les clairons de la fanfare municipale, un peu plus loin. La foule se raidit d’un coup, la Sûreté Riveraine se met au garde‑à‑vous et même les dignitaires cessent de cancaner. Un pan du gigantesque suaire remue alors. Un homme en surgit, flanqué de gardes du corps. Sa main se lève en salut, offert à l’Humanité toute entière.
Le public s’agite ; grand, fier, fort ; voilà Élisée Mantodore. Son visage, laid mais charismatique, sourit souvent. On le voit à ses rides d’expression, plus marquées que sur les gravures des journaux. Une houppette dessine une tiare de cheveux sur son crâne clairsemé.
« Une vraie gueule de truand à la petite décade », admet Lausanne en prêtant à Valère ses jumelles.
Il voit de près son nez concassé de boxeur, ses petits yeux perçants, ses dents de biais. Ce côté « peuple » contraste avec l’embonpoint avancé qui teste la résistance de sa coûteuse queue‑de‑pie. Mantodore et ses protecteurs s’avancent tout à l’avant de la tribune, sous un parapet. Il s’adresse à la foule d’un porte‑voix :
« Mes très chers amis… Pour être franc, si j’ai organisé tout ce… bazar… C’était pour me retrouver ici, aujourd’hui, avec vous. »
Applaudissements.
Valère rit de cette fausse familiarité. Plutôt malin, de désigner le public comme faisant partie de ses « amis » … cela lui évite d’employer les termes « citoyens » et « camarades », qui pourraient rappeler certaines différences de classe. Au milieu de ces respectables Pluves, Mantodore paraît bien blafard.
Lausanne, sans prévenir, agrippe le bras de Valère en s’exclamant :
« Bon sang… Pas elle ! Ne te retourne pas.
— Je vous ai conviés car ce lieu garde une immense force de signification, s’élève la voix réverbérée et solennelle. Pour moi, pour vous… Pour notre pays.
— Quoi ? Ma tante est là ?
— C’était cinquante ans plus tôt, continue Mantodore. La Guerre du Phosphore. Nombre d’entre vous, trop jeunes, ne s’en souviennent pas. Savez‑vous ce qui se trouvait ici, à l’époque ? »
Il désobéit à Lausanne et pivote la tête. Pas de Céleste à l’horizon, mais quelques mètres plus loin… Talma assiste elle aussi au discours. Raide, très concentrée, elle ne les a pas remarqués. Valère lui met une main sur l’épaule :
« Eh, par ici ! Bonjour, tu te souviens de Lausa…
— Laurette, couine Lausanne d’embarras.
— Oh, bonjour, s’exclame Talma. Tout Carat s’est donné rendez‑vous, ma parole.
— Eh bien, justement, les harangue Mantodore sans la moindre note. Rien. Du. Tout !
— Étonnant de te voir ici… Tu ne portes pas ce rupin en haute estime, interroge Valère.
— J’aime regarder sa petite face de fouine droit dans les yeux, grince des dents Talma. J’essaye de déterminer s’il a une âme.
— La superficie de Carat a décuplé depuis lors, conte Mantodore. Les boutiques d’apothicaires sont devenues des hôpitaux, les puits des châteaux d’eau… Le patelin, une capitale ! »
Trépignements dans l’auditoire.
« Mes parents ont quitté le pays au début des hostilités… Quand j’y suis revenu, après avoir fait fortune, je n’y ai pas retrouvé pas la misère que j’avais quittée, s’exalte Mantodore. Seulement l’espoir, l’excellence et la prospérité. Un peuple, un protectorat auxquels j’étais fier d’appartenir… c’était la terre où j’étais né, et où j’allais périr. »
Vivats. Il lève les bras :
« Mais nous ne sommes pas réunis ici pour parler de moi ! À ces gens qui m’ont tant donné, à la République de Pluvède qui continue chaque jour à éduquer et protéger nos enfants, à la patrie, qui, contrairement à moi, peut prétendre à l’immortalité… Je dois maintenant rendre hommage. »
Brouhahas.
« Il y a quelques mois, la mairie de Carat m’a accordé sa confiance pour bâtir une grande œuvre architecturale… Un mausolée, certes, mais… pas le mien ! Sa générosité a des limites », nargue‑t‑il le maire qui feint de rire.
Consternation générale. À quoi rime tout ce cirque ? Pour qui Mantodore a‑t‑il bâti cette tombe ?
« Non… J’ai tout le temps de construire ma dernière demeure. Nous sommes ici pour quelque chose de plus important. Rideau ! »
Salves d’artillerie. La haie des forces de l’ordre a tiré sa rafale d’honneur ; Honoré Ducasse s’est bouché les oreilles. Savinien en profite pour coller une crotte de nez sur le col de l’adjoint municipal aux transports ; sa mère, en réaction, lui file une taloche.
La Secrétaire Protectorale tend alors à Mantodore une paire de ciseaux, avec lesquels il coupe la fine cordelette qui retient la couvrante. Tel le ruban d’un papier‑cadeau, le lourd tissu s’écroule dans un bruit de voilures.
Et l’ouvrage, mirobolant, apparaît.
« Non », s’horrifie Talma les yeux écarquillés.
Le bas de l’œuvre n’est qu’un piédestal massif à frontons, colonnes et bas‑reliefs. Mais par‑dessus s’élève… un sablier de cinquante mètres de haut. Ses deux énormes bulbes symétriques reflètent le soleil sur leur surface gondolée. Un massif tas de cendre grise repose derrière les parois transparentes de la partie inférieure. Deux campaniles de basalte soutiennent de part et d’autre ces ampoules ; ceux‑ci abritent les engrenages d’une mécanique complexe. Toute la foule s’est mise à jaser, désireuse de connaître l’identité du titanesque défunt. Valère ne comprend pas la révulsion de Talma ; il trouve ce monument original, élégant. Mantodore prend le temps de ménager son effet, puis s’extasie, la voix tremblotante :
« Chers amis, j’ai le privilège et l’honneur de vous présenter le plus haut sablier au monde ! Le prodige des ingénieurs pluves ! La fierté des travailleurs diamisses ! La prouesse de notre nation ! Ses dimensions n’ont pas été choisies au hasard ; lorsque nous l’aurons retourné, il lui faudra exactement un an pour s’écouler. Il ne vous aura pas échappé que j’ai fixé cette inauguration le cinquantenaire de l’armistice. Ce n’est pas par hasard… Le Protectorat m’a chargé de vous l’annoncer : le 18 ventôse sera désormais férié sur tout le territoire diamisse. Nous avons enfin notre fête nationale : le Jour de Paix ! »
Des cris d’euphorie suivent cette annonce, plus assourdissants encore que les coups de fusils. Talma, le menton flageolant, se retient de vomir. Peu lui importent les dizaines de personnes entassées à ses côtés : ce discours insulte sa dignité.
Mantodore appelle au calme et retire ses gants, en signe de respect :
« Vous vous demandez à qui appartiennent les cendres reposant dans cette immense vasque… Eh bien, ce sont nos illustres aïeux. Ici sommeillent les soldats de la Guerre du Phosphore, celle‑là même qui nous fit combattre, puis rejoindre, le Sublime Empire Protectoral de la grande République de Pluvède. Au cours des derniers mois, les descendants de ces augustes guerriers nous ont gracieusement fait don de leurs urnes funéraires, que nous avons amalgamées en un seul mausolée. »
Valère en reste bouche bée. C’est donc pour cela que Mantodore s’intéressait aux sépultures de la dernière guerre ! Les os de Catrée Quatre‑cent‑coups, une fois réduits en poudre, auraient donc pu reposer ici…
« Mais aujourd’hui la Diamisse s’associe à la splendeur du peuple pluve… Et, tout comme nos patries s’allient pour la paix et le progrès, les combattants de nos deux camps, jadis ennemis, reposent à jamais unis par leurs cendres.
— Notre seule fierté, c’était d’avoir donné des sépultures décentes à nos héros, peste Talma. Et maintenant, ils les forcent à côtoyer leurs meurtriers pour l’éternité. Nous n’avions plus que ça, mais c’était déjà trop. »
Elle détourne le regard de l’estrade et contemple le délire ambiant. Tout le monde jubile. Cernée par l’approbation du peuple et l’euphorie des grandes célébrations, la Diamisse se met à haleter, de plus en plus fort. Valère se précipite pour l’épauler. Personne ne fait attention à eux. Essoufflée, apeurée, Talma marmonne en diamarin :
« Ma mère est là‑dedans. Dans ce sablier. Oh, bon sang…
— Tu fais crise d’angoisse, allons à endroit moins peuplé, propose Valère.
— Ils l’ont fait… Θεοσυλία… [1] Ils ont réussi à tuer nos morts…C’est une farce ! Espèce de crétins, hurle‑t‑elle aux badauds. Προδότες [2] ! Vous ne comprenez pas ce qu’on vous fait ?
— Laisse‑les, ils ne t’entendent pas… »
Lausanne veut l’aider, mais elle trahit sa perplexité :
« Val, qu’est‑ce qu’elle raconte ? Tu arrives à suivre ? »
Il regrette d’être passé au diamarin sans réfléchir ; il a progressé dans cette langue en peu de temps. Lausanne risque de comprendre qu’il a revu Talma depuis l’incident du boulevard…
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[1] Θεοσυλία – « Sacrilège ! »
[2] Προδότες – « Traîtres ! »