Chapitre XXI : La vierge de flammes

— Debout !

Tanwen se releva péniblement en se servant de son arme comme appui. Ils s’entraînaient depuis des heures sous un soleil cuisant. Elle était couverte de sueur et aurait donné n’importe quoi pour un peu d’eau fraîche, mais Minos ne comptait pas encore la laisser se reposer. Il se tenait debout au milieu de la cour et attendait impassible sa prochaine attaque. Tanwen leva son épée et fonça sur lui en criant. Après une courte passe d’armes, Minos la désarma en envoyant valser son arme et pointa son glaive juste sous sa gorge.

— Tu te précipites encore trop, déclara-t-il. Va ramasser ton arme.

Tanwen se dirigea, furieuse, en direction de celle-ci sous les regards amusés des spectateurs. Comme à l’accoutumé, quelques Brûlés assistaient à ses duels en échangeant quelques remarques et parfois des encouragements à son égard. Alors qu’elle se penchait pour ramasser son épée, elle entendit la voix de Luke dans son dos.

— Laisse-le t’attaquer en premier la prochaine fois.

Il tenait dans ses mains une gourde et la lui tendit. Tanwen but goulûment quelques gorgées puis s’essuya la bouche du revers de sa main avant de répondre :

— À quoi bon ? Cela ne changera rien, ce vieux grincheux l’emportera comme à chaque fois.

— Tu n’as rien à perdre à essayer, renchérit Luke en souriant. Attaque moins et réfléchit plus, même si je sais que ce n’est pas dans ta façon de faire.

Tanwen lui fit une grimace sans répondre, puis lui tourna le dos pour faire face à Minos.

Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis leur rencontre et, à force de lui apporter ses repas tous les jours, elle s’était peu à peu rapprochée de lui. Minos et les autres Brûlés avaient fini par lui rendre sa liberté, même si beaucoup continuaient à lui jeter des regards mauvais en le considérant toujours comme un potentiel espion. Tanwen était heureuse de ne plus être la dernière arrivée et de ne plus accaparer la méfiance des autres membres, mais elle compatissait au sort que subissait Luke et souhaitait pouvoir l’aider à s’intégrer au groupe. Alors qu’elle s’avançait vers Minos, plusieurs cris fusèrent parmi les Brûlés présents à son entraînement.

— Rendons ça plus intéressant, et si elle affrontait le garde de Spyr ?

— Ça sera un duel plus équilibré !

— Allez, Minos, accepte, je sais que tu meurs d’envie de voir ta recrue à l’œuvre !

Minos hésita un instant, puis il finit par rengainer son glaive.

— Très bien, que l’on donne une arme au Spyrien !

Un des Brûlés tendit aussitôt son épée à Luke qui la prit en hésitant, puis on le poussa vers le centre de la cour. Tanwen regarda tour à tour Luke puis Minos comme pour chercher une confirmation et ce dernier alla se positionner à l’écart parmi les spectateurs.

— Je rappelle les règles, déclara-t-il. Le combat s’arrête à la première effusion de sang, dès que l’un de vous est désarmé ou bien s’il souhaite abandonner. Vous n’avez pas de casque, donc interdiction de porter des coups au visage, est-ce que c’est bien compris ?

Ils hochèrent la tête et Minos leva alors le bras, prêt à donner le signal du départ.

Tanwen dévisagea Luke pendant un moment. Il était plus grand que lui et avait des cours cheveux blonds qui lui donnaient vraiment une allure de soldat. Bien qu’il se soit toujours montré calme et attentionné dans ses manières, elle n’avait aucun mal à l’imaginer sur un champ de bataille. Elle serra un peu plus fermement la manche de son arme. Elle adorait ces quelques secondes avant le début d’un affrontement durant lesquelles la tension montait entre les deux adversaires avant qu’ils ne se jettent férocement l’un sur l’autre.

— Combattez ! Cria Minos en abaissant son bras.

Tanwen fonça aussitôt à toute allure en direction de Luke qui ne bougea pas d’un pouce. Elle asséna un puissant coup de taille que Luke para sans difficulté avant de contre-attaquer rapidement. Tanwen fut prise de cours et bloqua le coup comme elle put, mais il la bouscula d’un puissant coup d’épaule. Elle manqua de tomber à la renverse et parvint à retrouver son équilibre in extremis. Elle eut à peine le temps de se repositionner que Luke était déjà sur elle, enchaînant les coups. Il frappait fort et vite et Tanwen n’arrivait pas à trouver d’ouverture lui permettant de contre-attaquer. À ce rythme, ce n’était qu’une question de secondes avant qu’il ne la désarme et elle ne voyait pas d’options pour s’en sortir. Elle entendit quelques phrases fuser parmi le brouhaha de cris d’excitations des Brûlés.

— Allez, défends-toi !

— Bouge plus vite, c’est mou !

— Brise-lui sa garde ! Brise-lui sa garde !

Elle lança un rapide coup d’œil dans leur direction et croisa le regard de Minos. Il était immobile les bras croisés, en observant chacun de ses mouvements avec attention. Tanwen eut soudain une idée. Elle fit un large pas en arrière et leva son arme au-dessus de sa tête. Luke leva son épée pensant parer son coup, mais Tanwen feinta et lança un coup de taille de bas en haut. Luke fut surpris et para difficilement son attaque. Elle en profita alors pour reprendre l’ascendant en l’assénant de coups à son tour. Il avait de bons réflexes, mais Tanwen était plus rapide. Après qu’il eut paré une de ses attaques, elle mit son pied entre les siens et le poussa à son tour. Luke trébucha sur sa jambe et s’écroula au sol et, avant qu’il n’ait le temps de réagir, Tanwen plaqua son genou sur son bras armé pour l’immobiliser et posa délicatement son épée sur sa gorge. Des cris d’enthousiasme raisonnèrent parmi les Brûlés ainsi que plusieurs applaudissements. Seul Minos se contenta de hocher la tête sans applaudir. Tanwen n’y prêta pas attention tellement elle était ravie. Passée l’allégresse de sa victoire, elle aida Luke à se relever.

— C’était un beau combat, dit-il en se dépoussiérant. Depuis quand penses-tu à réfléchir et à feinter ?

— Ce n’est pas toi qui voulais que je me serve de ma tête, répliqua-t-elle en souriant.

Elle savoura encore sa victoire sous les applaudissements, mais ceux-ci s’arrêtèrent rapidement lorsqu’un large groupe de cavaliers pénétra dans le campement. Minos et les autres Brûlés se dirigèrent dans leur direction pour les accueillir chaleureusement.

— Comment s’est passée la traversée ? Demanda Minos en serrant fermement l’avant-bras de celui qui devait être le chef des nouveaux arrivants.

— Fort bien, répliqua l’homme. Aucune trace de Grifols, l’on a avancé bien plus vite que prévu. Je dois reconnaître qu’une bonne nuit de repos ne serait pas de refus.

— Malheureusement, j’ai bien peur qu’il nous faille bientôt lever le camp. Elanor n’est pas vraiment accueillant, comme vous le découvririez rapidement.

— Des nouvelles de Lux ?

— Elle est à Dérios en ce moment, elle surveille les agissements d’Ignis. Maintenant que vous êtes là, nous devrions enfin pouvoir passer à l’action. Mais avant, vous arrivez pile à l’heure du déjeuner et il doit bien nous rester assez de ragoût pour vous tous.

Il les conduisit vers le feu de camp et ils prirent place autour de celui-ci en arc de cercle. Luke et Tanwen furent chargés d’aider en cuisine et d’apporter les plats aux nouveaux venus, puis on leur accorda une place autour du cercle comme les autres. Tanwen échangea quelques mots avec les Brûlés assis à côté d’elle qui prirent un grand plaisir à lui raconter leurs aventures ainsi que la traversée des dents de Vel. Elle observait du coin de l’œil Minos qui était en pleine conversation, un bol de ragoût à la main. Elle n’arrivait pas à entendre ce qu’ils se disaient, mais au vu de la mine triste de son auditoire, cela devait sûrement avoir un lien avec Kléo. Un grand gaillard décida alors de changer de sujet et se mit à raconter la dernière fois qu’il avait mis les pieds à Dérios. Il s’était battu contre des gardes à cause d’une histoire de dés truqués dans l’une des tavernes de la ville. Il expliqua que ce soir-là les gardes étaient tellement ivres, qu’il réussit à s’enfuir de sa cellule en se faisant passer pour une femme. Tout le monde éclata de rire, à l’exception de Minos qui se contenta tout juste d’esquisser un sourire. Tanwen se demandait toujours comment il pouvait ressentir si peu d’émotion. Elle avait les yeux rivés sur lui lorsqu’une voix retentit dans son dos.

— Il est imperturbable, n’est-ce pas ?

Tanwen sursauta. Elle n’avait pas remarqué la présence d’Hilda qui alla s’asseoir à côté d’elle, un verre à la main. Tanwen se méfiait toujours un peu d’elle. Hilda n’était plus aussi froide et hautaine envers elle qu’au cours de ses premiers jours, mais elle ne lui montrait pas davantage de sympathie.

— Il est toujours comme ça ? Demanda-t-elle.

— Depuis que je le connais, en tout cas. Il ne parle jamais de lui ni de ses motivations et je doute qu’en dehors de Lux quiconque connaisse son véritable passé. On a tous eu beaucoup de mal à s’entendre avec lui au début. La seule personne qui arrivait vraiment à le faire sourire était Kléo, ils se connaissaient depuis longtemps tous les deux.

Hilda contempla les flammes le regard vide et Tanwen ne savait pas trop quoi répondre. Elle sentait que la mort de Kléo l’avait plus bouleversé que ce qu’il ne laissait paraître, et au fond d’elle, Tanwen ressentait toujours une part de responsabilité dans ce qu’il lui était arrivé.

— Et où as-t-il appris à se battre ? J’ai l’impression que personne ne lui arrive à la cheville.

— Ce n’est pas une impression, il n’y a que la vierge de flammes qui ait réussi à le battre en duel.

— La vierge de flammes ?

— C’est le surnom de Lux.

— C’est vous qui l’avez trouvé ?

— Oh non, figure-toi qu’à l’est des dents de Vel, elle est assez célèbre chez certains peuples nordiques. Ce surnom a commencé à se répandre de villages en villages au travers de contes et ballades.

— Et Minos, il n’a pas de surnom, lui ?

Hilda éclata de rire.

— Lui ? Discret comme il est, c’est impossible ! Il pourrait commander une armée et raser la moitié du continent, que les aèdes oublieraient quand même de citer son nom dans leurs récits.

Tanwen regarda les flammes du feu de camp, l’air rêveuse. Elle se dit qu’elle aussi elle aimerait bien avoir un surnom célèbre, si ce n’est dans le monde entier, au moins au sein de Dérios.

— Quoi qu’il en soit, continua Hilda. C’est l’un des meilleurs bretteurs que je n’ai jamais rencontrés. J’ai beau l’avoir défié de nombreuses fois en duel, je n’ai jamais réussi à le vaincre.

Tanwen s’était dit exactement la même chose et elle s’était juré de réussir à le battre avant la fin de son entraînement.

— C’est moi qui le vaincrais, lâcha-t-elle subitement.

Elle s’attendait à ce que Hilda éclate de rire et ne se moque d’elle en la rabaissant, mais elle se contenta de boire une gorgée de son vin avant de se lever.

— C’est la première fois qu’il prend un apprenti. Il peut être maladroit et austère dans sa façon de faire, mais il tient à toi. Un jour, il te le montrera à sa manière. En attendant, tu as intérêt à être à la hauteur et à ne pas le décevoir. Sinon, c’est contre moi que tu te battras et, crois-moi, je ne me montrerai pas aussi clémente.

Sur ce, elle s’en alla rejoindre d’autres Brûlés en la laissant seule. Tanwen se leva et alla s’asseoir près de Luke qui était également en pleine conversation.

— Et que vient faire un spyrien au sein de l’Ordre. Qui plus est un garde du Palais ? Lui demanda un homme assis en tailleur avec une lourde épée en fer reposant contre son épaule.

— Je ne suis plus un garde, j’ai quitté mes fonctions en même temps que Spyr ?

— Pourquoi ?

— Je n’aimais pas la tournure que prenaient les événements là-bas. Les Adorateurs du Brasier accroissent leur emprise sur la cité un peu plus chaque jour sans que personne n’y fasse quoi que ce soit. J’ai même vu l’un de mes amis changer et commettre des crimes odieux pour la gloire de Pyra.

— Et comment as-tu entendu parler de l’Ordre ?

— D’abord avec quelques histoires d’enfance, puis l’on a rencontré deux des vôtres à Brys. J’ai compris que vous étiez opposés à Pyra et j’ai pris la route vers Dérios pour essayer de vous trouver. Par chance, je suis tombé sur l’un de vos groupes en faisant étape dans une auberge. Il faut dire que vous passez difficilement inaperçus avec ces armures. Je leur ai expliqué ma situation et ils m’ont conduit directement ici.

— Aldis et Eden, murmura un autre brûlé. Sont-ils encore en vie ?

— J’en doute, Atrius a pris un malin plaisir à les torturer. Je pense que je préférai être mort à leur place.

— Pourquoi est-ce que tu avais rejoint les gardes, demanda Tanwen qui voulait ranimer la conversation que ces lourds aveux avaient éteinte.

Luke soupira et regarda les flammes du feu de camp devant lui avant de répondre.

— Ça n’a jamais été par passion. Petit, je rêvais de parcourir le continent, mais j’ai réalisé que c’était un rêve dangereux et hors de ma portée à l’époque. Je comptais faire quelques années de service dans la garde le temps de m’endurcir et m'en aller une fois que j'aurais suffisamment d’argent en poche. Pour finir, j’ai dû quitter la garde plus tôt que prévu et laisser celle que j’aimais à Spyr.

— Eh bien, il semblerait que tous les gardes du Palais ne soient pas des brutes fanatiques, répondit le Brûlé à la grande épée.

— Oh non, loin de là. Répondit Luke l’air amusé. La plupart sont des jeunes hommes en quête d’aventure ou de gloire. Je connais même un idiot égocentrique qui n’a aucune notion religieuse et qui recherche juste une vie de planqué. Enfin, tout ça est en train de changer rapidement et je ne suis pas sûr qu’aujourd’hui encore, je reconnaîtrais mes anciens camarades.

— Ne t’en fais pas, une fois que l’on en aura terminé avec Ignis, on s’attaquera à ce qu’il reste de Pyra et de son culte. J’ai le sentiment que cette fois, nous touchons au but.

Ils restèrent encore à parler un moment autour du feu jusqu’à ce que Luke et Tanwen soient appelés pour reprendre leur entraînement.