Pour éviter de lui répondre, il suggère à Talma de prendre un verre d’eau. La Diamisse le repousse, et, les poings serrés, tempête :
« Quelle pantalonnade ! Ces nantis de la République font mine de cohabiter avec nous sans nous laisser aucun droit… Mes compatriotes bêlent comme des moutons qu’on envoie à l’abattoir… Cette ordure de Mantodore les endort avec des bons mots et… et des KERMESSES, et… »
Le maître de cérémonie, plus loin, fait une annonce : l’heure de l’armistice sonnera bientôt. Les techniciens doivent procéder au retournement du Haut Sablier, pour que les cendres des valeureux guerriers s’écoulent une par une jusqu’à l’année prochaine, lors de la nouvelle Fête de Paix. Une minute de silence est exigée après la mise en marche. À force de vociférer, Talma va alerter la Sûreté Riveraine. Valère la prend par le bras pour la forcer à s’éloigner, Lausanne sur leurs talons.
L’édifice émet alors un grincement métallique. Valère jette un bref coup d’œil en arrière… Avec lenteur, une équipe d’ouvriers tourne les roues dentées de ses campaniles ; l’axe horizontal qui rattache les deux ampoules géantes roule à son tour. Par ce truchement, le reste du sablier bascule. Une fois retiré le cache au milieu du verre, les cendres commencent à chuter. Mantodore lève son monocle vers le bulbe supérieur du grand œuvre. Lui et Valère voient alors ce que personne d’autre n’a remarqué : une cartouche de phlogiston. La rotation des vasques, en égrenant la poussière grise, a révélé dans le récipient du haut la présence du corps étranger. Ce cylindre cuivré, long d’un mètre, vient de se dés‑ensevelir. Ses extrémités dégagent une lueur verdâtre, grésilleuse. La substance gazeuse crépite et clignote un peu plus à chaque glissade sur les grains noirâtres. Tout autour, de petites flammes se mettent à onduler.
Valère, en hurlant, se jette sur Lausanne et Talma pour les plaquer au sol :
« À TERRE !!! »
Il s’abat sur elles et les abrite de son corps. Le son du verre pulvérisé crisse dans ses tympans. Des gens s’époumonent autour d’eux. Les projectiles coupants les écrasent de toutes parts. Valère sent quelques éclats rebondir sur son dos et sa nuque. L’atmosphère s’est réchauffée dans l’explosion chimique et l’odeur du souffre. Puis quelque chose de lourd percute le sol. Les spectateurs cèdent à la panique.
Valère relève la tête. Ses yeux se perdent dans une forêt de jambes en déroute, prêtes à le piétiner… Forces de l’ordre, blessés, fuyards : tout s’amalgame. Est‑ce à cela que ressemble la guerre ? Derrière eux ne subsiste rien du Haut Sablier. L’armature des deux vasques tangue sur l’axe en lames acérées. Les campaniles s’effondrent, et révèlent un squelette d’acier d’où s’éboulent des cubes de pierre meurtriers. Quant aux cendres, soulevées et distendues par le choc, celles‑ci forment maintenant un nuage gris. Ce cyclone poussiéreux enveloppe toute la passerelle officielle. Quelques silhouettes noircies y rampent…
Valère n’hésite plus : il fonce au cœur du sinistre. Lausanne, derrière lui, glapit son nom en le voyant partir.
« Je reviens avec Vinny », lui crie‑t‑il dans le tohu‑bohu de la place, sans savoir si elle l’entend ou non.
Impossible de courir en ligne droite, dans ces décombres… Valère se met à tousser ; la cendre s’est infiltrée dans ses bronches.
Un gendarme, par réflexe, se saisit de son bras pour l’arrêter.
« Camarade, mon frère est coincé là‑dedans », l’implore Valère.
L’agent le relâche. D’autres policiers s’évertuent à sécuriser le périmètre, sans secourir quiconque. On ne les a pas formés à cela. Leurs masques noirs à visière les protègent sans doute des particules calcinées, mais pas de la bêtise…
Arrivé à destination, Valère doit éviter des blessés portés à bras d’épaule. Plusieurs marches de l’escalier d’honneur ont craqué sous les bousculades.
Il se revoit déjà aux manufactures Morveau‑Bachelard, piégé dans un incendie dément… Valère imagine l’état dans lequel il risque de découvrir Savinien. La peau déchiquetée d’Alphée lui revient en mémoire. Des larmes lui montent aux yeux… La fumée, sûrement. Déconcentré, l’adolescent trébuche sur un gravât ; son épaule s’entaille sur un tesson de verre.
« MALMORT, s’épouvante une voix familière. Val, ne reste pas là ! »
Un grand et jeune Pluve, sur sa gauche, soutient une femme accroupie… Savinien ! Sur l’occiput de sa mère rougit une coulée de neige grise. Elle cache sa blessure, sans oser y toucher.
« Mon père est parti évacuer le gouvernement, crache Savinien. Aide‑moi à la soulever ! »
Xavière se débat ; il faut la raisonner, la pousser. Lausanne et Talma les retrouvent dans un tumulte de lamentations, d’ordres beuglés et de civières apportées à la va‑vite…Des heures pénibles qui suivent, Valère ne garde qu’un souvenir diffus.
Le premier hôpital auquel ils se ruent les déboute ; son enceinte a été restreinte aux seules personnalités politiques. Ordre du Comité de Salut Public… Délogés par les agents de sécurité, ils doivent trouver un autre établissement. Gendarmes et militaires surgissent à chaque coin de rue. Le hasard les fait atterrir, après bien des péripéties, à l’hôpital Canguilhem. La mère de Savinien y trouve un vestibule déjà plein ; l’attentat a taillé plus d’une chair. Le personnel se démène pour soigner autant de victimes que possible. Il en arrive chaque minute un peu plus : Pluves comme Diamisses. Pour sa défense, l’équipe soignante n’établit entre eux aucune hiérarchie. Tourbillon de blouses blanches et de souffrance… Un médecin entraîne Xavière et son fils vers un couloir ; leurs trois accompagnants restent à la salle d’attente. Lausanne étouffe ses sanglots.
Les esprits s’échauffent dans le vestibule. Chacun a son avis sur la catastrophe. En frappant le sol de sa canne, une petite vieille pérore :
« C’est un coup des Diamards ! De la Dissidence !
— Non, des suprématistes de la race pluve, s’exaspère un indigène.
— Ou un ἐντυπή, [1] lui chuchote son épouse. Le Protectorat a éliminé Mantodore juste avant le procès… ils refusent qu’un Diamisse obtienne gain de cause !
— Moi, je crois que Mantodore peut changer le plomb en or, redoute un touriste. Même qu’il est devenu riche comme ça. Alors le CSP a tenté de faire disparaître cet alchimiste ! »
Valère bondit de sa chaise, tendu par l’hostilité ambiante :
« Je sors cinq minutes… Besoin d’air.
— Pareil, insiste Talma aussitôt. Je te passe une clope, si tu veux.
— Ah bon, Val fume, maintenant », renifle Lausanne.
Ils s’éloignent du boucan et s’asseyent sur les marches du porche. Talma partage comme promis ses cigarettes, sans un mot. Il ne consomme du tabac qu’irrégulièrement, faute d’argent, mais il l’apprécie dans les moments tendus. Elle attend qu’il aborde un sujet dangereux. Valère, la gorge remplie d’une réconfortante bouffée de tabac, se lance :
« Est‑ce que la Dissidence est derrière tout ça ? »
Talma, furieuse, désigne ses nattes couvertes de suie et ses égratignures.
« Ça ne veut rien dire. Peut‑être que tes supérieurs ne te disent pas tout ?
— Ce que je peux te garantir, c’est que nous ne pouvons pas nous permettre de perdre des hommes. Bon sang, pourvu que Nélée et les autres n’aient pas assisté à l’inauguration non plus… j’étais censée venir seule.
— Alors nous n’avons rien à voir avec tout ça ?
— Bien sûr, le rassure‑t‑elle. Il y a une frontière délicate entre la résistance et le terrorisme, et nous avons déjà un problème d’image depuis les émeutes de 84. Les colis piégés ne nous ont pas donné le droit de vote… Une cuisante leçon pour nous. Certaines factions de la Dissidence sont plus agressives que la mienne, mais cet attentat a fait autant de victimes pluves que diamisses… Non, le vrai problème, c’est que, d’une manière ou d’une autre, le Protectorat risque de nous en imputer la responsabilité. Un bon prétexte pour tripler les effectifs de la police et imposer encore plus de lois discriminatoires…
— Alors il faut trouver ceux qui ont commandité cela.
— Et les dénoncer ! Tu sais ce que je pense ? Quelqu’un de malfaisant, quelque part, sent que le pays s’apprête à plonger dans le chaos, et compte en profiter. Toute cette société bien réglée que tu vois autour de toi… c’est une illusion qui va se briser un jour ou l’autre. Une dégringolade inévitable dont la Dissidence vient de perdre le contrôle. »
Talma se tait, songeuse. Valère tente d’essuyer ses mains sales sur son pantalon :
« Mais si ton organisation te demandait de blesser quelqu’un… ou même de le tuer… tu le ferais ?
— Lorsqu’on doit user de violence, c’est que la mission a foiré, soupire Talma d’un ton attristé. Ce qui peut arriver, malheureusement. Et toi ?
— Parfois, il n’y a pas de meilleure solution, frissonne‑t‑il. Parfois, ne rien faire est pire. Mais je veux garder ce choix. Pour moi seul.
— Alors je te promets de ne pas te forcer la main », admet‑elle d’un air abattu.
Sa cheffe a pourtant retrouvé tous ses esprits ; elle est revenue dans son milieu naturel, celui de la lutte clandestine. Son visage s’illumine alors qu’elle se rappelle un détail :
« Tu as réagi, avant même que ça explose. As‑tu vu quelque chose de suspect ?
— Ah, oui… Il y avait une batterie phlogistique dans les cendres. Je crois qu’elle s’est pétée en bougeant.
— Quoi ? Non… Le phlogiston n’est pas un explosif, songe‑t‑elle. Enfin, si, mais… c’est pratiquement impossible de le déplacer sans danger, ou de le faire détonner correctement. Trop risqué. Même la nitroglycérine est moins aléatoire. C’est pour ça qu’on le raffine, d’habitude. Il perd en puissance, mais on peut au moins l’utiliser comme carburant.
— Je sais, mais j’ai vu ce que j’ai vu.
— Bizarre, s’inquiète‑t‑elle. J’en préviendrai mes supérieurs. Et merci, Valère… J’espère que tes amis tiendront le coup. »
Leurs cigarettes achevées, ils retournent à l’intérieur. Lausanne les attend, désolante dans ses vêtements froissés et ses cheveux maculés. Elle s’essuie les yeux face à Savinien, qui vient de rentrer du bloc opératoire :
« Ils l’ont examiné, ravale‑t‑elle sa salive. Il n’a rien. »
Talma décide de prendre congé : d’un salut poli mais irrité, Lausanne laisse la Diamisse quitter l’établissement sans la retenir. Savinien, toujours silencieux, scrute le carrelage : Valère doit s’accroupir face à son siège pour qu’il daigne remarquer sa présence d’un hochement de tête…Son ami lui paraît plus petit que d’ordinaire.
« Ils lui font des points de suture. Elle m’a dit qu’elle y voit toujours », raconte Savinien, d’une voix pleine de doute.
Valère pose ses mains sur ses poignets. Lausanne serre très fort contre son cœur le folio qu’il lui a prêté. Mais Savinien continue d’une voix blanche :
« Elle m’a giflé parce que je me curais le nez, sur l’estrade… C’est la dernière image qu’elle aura de moi… Son œil gauche ressemble à de la gelée, et le droit… Je crois qu’elle me ment, déglutit‑il soudain. Elle est aveugle.
— Ne dis pas ça, insiste Valère. C’est ta mère, d’accord ? S’il y a quelqu’un à qui tu peux faire confiance, c’est elle.
— J’ai peur, avoue le poète. Bon sang, Val, quand est‑ce que mon père arrive ?
— Nous allons rester avec toi jusqu’au bout, Vinny. Tu ne seras pas seul. »
Savinien s’enfouit dans ses bras. Valère sent les doigts de son ami serrer l’arrière de sa chevelure, et la chaleur de son haleine sur son épaule… Le mage reste accroupi un long moment, à demi penché sur lui. Il n’ose pas mentionner l’inconfort de cette position… pas plus que les pleurs de Savinien sur sa chemise.
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[1] ἐντυπή – « complot »