Quelques semaines plus tard, le Tlaloc a jeté l’ancre dans la baie de Nassau, au crépuscule. Nous n’avons pas pu revenir plus tôt, car le village passait avant tout et qu’il fallait piller beaucoup de navires si on voulait poursuivre notre quête sans avoir à s’inquiéter des besoins des Azteca.
Le capitaine m’a ordonné de monter dans la première chaloupe, faisant fi des règles d’ancienneté concernant les escales.
« Adrian ne devrait-il pas attendre son tour, capitaine ? est intervenu Suarez. Les hommes pourraient très mal le prendre si vous favorisez une nouvelle recrue avant les marins les plus expérimentés. »
Inutile de te dire, Gamine, qu’il s’agissait davantage de son opinion que celle de l’équipage.
« J’ai besoin de Fowles à terre, a renchéri Aztlán. Il connaît bien l’informateur qui pourra peut-être nous aider. Il m’est indispensable, contrairement à d’autres. »
Cette pique a fait noircir le regard du binoclard. Il a baissé la tête et marmonné quelques mots incompréhensibles en catalan, la langue qu’il utilisait pour ses messes basses. Mais Monteña n’était pas stupide.
« Suarez !
— Sí, señor ?
— On ne discute pas mes ordres. »
Le contremaître a incliné la tête en guise de pardon. Chimalli et Oeil-de-Pigargue ont échangé un sourire : à l’évidence, ce spectacle les amusait beaucoup.
Une fois dans la chaloupe, les deux gabiers qui nous accompagnaient se sont emparés des rames pour nous conduire vers la plage.
« Je vais me renseigner à la taverne et au fort, » m’a informé le capitaine, une fois à bord. « Peut-être que le capitaine Hornigold et les siens savent quelque chose au sujet de notre homme. Toi, va directement à la taverne interroger madame Morgane, puisque tu la connais bien ! On se rejoindra là-bas.
— Entendu ! »
Une fois à terre, nous nous sommes séparés devant la taverne. Seule, j’ai monté la grande rue jusqu’à l’ancienne maison du gouverneur. Cela faisait plus d'un mois que nous avions quitté cette île et j’espérais secrètement rencontrer des forbans du Nerriah, impatiente de savoir comment allaient mes anciens camarades.
Nassau restait égale à elle-même. Au loin, on reconstruisait le fort sous le Soleil, au prêt, les pirates échangeaient leurs butins avec les contrebandiers qui devenaient peu à peu des marchands puissants. On jouait de plus en plus les coudes dans les allées, signe que la ville se remplissait de forbans de tous les horizons. Même si je n'y participais pas directement, je dois dire que j'en tirais une certaine fierté.
Nous devenions de plus en plus puissants.
Je suis entrée dans la maison de plaisir sans cérémonie. Les premiers clients consommaient déjà du rhum en charmante compagnie, mais la soirée s’annonçait plutôt calme. Madame Morgane se tenait derrière le bar et discutait avec le capitaine d’une coquille de noix sans importance en utilisant tous ses charmes. Peu importait la taille de la bourse de ses clients, elle se donnait toujours beaucoup de mal pour la vider complètement, jusqu’au moindre penny…
Je me suis installée au bar et j’ai attendu patiemment qu’elle termine sa conversation. J’en ai profité pour regarder si Arwa ne traînait pas dans le coin. J’avais tant à lui raconter ! Et qui sait ? Peut-être connaissait-elle le nom de Zaldívar…
Hein ? Pourquoi chercher une telle information dans un endroit pareil ? Mais enfin, Gamine, parce que c’est le paradis des secrets ! Laisse-moi t’expliquer : les cachotteries circulent en masse dans ces lieux de perdition, car les femmes savent quoi faire pour les dénicher. Elles savent manipuler les hommes et leur retirer les verres du nez. À Nassau, la patronne conservait toutes les rumeurs dans un registre mis sous clé. Comme ça, dès qu’elle avait besoin d’utiliser un secret, elle pouvait s’en servir pour le tourner à son avantage. Personne, Gamine — je dis bien personne ! —, ne connaissait le contenu de ce journal. Tout ce qu’on savait, c’est que tous les lupanars des Caraïbes se transmettaient les secrets les uns les autres. Autrement dit, c’était le réseau d’information le plus efficace et le plus fiable de tous les environs. Donc si le vieux charpentier que nous cherchions était vivant, il y avait des chances que madame Morgane puisse nous renseigner.
Toute information a un prix, bien sûr. C’est pourquoi Aztlán m’avait confié une petite bourse remplie de pièces sonnantes et trébuchantes qui équivalait facilement à l’intégralité de mon salaire. Pour sûr, la patronne ne se gênerait pas pour nous faire payer le prix fort.
Quand elle m’a vu, elle a pris congé de son client pour me servir un verre.
« Tiens, tiens ! Déjà de retour ? Le goéland n’a pas pris son envol bien longtemps, on dirait. Ton capitaine t’a grillé malgré ton accoutrement ?
— Pas du tout, ai-je menti, je viens même te voir en son nom.
— Hum, dommage. Je pensais ce capitaine plus intelligent que ça.
— Ça te ferait plaisir de me voir démasqué, n’est-ce pas ? Tu n’attends que ça depuis notre première rencontre. Pourtant, c'est toi qui m'as aidé...
— Je l'ai fait pour Ferg, pas pour toi. Je tiens une maison close où les clients sont des clients et les garces sont des garces. J’aime que les individus restent à leurs places. Mais toi, tu perturbes tout. Je n’arrive même plus à faire travailler Théoris correctement ! Elle ne cesse de poser des questions aux clients sur leurs vies en mer, alors les hommes ne la demandent plus, parce qu’eux, ils viennent pour l’oublier, cette foutue flotte ! »
Je n’ai rien répondu, mais le sourire que j’affichais l’a exaspéré. Savoir que j’avais introduit la rébellion dans les murs de cet établissement ne me déplaisait pas. Mais le moment était mal choisi pour me disputer avec cette femme, d’autant plus que je lui devais beaucoup. Alors j’ai changé de sujet :
« Le capitaine Forbes est ici ? Son rafiot mouille dans la baie.
— Ferg est parti avec son rabat-joie de second sur un autre navire pour aller à Port-Royal à la recherche d’informations. Je ne sais pas trop ce qu’il prépare, mais je ne l’ai jamais vu aussi excité.
— Je vois. Dommage, j’ai bien des choses à lui dire. »
Madame Morgane s’est penchée sur le bar pour poser son menton dans le creux de sa main, vivement intéressée par mes dernières paroles.
« Et si tu me racontais toutes ses choses ? m’a-t-elle proposée d’un ton mielleux. Je pourrais les rapporter à Ferguson quand il reviendra. »
Son invitation m’a laissée de marbre. J’ai laissé le silence s’installer pour lui faire comprendre qu’elle ne m’aurait pas. Elle savait déjà la vérité sur mon identité et, en conséquence, elle pouvait me faire tomber quand ça lui chantait. Hors de question que je lui donne plus de raison de le faire.
Par contre, le moment était parfait pour lui présenter la bourse d’Aztlán. Je l’ai laissé tomber lourdement sur le bois pour que la patronne prenne conscience de tout son poids.
« Mon capitaine cherche quelqu’un : un ancien marin espagnol, charpentier de profession, qui aurait environ soixante-dix ans aujourd’hui. Ça te dit quelque chose ? Tu en as entendu parler par un autre patron ? »
La patronne a longuement fixé la bourse de cuir, puis a poussé un soupir langoureux.
« Crois-moi, je donnerais n’importe quoi pour prendre cet argent et réparer la toiture de cette baraque. Mais des anciens charpentiers de navires espagnols, jamais entendus parler. Alors ton capitaine peut garder sa bourse. »
Déçue, j’ai repris mon bien. Je me suis éloignée du bar pour m’installer à une table vide. Difficile de savoir si madame Morgane mentait ou non. Mais si c’était le cas, Gamine, cela n’annonçait rien de bon.
En attendant qu’Aztlán se pointe, j’ai observé un à un les clients de l’établissement. Tous des forbans, des criminels, des rêveurs… Mais pas un seul d’entre eux ne m’a paru l’égal de mon capitaine. Tous ces pirates essayaient-ils d’atteindre un but ? Nombreux d’entre eux semblaient avoir échoué ici parce que personne ne voulait d’eux. C’était un peu plus compliqué que ça, en fait. Ces gars-là en voulaient au monde entier. Mais qu’en était-il de Barbe Noire et de Benjamin Hornigold ? Eux, ils voyaient les choses en grand. Ils imaginaient la République de Nassau comme un état indépendant, gouverné par aucune couronne. C’était eux les têtes pensantes. Sans eux, difficile de croire que ce nid de pirates aurait tenu aussi longtemps.
« Adrian ! Quand est-ce que tu es rentré ? »
Je me suis retournée vivement sur ma chaise et j’ai découvert Isiah en charmante compagnie. Je lui ai souri, heureuse de croiser un visage familier et bienveillant.
« Il y a quelques heures. J’ai cru comprendre que Ferguson et La Guigne étaient partis pour Port-Royal. Pourquoi t’es pas avec eux ? »
Le cuisinier du Nerriah a murmuré quelques mots à l’oreille de sa compagne qui a fini par s’éloigner en gloussant. Mon ami s’est ensuite assis à ma table et s’est penché vers mon oreille de manière à ce que personne d’autre que moi ne l’entende.
« Il fallait quelqu’un pour surveiller le rafiot. Je laisse aussi traîner mes oreilles par ici, au cas où. Si tu savais, Adrian ! On s’apprête à réaliser l’un de nos plus grands coups !
— Comment ça ?
— Je ne peux pas te donner tous les détails, mais tu te souviens de ce que je t’avais raconté sur ma sœur, la véritable Nerriah ?
— Bien sûr.
— Eh bien, il se trouve qu’on a retrouvé l’homme qui s’occupait du trafic. C’est un seigneur important de Port-Royal qui possède un grand marché d’esclaves sur l’île de la Jamaïque, pas loin des côtes !
— Et que comptez-vous faire ? Vous voulez vous venger ?
— Ça, c’est juste une petite satisfaction. Non, ce qu’on veut vraiment, Adrian, c’est sauver la bonne centaine d’esclaves en captivité et ruiner son marché ! »
J’ai froncé les sourcils, perplexe. Comment Ferguson voulait-il s’y prendre pour faire un coup pareil ? Même si l’exploitation se trouvait près de la côte, je doutais fort que ce soit un endroit où il était facile de débarquer.
Alors que je m’apprêtais à confier mes doutes à Isiah, j’ai soudain vu Aztlán entrer dans l’établissement. Après être passé devant notre table, le sourire aux lèvres, il s’est dirigé vers les escaliers où se trouvait Arwa qui venait tout juste de prendre son poste. Quand elle l’a vu, son visage s’est illuminé. Arrivé à sa hauteur, le capitaine lui a pris la main sans hésiter et ils ont commencé à discuter joyeusement, comme le font deux amants qui ne se sont pas vus depuis longtemps.
Je me souviens très bien de ce moment, Gamine, et de ce que j’ai ressenti. Depuis quand se connaissaient-ils ? Quelle relation entretenaient-ils ? Aztlán était-il le client d’Arwa ? Je craignais chacune de ces réponses. À ma grande surprise, le fait de ne pas être regardée comme il la regardait m’a mis dans une colère noire. J’ai serré les poings sous la table pour me contenir.
Isiah, considérant ma sombre expression, s’est retourné pour voir ce qui m’avait mise dans cet état. Son expression est alors devenue bien songeuse.
« Et si je t’expliquais notre plan dehors ? a-t-il dit pour rompre le lourd silence. Tu pourras m’expliquer ensuite comment ça se passe pour toi, dans ton nouvel équipage. Je suis tellement content de te voir ! »
Je n’ai pas tout de suite réagi à ses propos, continuant d’observer Arwa et Aztlán, désireuse de prendre la place de mon amie. J'ai fini par me faire violence :
« Oui, allons-y. »
Nous avons quitté l’établissement de Madame Morgane en piquant la bouteille de rhum.
*
Sur la plage, au milieu des tentes de fortune, nous nous sommes assis au pied d’un feu de camp. La nuit était belle, mais la brise agitée, rendant le bruissement des vagues plus fort que d'habitude, alors nous nous sommes assis l'un très proche de l'autre pour être sûrs de bien s'entendre. Isiah s’est emparé d’un bâton qui traînait dans le coin et a commencé à dessiner le plan qu’ils avaient élaboré avec La Guigne et Ferguson.
« Comme je disais, nous voulons sauver les esclaves et saccager la propriété de ce seigneur pour ruiner son commerce. Les entrepôts d’esclaves se situent en haut d’une falaise, mais ils sont visibles depuis la côte. En contrebas, il y a une crique où se trouve un ponton qui permet aux négriers de débarquer leurs soi-disant marchandise. On peut ensuite rejoindre les entrepôts par un chemin escarpé qui longe le flanc de la falaise. Le plan de Ferguson, donc, c’est de débarquer une chaloupe remplie de nos pirates les plus expérimentés et d’infiltrer les lieux. Il y a des vigies en bas, bien sûr, il faudra les éliminer. Pareil une fois là-haut. Ensuite, il faudra évacuer les esclaves jusqu’en bas. Pendant ce temps, le Nerriah enverra toutes les chaloupes disponibles pour les embarquer. Enfin, après avoir mis le feu aux bâtiments, la capitaine nous couvrira avec des coups de canon pour que nous puissions tous revenir en ramant saints et saufs ! »
Isiah esquissait ses explications sur le sable avec entrain. Je l’écoutais jusqu’au bout, mais plus il avançait dans son développement, plus je m’inquiétais. Une fois son exposé terminé, je lui ai demandé :
« Il y a combien d’esclaves dans ce marché ?
— Nous ne connaissons pas les chiffres exacts. C’est d’ailleurs l’une des informations que Ferguson et La Guigne sont partis chercher. Mais on pense qu’il doit y avoir au moins deux cents esclaves.
— Alors c’est de la folie. »
Le cuisinier en est resté bouche bée. Je lui ai pris le bâton des mains pour désigner son plan.
« Vu le terrain que tu me décris, il faut vous attendre à ce que rien ne se passe comme prévu. Je comprends que vous vouliez n’envoyer que les meilleurs pirates pour l’infiltration, mais ils ne sont clairement pas assez. Je doute fortement qu’un entrepôt aussi important ne laisse que quelques vigies et contremaîtres pour surveiller les esclaves. Quant aux prisonniers, ils sont bien trop nombreux pour descendre rapidement sur la plage par le chemin de la falaise. »
L’évasion serait lente, Gamine, bien trop lente. L’alerte finirait forcément par sonner et les tuniques rouges auraient rappliqué bien avant le départ des chaloupes. Puis se couvrir par des tirs de canon, ce serait dangereux. Les soldats seraient déjà sur eux avant qu'ils puissent embarquer tous dans les chaloupes. Il était difficile de viser précisément avec des canons, surtout les leurs. Ferguson risquerait de tirer sur la falaise et de provoquer un éboulement, les mettant tous en danger. Enfin, le Nerriah ne pourrait jamais embarquer deux cents esclaves, le navire était bien trop petit. Oui, vraiment, j'avais du mal à croire Ferguson capable d'élaborer un plan aussi irréfléchi.
Une fois mes explications terminées, sur le visage d’Isiah, la surprise a laissé place à la déception. Il ne s’attendait pas à ce que je démonte leur plan aussi facilement. Dans ses yeux, l’enthousiasme a laissé place à l’inquiétude.
« C’est aussi pour ça que je suis restée à Nassau, m’a-t-il confié. Ferguson n’est pas stupide : il sait que nous avons besoin de collaborer avec un autre équipage si on veut réussir. Ton capitaine, il ne voudrait pas nous aider, par hasard ?
— Désolée, mais je crois que mon capitaine a pas mal de projets pour le Tlaloc. Il a son propre combat à mener et il est tout aussi périlleux que le vôtre.
— Je vois… En tout cas, tu as bien changé, Adrian ! Jamais je n’aurais cru que tu serais capable d’analyser un plan d’abordage aussi facilement. Tu as dû apprendre beaucoup de choses, non ? »
J’ai rapporté à Isiah tout ce que j’avais fait ces dernières semaines : le projet d’Aztlán de faire de moi son second, ma rivalité avec Suarez, mon apprentissage de l’espagnol et mon succès lors des dernières attaques. J’ai réduit cependant au silence tout ce qui concernait les Azteca et les plans de mon capitaine, car je pensais que ça déplairait à Monteña. Cela n'a pas empêché le cuisinier de se réjouir pour moi.
« Et pourquoi vous êtes revenus ici ? Pour vendre votre butin ?
— Oui, ai-je menti pour ne pas éveiller ses soupçons. Mais nous cherchons aussi quelqu’un. Mon capitaine m’avait envoyé pêcher l’information chez madame Morgane, mais je n’ai rien trouvé à son sujet.
— Vous cherchez un pirate ?
— Pas exactement. On cherche un ancien charpentier de navire à la retraite, qui aurait environ soixante-dix ans. On ne sait pas s’il est vivant ou mort, mais il a vogué pas mal de temps sur un navire au service de la couronne d’Espagne. Son capitaine s’appelait Nicolas Zaldívar. Ça te dit quelque chose ? »
Isiah est resté silencieux un moment, songeur.
« Un charpentier de navire, je ne sais pas, mais le nom de Zaldívar me dit quelque chose. Où est-ce que j’ai déjà entendu ce nom-là ? … Ah ! Je me souviens. Il n’y a pas longtemps, on est allé se rationner à Saint-Domingue. Sur le port, il y avait un vieux mendiant complètement fou, dans l’âge du gars que tu me décris, qui n’arrêtait pas de marmonner ce nom. »
J’ai écarquillé les yeux. Jamais je n’aurais cru que je trouverais cette information chez l’un de mes anciens compagnons ! Ah ! Gamine ! J’ai pris Isiah dans mes bras, ce soir-là, tellement j’étais reconnaissante. Pas sûr qu’il s’agissait vraiment de notre homme, mais si ce mendiant connaissait le nom de Zaldívar, il aurait sûrement des informations à nous fournir.
« Merci, tu me sauves la vie ! Dis-je en relâchant mon étreinte. Au moins, j’aurais quelque chose à rapporter à mon capitaine !
— Ça me fait penser que je dois retourner chez madame Morgane. J’ai promis à la donzelle de toute à l’heure de revenir avant la fin de son service ! »
Le cuisinier s’est levé. Comme j’avais une bonne nouvelle à annoncer à Monteña, il m’a demandé si je voulais le suivre. J’ai décliné. La vision d’Arwa et d’Aztlán m’avait de nouveau envahie. J’ai donc répondu que j’allais plutôt dormir à la belle étoile et l’informer demain.
« Comme tu voudras, Adrian. À la revoyure !
— Isiah?
— Oui ?
— Ne partez pas seuls pour votre pillage. Vous mettez vos vies en danger. Dis-le à Ferguson.
— Compte sur moi. »
*
Je suis restée toute la nuit sur la plage, ce soir-là, hantée par l’image d’Arwa et d’Aztlán. Je ne parvenais pas à l’enlever de ma tête, Gamine. Même les étoiles n’ont pas réussi à me consoler. Seul le rhum, en brûlant mon gosier et en me réchauffant, a fini par me faire dormir.
À l’aube, j’ai pris mon courage à deux mains et je suis retournée chez madame Morgane. De toute façon, la bandelette crasseuse qui comprimait ma poitrine me faisait énormément souffrir et il devenait urgent de prendre un bain.
La patronne m’a accueilli sans grâce, me désignant la salle de bain. J’ai retiré mes vêtements et j’ai plongé dans l’eau tiède, heureuse de pouvoir enfin respirer. J’avais mal au crâne à cause du rhum et, franchement, c’était un miracle que je me souvenais encore de la précieuse information fournie par Isiah.
Soudain, on a frappé à la porte. Le visage d’Arwa est apparu dans l’entrebâillement.
« Je ne te dérange pas ? »
J’ai secoué la tête, gênée. Cependant, la jeune égyptienne n’a pas relevé : ce qu’elle avait à me raconter était bien trop intéressant pour qu’elle fasse l’effort de se retenir.
« J’ai passé la nuit avec un capitaine complètement saoul. Il m’a épuisé ! »
Consterné, mon visage s’est détendu d’un seul coup.
Aztlán ne buvait pas d’alcool.
« Comment il s’appelait, ce capitaine ?
— Marcas Todt, un Écossais. Il jure en gaélique quand il est bourré.
— Alors… tu n'as pas passé la nuit avec le capitaine Monteña ?
— Lui ? Ce n’est pas un client. Il vient de temps en temps me rendre visite parce que nous nous entendons bien, mais jamais il a payé pour consommer. Ni moi ni aucune autre fille. Pourtant, c’est pas le désir qui nous manque, pour une fois ! C’est vraiment un plaisir pour nos yeux. Dommage qu’il vienne si peu souvent.
— Je vois… »
J’ai plié mes genoux contre ma poitrine et les ai entourés de mes bras, y enfouissant ma tête pour dissimuler un sourire. Mais Arwa était trop maligne.
« Oh, oh ! Dis-moi, Saoirse, tu ne craquerais pas pour lui, par hasard ?
— Ça te regarde pas ! »
En fait, j’ignorais quoi répondre d’autre. À l’époque, l’amour, je ne savais pas vraiment ce que c’était et, du peu que l’on m’en avait dit, je pensais que, dans ce monde, il n’avait pas sa place.
« En tout cas, a repris Arwa, il était contrarié que tu sois partie. Il m’a demandé de te dire de le rejoindre à l’armurerie ce matin. Apparemment, il a quelque chose à te montrer. »
Cela a piqué ma curiosité, alors je me suis dépêchée de finir mon bain. Mon amie m’a donné un baume pour soigner mes blessures provoquées par les frottements de mes bandelettes. En effet, j’avais un peu saigné juste en dessous de ma poitrine. Elle m’a ensuite fait cadeau d’une nouvelle bandelette, fabriquée avec un tissu beaucoup plus doux, plus confortable. Je ne la remercierai jamais assez pour ça, Gamine, car avec ce présent, je n’ai plus souffert.
Une fois prête à partir, Arwa s’est approchée de moi et m’a murmuré une dernière chose :
« Ne t’en fais pas, je ne toucherai pas à ton capitaine, je te le promets. De toute façon, tu es bien mieux placée que moi pour qu’il te tombe dans les bras. »
Me libérant de son étreinte, je suis partie précipitamment, sans rien dire, rougissante.
*
J’ai couru jusqu’à l’armurerie, qui se trouvait juste à l’entrée du fort. Quand je suis entrée dans l’établissement, Aztlán s’y trouvait, ainsi que Chimalli et Oeil-de-Pigargue.
« Ah ! Te voilà, Fowles ! m’a interpellé le capitaine. Approche, j’ai une surprise pour toi. »
Je me suis avancée jusqu’à la table où tout le monde s’était rassemblé. Dessus, un objet les intéressait tout particulièrement.
Il s’agissait d’une arbalète sophistiquée, le genre d’arme très difficile à fabriquer. On m’avait dit que l’armurier de Nassau était doué, mais je ne pensais pas à ce point. Monteña l’a saisie et me l’a tendue.
« C’est pour toi, Fowles.
— Pour moi ?
— Le mousquet ne te convient pas, non ? Alors, comme tu m’as parlé de ton ancienne fronde, je me suis dit qu’une arbalète te correspondrait mieux. Qu’est-ce que tu en penses ?
— C’est… c’est une bonne idée. Mais où est-ce que je vais m’entraîner ?
— Ici, tant que nous n’avons pas l’information que nous recherchons, puis sur le pont quand on sera en mer.
— Alors j’ai hâte de l’utiliser ! Merci infiniment, capitaine.
— Bien. Maintenant, revenons à l’essentiel. As-tu des nouvelles à me fournir ? Au fort, personne ne sait rien, pas même le capitaine Hornigold. »
J’ai sorti de ma poche la bourse qu’il m’avait confiée. Quand je lui ai rendu, la déception s’est dessinée sur ses traits alors qu’il prenait conscience de son poids.
« Madame Morgane n'a rien pu me dire. Il semble que le charpentier qu’on recherche n’est pas un habitué des maisons de plaisir. Cependant…
— Cependant ?
— Un membre de l’équipage du Nerriah m’a informé qu’il avait entendu un mendiant de Saint-Domingue prononcer le nom de Zaldívar. Apparemment, l’homme aurait à peu près l’âge de celui qu’on cherche.
— Peut-on en être sûr ?
— Non, mais s’il connaît le nom de l’adelantado, alors que tout son équipage est mort, il y a de grandes chances que ce soit lui ou quelqu’un qui a au moins entendu parlé de lui. Cela vaut le coup d’aller vérifier, non ? »
Alors qu’Aztlán réfléchissait, Chimalli, Oeil-de-Pigargue et moi sommes restés pendus à ses lèvres, en attente de sa décision. Tout comme moi, le gabier et le charpentier du Tlaloc brûlaient d’y aller.
« Très bien, allons-y. C’est la meilleure piste que nous ayons, après tout ! Informez l’équipage. Nous partons demain, à l’aube. »
Alors que le capitaine s’apprêtait à s’en aller, Chimalli l’a interpellé. Maintenant, je comprenais parfaitement tout ce qu'il disait en espagnol.
« Il va nous falloir traverser son fief pour nous rendre à Saint-Domingue… Vous ne pensez pas qu’il risque de nous trouver ? »
Sans comprendre, mon regard se déplaçait de Chimalli au capitaine qui s’était figé. Doucement, il s’est retourné, puis il a adressé un regard déterminé à son frère d’armes.
« Eh bien, qu’il nous trouve. »