« J’ai consulté son dossier, marmonne la policière. Son sobriquet, c’est l’Solfatare. Un sorcier d’la pire espèce, et un poseur de bombes, aussi. Sécessionniste, anarchiste… ou guérillero, comme il prétend. Plus raffiné. Y’a quelques années, ton papounet a fait sauter un bâtiment du CSP. Boum ! Une trentaine d’espions assassinés. Vengeance pour ses frères disparus, qu’il disait… et on le soupçonne aussi dans d’autres affaires de disparitions au sein du Comité. Depuis, l’est tout en haut d’leur liste noire. Savent pas grand‑chose de lui, mais avant c’bain de sang, c’était un genre de dilettante mondain qui vivait en Pluvède. Dans le milieu des artistes. »
Elle sort alors de son manteau la reproduction d’une photographie ; avec stupéfaction, Valère voit Estelle Sceau poser à la sortie d’un cabaret, en compagnie de quelques admirateurs. Orion sourit à ses côtés, sa main baguée posée sur la taille de sa mère. Ou peut‑être plus bas. Valère tente de réconcilier cette image avec l’être médiocre et quémandeur que sa tante a affronté dans l’Astral, quelques décades plus tôt. Un fin manipulateur, certes… mais un tueur ?
« Ce criminel connaissait ta vieille, décrète Brabant. Et toi, tu l’connais ?
— N‑Non », bredouille Valère.
Il détourne la tête, mais Brabant l’attrape par le menton.
« Ton paternel, tu l’as vu quand pour la dernière fois ?
— Lâche‑moi, hurle Valère. Tu es cinglée. Rien de tout cela n’est vrai. À L’AIDE ! À… »
Elle le pousse contre le mur et place sa main sur sa gorge pour bloquer sa respiration. Valère chancelle. L’inspectrice fait mine de rigoler alors qu’elle aperçoit deux de ses collègues, montés sur des vélocipèdes. Elle renvoie à leur patrouille un salut militaire, et ils s’éloignent. Brabant attend qu’il ait fini de tousser pour reprendre leur marche :
« T’as peur de moi ? Tu devrais pas. J’essaye de t’aider, p’tit serin.
— Qu’est‑ce que tu leur as dit ?
— Rien. L’problème, c’est qu’il m’a fallu dix secondes pour capter qui t’es. Et j’suis qu’une inspectrice au rabais. Alors, un d’ces jours, le CSP, il va relier les points, lui aussi. Et là, ç’va barder pour toi. Parce qu’ils cherchent un bouc‑émissaire pour l’attentat. Parce que t’étais présent dans la manufacture l’jour où l’explosif, l’a été volé. Parce que t’es connecté à un terroriste notoire, biologiquement parlant.
— On n’est même pas sûr que ce soit mon vrai père, tente de la raisonner Valère. On n’est même pas sûr qu’il ait fait tout ce dont vous l’accusez !
— Le CSP se soucie de l’intérêt national. Pas de la vérité.
— C’est du délire. Tu veux tout savoir ? Ce n’est qu’un raté ! Je ne l’ai vu une seule fois, à l’enterrement de ma mère, en 86, et il n’a pas même réclamé de me revoir…
— Pas étonnant ! C’était juste avant qu’le CSP lance l’mandat d’arrêt. »
Valère se force à ignorer, pour quelques secondes, le torrent d’acide qui circule sous ses veines.
« Camarade Brabant, halète‑t‑il. Sois directe. Qu’est‑ce que je risque ?
— Qu’ils t’embarquent, pardi ! M’est avis qu’ils attendent quelques décades, histoire que t’aies seize ans. En dessous, peuvent pas lancer d’mandat d’arrestation.
— Mais enfin… Si le Comité veut juste me poser des questions…
— C’est à LA question, qu’tu vas passer, gronde‑t‑elle. Les barbouzes, c’est discret. T’entends pas causer d’leurs invités, j’me trompe ? Normal. Jamais on les ramène au patelin… Ils peuvent t’laisser en cabane pour perpète. Même si tu sers plus. Ils invoqueront la raison d’État et la justice leur bouffera dans la main. »
L’inspectrice crache ; sa chique percute le caniveau. Un roquet s’approche pour la renifler, éternue, puis, révulsé, s’en éloigne. Valère perd ses moyens : si elle sait tout de son père… qu’a‑t‑elle compris d’autre ? Il a commis assez de méfaits pour huit existences au cachot. Mais il ne peut plus fuir…
« Je ne veux pas finir en prison, implore‑t‑il.
— Il t’reste une solution, mon gars. C’est pour ça qu’je suis là. J’vois bien que t’as jamais voulu qu’on t’mêle à tout ça. »
Elle suce le tabac coincé sous ses ongles puis pose une paluche condescendante sur son épaule :
« C’est ton père qui t’a mis dans l’pétrin, mais tu peux t’en tirer. Suffit d’le laisser couler. S’tu viens avec moi au commissariat, tu peux leur couper l’herbe sous l’pied en balançant l’Solfatare toi‑même… Noircis son portrait, j’sais pas. Dis qu’tu l’as vu pratiquer la sorcellerie ! Avec un aveu au grand jour, c’est à la police de s’charger d’toi. Pas au CSP. T’auras un vrai procès public, un avocat, des témoins de moralité… Les barbouzes peuvent pas t’faire disparaître si t’es à la une des journaux. Ah, et si tu l’fais avant tes seize ans, t’auras l’immunité pénale, de toute façon. T’en dis quoi ? »
D’un coup, elle arrête leur progression. Ses petits yeux porcins guettent sa réaction. Valère, farouche, reste coi. La pénombre a englobé la ville. Un fiacre, tiré par deux ornithopodes au trot, les dépasse d’un tintement de cloche. Clignement de paupières ; Valère s’imagine l’exiguïté des geôles du CSP, l’humidité moisie des murs, le froid continuel… Alors il s’éclaircit la gorge, et, avec un calme que le surprend, rend son verdict :
« Je ne peux pas prendre cette décision seul. »
L’inspectrice hoche la tête, et Valère la guide jusqu’à chez lui.
Une heure plus tard, ils font tous deux face à Céleste. Sa tante, debout de l’autre côté de l’établi, les écoute avec une curiosité polie, tout en grignotant des noix. Elle a noué sa chevelure hirsute à l’arrière du crâne, et porte une soierie brodée de faux corail. Valère, assis sur un tabouret de la cuisine, lui a résumé la situation :
« …bref, je lui ai dit qu’il fallait t’en parler d’abord, Tantine.
— Quelle histoire insoutenable, minaude sa tante. Oh, oui. Insoutenable. J’en suis toute insoutenablisée. »
Son évidente désinvolture décontenance l’inspectrice. Céleste, qui vient de croquer dans un cerneau, le recrache dans l’évier.
« Pardonne‑moi, camarade inspectrice… Tout cela réveille en moi des souvenirs familiaux effroyables, susurre‑t‑elle. Effroyables. Un siège ?
— Non, merci, vraiment, se récrie Brabant. Camarade Sceau, j’voudrais pas faire lourdingue, mais…
— Appelle‑moi Céleste, camarade.
— Soit… L’embrouille où ton neveu s’est fourré, c’est du mastoc. Vous devriez vous magner, pour la déposition.
— C’est abominable. N’est‑ce pas, que c’est abominable ?
— J’crois pas que l’CSP l’ait pris en filature, mais on sait jamais… S’ils débarquent chez vous en pleine nuit…
— Épouvantable. Absolument épouvantable, jacasse Céleste. Val, mon chéri, tu ne vois pas que j’ai soif ? Prépare‑moi du thé. »
Le trépied de son assise couine en se traînant sur le carrelage. Il laisse là les deux femmes et s’éloigne vers le vestibule. Son clair‑obscur miteux l’oblige à allumer une lampe à pétrole. D’abord il faut ouvrir la théière, récupérer les résidus flottants et émietter quelques brins frais… La bouilloire déborde un peu ; Valère se promet de la nettoyer bientôt.
Un cri retentit dans son dos.
L’adolescent ne se retourne pas. Le gémissement, strident, perce les murs, sans discontinuer… toute chaleur s’est évanouie. La lumière s’est éteinte. Valère s’agrippe au samovar : ses bras tremblent tant qu’il a failli renverser la moitié du liquide en servant.
Lorsqu’il revient à la cuisine, une tasse fumante à la main, le cri s’est achevé. Il dépose la soucoupe face à sa tante. Celle‑ci sourit, lèvres retroussées, en direction du plafond.
Il lève la tête et y découvre Léonie Brabant plaquée à l’horizontale contre la paroi nue, pas très loin du lustre. Son corps s’y suspend les bras en croix. Son visage ballote dans le vide, sans la moindre trace d’intelligence. Valère voit un long fil d’araignée descendre de sa bouche… mais ce n’est qu’une stalactite de salive qui se brise déjà et atterrit sur l’établi en clapotant. Ses deux yeux se sont clos ; cependant un troisième vient de lui pousser au milieu du front et s’agite de toutes parts, affolé. Ce globe oculaire émerge moins d’une orbite que d’une entaille saignante au‑dessus des sourcils. La complexité d’un tel rituel dépasse de très loin les maigres connaissances de Valère, et Céleste se fait un plaisir de le lui rappeler :
« Tes frasques auraient pu nous coûter cher. Je savais que ça te perdrait, de te frotter d’aussi près à cette grue… Te jeter dans les flammes pour une mulâtresse, non mais franchement. Fort heureusement, mon sortilège n’a pas traîné, apprécie‑t‑elle. Pour se faire décorner l’esprit aussi facilement, Brabant doit être une femme fort honnête. Ennuyeuse, aussi.
— Tantine… Qu’est‑ce qu’on va faire ?
— Lui modifier la mémoire, qu’est‑ce que tu crois. Même si je ne peux pas l’effacer totalement. L’esprit est un arbre dont chaque souvenir n’est qu’un bourgeon… Si j’en coupe un, les autres le ressentiront. Et de toute façon, ses collègues du commissariat s’apercevraient de son amnésie. Non, il va falloir lui bombarder l’esprit de mensonges de notre cru, qui s’emmêleront à son expérience vécue jusqu’à ne faire plus qu’un.
— Hein ? Mais qu’est‑ce que tu vas lui mettre dans le crâne ?
— D’ici quelques jours, Léonie Brabant déboulera en pleurs chez son commissaire. Elle avouera avoir inventé des témoignages, orienté son rapport sur l’incendie des manufactures de façon à t’y impliquer. Tout ça afin qu’on la remarque. Elle espérait obtenir de l’avancement en offrant un suspect idéal, fabriqué de toutes pièces. L’inspectrice sera rétrogradée… Et le CSP n’aura plus qu’à jeter ce dossier falsifié. »
Il réprime un frisson de dégoût ; sa tante va découper le cuir chevelu de cette honnête femme et lui laver la cervelle… Mais c’est sans doute la solution la moins violente. Ils risquent beaucoup plus gros face au CSP que Brabant, qui ne joue que sa carrière. Ce n’est pas un ange qu’il vient de sacrifier, mais une représentante des forces de l’ordre. Brabant s’est certes bien conduite avec lui, mais il ne doit pas oublier les malfrats pour qui elle travaille. Elle ne vaut pas mieux que cette ordure d’Hippolite Vilplat. Ce plan est le bon ; Céleste se cache des autorités depuis des années, il peut se fier à son expertise.
« Tantine, je suis si désolé de te causer tout ce souci, la remercie‑t‑il. Mais je ne savais pas quoi faire.
— Le Solfatare a beau mériter notre mépris, il reste un mage. Nous avons un devoir d’entraide. Mais prends garde, tu ne pourras pas toujours te réfugier dans mes jupes… Bon, rends‑toi utile, je dois terminer cet enchantement avant que sa disparition soit remarquée. Apporte‑moi le Précis d’Altération Dianétique, à l’étage. Ah, et du filtrat d’incube. »
Il devrait filer au plus vite vers la remise, à l’étage… mais il peut s’empêcher de demander :
« C’est vrai que mon p… qu’Orion a tué tous ces agents du CSP ?
— Mais bien sûr. Rien de mieux qu’un charognard pour chasser la vermine.
— C’est pour ça qu’il n’a pas voulu me reconnaître à l’État‑Civil ? Qu’il ne m’a jamais rendu visite en Diamisse ?
— Ça n’a pas aidé, suppose Céleste. Il fomentait des plans assez grandioses quant à la destruction du CSP. Moi, ça ne me faisait pas rire. Qu’est‑ce qu’il s’imaginait, qu’il allait élever un enfant en cavale ? Tu ne pouvais pas être im‑pli‑qué dans tout ça, il fallait te pro‑té‑ger.
— Quoi ? Tu comptais me le dire quand ?
— Ce sont des histoires d’adultes. Qu’est‑ce que ça change ?
— Tout, explose Valère. Qu’est‑ce qui s’est passé, entre ta sœur et lui ? À quoi pensaient‑ils ? Elle ne voulait pas me garder… Non, ne fais pas cette moue‑là, tu sais que c’est vrai. Pourquoi ? Pour lui ? Il ne voulait pas de moi ! Quel genre de monstre préfère passer son temps à tuer plutôt qu’à élever son fils ?
— Cesse ton vacarme. »
Sa tante fait mine de se boucher les oreilles, sa migraine est revenue. Il n’aurait pas dû s’énerver comme ça. Heureusement, Céleste l’a écouté avec une impassible patience. Elle se contente de croiser les bras, d’un air de pitié :
« Si tu ne lui trouves plus d’excuses après tout le mal qu’il t’a fait, je ne vais pas y arriver non plus. Quant à ta mère… Elle était tour‑men‑tée, Val. Par définition, ceux qui ont perdu la raison font des choses in‑sen‑sées. Et, parfois… les fous se rencontrent, et font ensemble des erreurs monumentales qu’ils ne sont pas capables de réparer », conclut‑elle en le désignant de la main.
Elle s’approche alors de lui pour lui caresser le visage ; son souffle alcoolisé l’écœure. La main granuleuse de Céleste râpe sur sa peau…
« Quand j’ai appris la grossesse de ta mère, je n’ai pas posé de questions, sourit‑elle avec tendresse. Aucune. Je me suis contentée d’offrir mon aide, si nécessaire. Mais tu n’es pas fou, Val. Tu es mon apprenti. T’élever n’a pas été une partie de plaisir. Mais te protéger ? C’était la partie facile. Alors préoccupe‑toi moins de cette chère camarade Brabant, et davantage de la confiance que je porte. Voire de ce qui arrive à ceux qui l’ont déçue. »
Quelques heures plus tard, étendu dans son lit, Valère ne regrette pas ses choix. Pas aujourd’hui. Comment disait Maho, déjà ? Il a fait ce qu’il a pu avec ce qu’il avait. Voilà.
Alors pourquoi ne trouve‑t‑il pas le sommeil ?
Mais donc, mon hypothèse selon laquelle des sorciers seraient derrière l'attentat n'est pas si bête. è.é
Et papa Orion ne serait peut-être pas l'ordure finie qu'on pense. En tout cas, il avait peut-être de bonnes raisons de laisser Valère derrière lui. Je sens qu'il y a aussi plus derrière la mère que ce que Céleste laisse entendre. J'en viens à me demander si Estelle aurait pas plutôt été assassinée... par Céleste elle-même ? Juste une idée, mais, je sais pas, je crois qu'elle en serait capable.
Seule la suite nous le dira !
Ces chapitres étaient excellents. Merci pour la lecture ! ^w^
Et certes, rétrospectivement Orion a quelques raisons politiques d'avoir traité son fils comme il l'a fait. Quand on est un terroriste/guerillero, il vaut mieux protéger sa famille. Mais bon, c'est aussi lui qui a fait ce choix de "carrière" et il aurait pu l'arrêter. Ne serait-ce que pour Estelle et son fils.