Chapitre XXV – Tombeau ouvert

Notes de l’auteur : en plus de sa langue maternelle (l’ondéen), le protagoniste de ce récit emploie de temps à autres le diamarin. Afin de les différencier, les conversations en diamarin sont retranscrites en italiques. Les lecteurs les plus curieux trouveront dans les notes de bas de page une traduction des termes que le protagoniste ne comprend pas.

La grotte suinte une eau glaciale et amère. Valère et ses compagnons s’enfoncent dans les profondeurs de la terre. Loin de Carat… dans un coin perdu du Reg‑aux‑Rois. Le Valsevent n’abrite que des hypogées récents ; les plus anciens se trouvent dans les arpents reculés du désert.

Aujourd’hui, Talma les fait jouer aux pilleurs de tombes. Ou aux archéologues, selon le point de vue. Le trafic des antiquités prospère en Diamisse ; malgré l’existence de fouilles légales, la plupart des trouvailles finissent dans les collections particulières de riches Pluves, ou dans des musées à l’étranger. La Dissidence organise donc ses propres travaux d’excavation pour mettre en lieu sûr les trésors historiques du pays. Valère a pour mission d’avertir l’équipe d’éventuels maléfices funéraires, laissés par les oracles de jadis.

Leurs pas résonnent en échos, leurs lanternes se heurtent aux stalactites… Dans ce concert de sons réverbérés, la pierre semble bourdonner. Çà et là, des interstices déforment la résonance du caveau en plaintes chuintantes. Talma, en tête de file, révèle à la lueur de sa lampe à huile un marbre balafré de veines étincelantes. Tout en remuant le nez, elle frissonne :

« Ça pue le vieux, ici… Mon indic ne s’est pas trompé, le dernier ῥοδισμός [1] célébré ici doit remonter à des décennies ! Cet endroit t’inspire quelque chose ?

— Non, pas de… de… de “vagues” magiques pour l’instant, tranche Valère derrière elle. Même si les artefacts abandonnés perdent en rayonnement avec le temps.

— Pas une faute, le réconforte Talma. Tu progresses ! »

Ce compliment l’enchante ; cependant il ne s’est pas souvenu du mot diamarin pour « vibration ». Fugaces, les courants magiques irriguent le monde entier… Céleste lui a appris à les identifier ; mais parfois les simples mortels arrivent aussi à les ressentir. Le regard mystérieux d’un chat, une décharge d’électricité statique, une brise soudaine… tout peut servir de conduit à l’énergie magique. Surtout un mage. Le vent de l’Ichor souffle dans les sorciers comme dans une harpe éolienne.

La difficulté, pour Valère, reste de repérer les véritables manifestations surnaturelles. En cela, ces ciseaux enchantés l’aident. Il les serre dans son poing ; si leur fil affûté bute sur les glyphes tracés dans l’air par un autre mage, il le saura. Pour l’instant, il ne sent rien. Tout au plus les lames enchantées se sont‑elles couvertes d’une simple buée… qui disparaît par intermittence, sans raison. Comme si un monstre venu du fond des âges répandait sur eux leur haleine. Comme si ces catacombes les observaient.

Olibée chemine derrière lui, sans plâtre ni béquilles, son sablier porté en pendentif. Il a insisté pour venir, car il se prétend guéri ; mais Valère voit qu’il boîte encore un peu.

« Tu devrais ranger ton athamé, s’inquiète le Diamisse. Si tu tombes, tu vas t’embrocher dessus…

— Ça ira.

— C’est toi qui devrais ralentir, ἀγάπημος, [2] grimace Ino derrière eux. Avec ta blessure…

— Penses‑tu ! Quand j’envoie paître dans l’erg mes troupeaux, j’escalade des reliefs autrement plus escarpés ! »

La belle aussi estime qu’Olibée a repris le travail trop tôt. Mais s’il a mal, il n’en montre rien. Valère admire sa résistance ; lui‑même a déjà les jambes en compote. Nélée, en queue de cortège, s’abstient de tout commentaire.

Ils progressent en silence, ralentis par le terrain gondolé et glissant. Les grandes cavités ont laissé place à un réseau de boyaux tordus. Les stalagmites font des appuis bienvenus.

« Voilà ce que nos gars ont découvert il y a une décade », leur annonce Talma qui vient de s’arrêter.

Elle pointe sa lanterne vers un étroit passage évidé dans le roc. Dégagé par un éboulement, une patiente équipe d’ouvriers l’a depuis agrandi au piolet, dans la plus grande discrétion. Aux regards entendus de ses comparses, Valère comprend qu’il est censé inspecter cette meurtrière, en crabe… heureusement, il n’a jamais été gros.

Sa lampe fait filtrer un rai de lumière par la fente : il distingue, un mètre au loin, les teintes délavées d’une fresque. Des figures anthropomorphes y dansent en l’honneur d’une bouche gigantesque, auréolée de rayons lunaires. Sous chacune d’elles, l’artiste a sculpté un cartouche, comme une bulle de bande dessinée. Ces créatures en piétinent les phrases, peintes dans un système d’idéogrammes que Valère ne reconnaît pas. Mais leur organisation rappelle davantage de simples textes liturgiques que des glyphes protecteurs.

« Ce n’est qu’un ex‑voto adressé au défunt, juge‑t‑il. Pas aux visiteurs. Mais je ne peux rien garantir de ce qu’on trouvera derrière ce mur… »

Talma, satisfaite, le fait reculer en plaçant sa main sur son épaule. D’un coup de pioche, elle commence à détruire la paroi. Quelle force on devine dans son bras !

Ino souffle dans ses doigts pour les réchauffer. Pour passer le temps, Olibée chuchote :

« Vous croyez que ça date du Grand Soulèvement ?

— Pas impossible, opine Nélée. L’époque des Rois‑Sorciers est mal connue. Il n’en reste que des vestiges ! Ces cinglés ont rayé de la carte des civilisations entières… En tous les cas, la personne inhumée ici n’était pas du coin. On l’a enterrée là avant que le corps pourrisse, en copiant sa langue et ses coutumes. Un général phéniptien, peut‑être ? »

S’il vient de rappeler les méfaits des ancêtres de Valère devant lui, c’est pour l’embarrasser. Valère ne doit pas rentrer dans son jeu. Nélée a beau se montrer odieux, semble mieux connaître l’Histoire qui lui. Sans diplôme, en plus. Comment fait‑il ?

« Je ne comprends pas, l’interroge Ino. La Phéniptie est à l’autre bout du monde…

— Eh bien, le losange diamisse a toujours servi de champ de bataille. Chiche d’eau, certes, mais un passage stratégique pour les pays limitrophes, s’enthousiasme Nélée. Alors leurs armées s’affrontaient souvent dans le désert… comme ça, ils pouvaient faire couler le sang sans importuner les civils.

— Mais les Diamisses vivaient là, pourtant ?

— Eh bien, justement, à l’époque, je crois qu’il n’y en avait pas. Mais autour des combattants en route vers la mort, il y a toujours des petits malins qui vivent à leurs crochets : bardes, guérisseurs, forgerons, filles et garçons à soldats… sans parler des croque‑morts. Mais au bout d’un moment, ils ont décidé de se sédentariser. Ils ont creusé des puits dans la montagne, et attendu que les affrontements s’achèvent pour dépouiller les cadavres. C’étaient les premiers Diamisses… enfin, c’est mon hypothèse.

— Garde‑la pour toi, le rabroue Ino. Nous n’avons jamais été des charognards. »

Nélée, coupé dans sa tirade, s’assombrit. Comme l’indiquent ses cheveux courts, c’est un moderniste moins attaché aux traditions que ses comparses. Il vient d’insulter l’identité nationale ; Olibée semble résister à l’envie de lui coller une rouste. Ceci dit, il y a du mérite dans cette analyse car les Diamisses ont toujours été du genre… attentiste. Il y a cinquante ans, lorsqu’un géologue de malheur a découvert que leur pays regorgeait de phosphore, ils n’ont pas su anticiper la convoitise des puissances étrangères.

« C’est fait », grogne Talma moins d’un quart d’heure plus tard.

Sa pioche a réduit en farine la fine couche d’albâtre et d’argile, et dégagé une ouverture. Valère et ses compagnons s’y engouffrent, un par un, en enjambant les débris de la fresque. L’air raréfié de la tombe leur agresse la gorge. De l’autre côté du conduit s’étend une vaste antichambre, basse de plafond… de nombreux couloirs aux formes contorsionnées s’en échappent. Une incroyable nécropole, creusée en trous de vers sur des centaines de mètres…

« Manipulez avec précaution ce que vous trouvez, leur demande Talma. Olibée, tu prends à gauche. Ino, tu restes avec moi. Valère et Nélée, à droite. »

Rester avec ce je‑sais‑tout ne lui plaît guère, mais il ne souhaite pas questionner le bon sens de sa cheffe. Ino se signe. Elle adresse à Valère un sourire compréhensif en partant, et leur groupe se sépare en silence.

À la lueur odorante du pétrole, Valère remarque des bas‑reliefs bosselés et moussus : faucilles et serpents, arbres et nuages, glaives et crânes s’y confondent, surgissent les uns des autres… Quelle finesse ! Cette représentation de la Faucheuse, par exemple, le frappe par son réalisme, ses orbites parfaitement détachées. Afin d’estimer le poli de l’ouvrage, le garçon approche sa paume de la sculpture.

Et soudain, la figure prend vie sous ses yeux.

La cage thoracique s’affaisse ; puis le corps décharné se jette contre lui. Valère émet un cri sifflant tandis que la mandibule s’ouvre en grand sur ses doigts. L’adolescent, affolé, recule de trois mètres et percute une ornière.

Il chute avec lourdeur sur son séant. Les os, eux aussi, dégringolent.

En entendant le fou‑rire de Nélée dans son dos, Valère comprend. Ce n’était pas un œuvre d’art. Il vient de renverser une vraie carcasse.

« Tu t’attendais à quoi, le mage ? »

Ce malheureux, mort adossé à la paroi, n’a tenu toutes ces années que par l’empilement précaire de ses vertèbres. Nélée propose à Valère de le relever ; celui‑ci, honteux, refuse sa main tendue. Il vient d’avoir la peur de sa vie, est‑il obligé de rigoler comme ça ?

« M’est avis que ton pote était pilleur de tombes, comme nous, professe‑t‑il d’un ton jovial. Soit il s’est blessé et n’a pas pu remonter, soit il s’est fait choper et les prêtres l’ont emmuré ici en châtiment… »

Le diamisse au visage grêlé commence à fourrager dans les ossements. Valère n’a pas le temps de s’indigner qu’il en retire déjà une gourmette aux reflets d’airain, incrustée de joyaux semi‑précieux. Il l’inspecte avec davantage de respect que les restes du défunt, et nomme les sept pierres du bracelet :

« Danburite… Haüyne… Clinozoïsite… Zircon… Almandin… Spodumène… Larimar. Une gemme pour chaque citadelle de la Diamisse. C’est une carte symbolique. Et tu vois ce diamant, au‑dessus ? Ça, c’est Carat. »

Au moins, tant qu’il s’intéresse à ces vieilleries, Nélée ne l’insulte pas. Valère fait mine de s’intéresser :

« Tu es bijoutier ?

— Je l’étais ! Pas un métier d’avenir, ça. Au début de l’occupation, les mines ont été mises sous tutelle du Protectorat… Leur contenu avec, évidemment. Et puis, les Pluves, ce sont des mauvais clients. Pas des belles parures, qu’ils veulent : du toc, pour faire genre devant leurs amis. Faux bijoux, fausses valeurs, faux‑monnayeurs, faux‑derches… »

Nélée s’étrangle lorsque Valère, des deux bras, le repousse contre la paroi. Surpris, il en lâche le bracelet et manque de trébucher dans les os. Il lui crie :

« Malmort ! C’est quoi ton problème ?

— Je te retourne la question. Ça te fait marrer, de glisser tes petites piques à chaque phrase pour me rabaisser ? Je ne vais pas tolérer ça bien longtemps. »

Au lycée, Savinien lui a appris comment gérer les brimades. Ces petits tourmenteurs, il faut les mater vite. Plus on les laisse faire, plus ils vont loin.

Nélée, pour toute réponse, crache par terre :

« Je ne fais que dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas.

— Tu sais ce que je pense ? Que tu es jaloux, tonne Valère. Parce que Talma m’apprécie, me trouve indispensable. Toi, elle te tolère parce tu es l’ami d’Olibée. Il l’a poussée à t’intégrer au groupe, pas vrai ? Et maintenant, elle le regrette.

— Ouais, ben il l’a aussi poussée à engager sa gonzesse, se récrie‑t‑il.

— Ino et Olibée savent manier le couteau. Moi, j’ai ma magie. Qu’est‑ce que tu apportes aux nôtres, toi ? Ton stégosaure ? Un laïus sur les bracelets de l’antique Reg‑aux‑Rois ? Si tu me détestes à ce point, affronte Talma et force‑la à virer l’un de nous deux. Mais tu sais que c’est moi qu’elle choisira, c’est ça qui te rend malade ! »

Il regrette d’avoir insulté le talent de Nélée. Mais pour le remettre à sa place, il faut lui montrer que Valère peut rendre coup sur coup. Pourtant le Diamisse à lunettes le dévisage sans acrimonie et, confus, lui lance :

« Je rêve ? Tu… Tu crois VRAIMENT que Talma te considère comme un membre à part entière ?

— Désolé de te l’apprendre, mais oui. »

Nélée, condescendant, l’applaudit alors avec lenteur :

« Merci, Valère. Tu viens d’illustrer exactement ce que je te reproche. Je me fiche de tes origines, pour ta gouverne… Et si tu peux te rendre utile avec ta magie, pourquoi pas ? Mais ce qui me dégoûte, c’est que tu crois pouvoir te comporter comme l’un des “nôtres”.

— Je suis un mage, pas un Pluve !

— Tu es les deux. Un lapereau albinos et pestiféré reste un lapereau, et tu ne l’accepteras jamais. Ne nous comprendras jamais. Il n’y a pas de solidarité entre les mages et les Diamisses, imbécile ! Lorsque la Pluvède a attaqué, nos oracles ont fui à l’étranger plutôt que de se battre à nos côtés. Un jour, tu nous abandonneras toi aussi. Je n’ai rien d’autre à dire. »

D’une moue mesquine, le Diamisse reprend le bracelet et s’aventure plus loin dans le corridor. Après ce déferlement de haine à son égard, Valère se retrouve davantage irrité que furieux. Nélée s’est couvert de ridicule avec ces accusations gratuites… Le mage donne un coup de pied dans une pierre ; discuter avec cet excité s’est avéré une perte de temps. Il doit continuer son exploration. De préférence dans une autre galerie que celle choisie par ce parano.

Cependant il échoue à trouver quoi que ce soit d’intéressant. Le couloir décrit une boucle ; après quelques mètres, Valère retrouve le vestibule. Olibée, qui revient d’une autre partie du sépulcre, débarque au même moment et le salue :

« Mate‑moi ce trésor ! »

Il a fait bonne pêche ; ses bras disparaissent sous une masse de ceinturons à boucles, de colifichets, de couteaux en verrerie… Tout cela scintille et illumine son visage enjoué. Pour porter le reste de son butin, il a empilé sur son propre corps tiares, broches et colliers maculés de vert‑de‑gris.

« Juste du cuivre, regrette Olibée. Mais bon, ça reste précieux… peux‑tu regarder de plus près ces bricoles ? »

Il s’assied par terre pour disposer ses objets en colonnes, et Valère les examine. Leur grand espoir est de trouver un vieil artefact que la Dissidence pourrait utiliser. Mais Valère doute de leurs chances ; lorsqu’un mage décède, les objets qu’il a enchantés tendent à perdre leur effet. C’est en partie pour éviter cela qu’ils déversent leur Ichor en un apprenti : la transmission de leurs pouvoirs permet à leurs sortilèges de perdurer par‑delà la mort.

Valère tourne et retourne ces trésors entre ses doigts, mais rien n’y fait : aucune particule de magie n’y grésille… Olibée, soucieux, l’interroge :

« Je vous ai entendu vous disputer, tout à l’heure… Nélée te cause des ennuis ?

— C’est une teigne, mais j’ai la peau dure.

— Ne le prends pas personnellement. Il est infect avec tout le monde, même moi. Mais c’est quelqu’un de loyal. Sans ça, je ne l’aurais jamais recommandé. Accorde‑lui du temps…

— Tu crois ? C’était plutôt rédhibitoire. Il m’a dit que jamais je ne comprendrai jamais votre peuple.

— Il peut parler ! C’est mon pote, mais franchement, j’ai beaucoup plus de points communs avec toi. »

Valère sourit ; cette sollicitude le touche.

« Sa famille est simple, sans histoires. Pas comme la mienne. Il n’a pas d’héritage à célébrer, respecter… Partout où je vais, les gens me comparent à mon grand‑père. Ou à mes oncles qui ont travaillé pour la Dissidence. Je veux les honorer, et ils m’inspirent, mais parfois… c’est plus un fardeau qu’autre chose.

— Oui, je sais ce que c’est. Merci, Olibée. »

Pas besoin d’en dire davantage. Au sein de la Dissidence, Valère ne raconte jamais rien sur Céleste. C’est un tabou qu’il a imposé à Talma. Mais les membres du groupe doivent forcément se demander d’où il tient ses pouvoirs… Valère songe qu’à l’inverse il a tout dit de sa famille à Savinien et Lausanne, mais rien sur son engagement politique.

« Mais tu parles à Ino de ces problèmes, au moins ?

— C’est différent avec une fille, explique Olibée. On s’aime parce qu’on est différents. Alors on n’a pas besoin de tout se dire ou d’être forcément d’accord. L’important, c’est qu’on se complète. Tu as quelqu’un comme ça dans ta vie ? »

Étrange question. Olibée et Ino ne se tiennent presque jamais la main en public… Pourtant leur proximité crève les yeux. Valère, lui, ne s’est jamais senti « complet » en compagnie de quelqu’un. A priori.

Avec un sens de l’à‑propos cocasse, Ino apparaît de l’autre côté de la salle :

« On a trouvé la chambre funéraire », les hèle‑t‑elle.

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[1] ῥοδισμός – « jour des morts »

[2] ἀγάπημος – « mon cœur », « mon chéri »

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