Chapitre XXVI – Spectre lumineux

Ils laissent là leurs richesses et la suivent à travers un passage chargé de stalactites. Le tombeau, sans la moindre décoration, baigne dans une bruine âcre. Des gouttes échouent du plafond en « plic ploc » incessants. Au centre, Talma et Nélée inspectent une vasque ovale de granit brut, ouverte en corolle. Par‑dessus repose une dalle mal positionnée. Un de ses coins, brisé, laisse rentrer un peu de lumière.

« Ce sarcophage a déjà été vidé, mais on ne sait jamais, opine Talma. Allez, aidez‑nous à l’ouvrir. »

Leurs dix bras, ensemble, réussissent à pousser le lourd couvercle sur le côté. Déception ; ils n’aperçoivent au fond du récipient que quelques deniers en étain, bosselés comme des galets.

« Pas même un corps, regrette Talma.

— Probablement revendu à prix d’or sur le marché noir, suppose Valère. À un magicien. Rien de plus puissant, pour un rituel, que la poudre de momie… »

Orion, il y a trois ans, en avait envoyé à Céleste un sachet par la poste. Peut‑être avait‑il tenté de revenir dans ses bonnes grâces, en lui offrant un cadeau onéreux. Mais le mobilier du 8 rue des Camphriers, ce jour‑là, était passé par la fenêtre. Pour calmer sa tante, Valère avait dû corser sa dose d’opium ; à force de frapper les murs, elle aurait pu se faire mal.

« Bon, nous avons chouravé tout ce que les pillards n’ont pas pu emporter, avise Talma. Levons le camp. »

Dans l’antichambre, ils étendent sur le grès de larges couvertures en toile de jute et y empaquètent les antiquités, rembourrées de paille. Puisqu’ils risquent de croiser la police sur le chemin du retour, Ino montre à Valère comment cacher le paquet ainsi obtenu par‑dessous sa chemise. Ce stratagème leur fait une bedaine ; ils doivent réprimer un fou‑rire.

Cependant le trajet du retour prend plus de temps que prévu. Nélée, qui éclaire la voie devant eux, hésite. Il reprend ses marques pendant quelques secondes… puis, penaud, suppose s’être trompé de galerie. Valère lui adresse un ricanement bien mérité.

Tous rebroussent chemin vers l’antichambre et Nélée leur fait emprunter la cavité située à droite. Mais, une fois au bout, ils ne trouvent aucun des débris laissés par leur arrivée. Ces corridors se ressemblent tant ! À nouveau le groupe fait demi‑tour. Valère n’a plus envie de rire : tout le monde a mal aux pieds, ils se sont bel et bien perdus. La rosée coule sur les concrétions calcaires et trempe leurs crânes comme autant de pipettes rocheuses. Olibée, qui s’est enrhumé, éternue. Ils arrivent à un croisement, prennent un troisième itinéraire… et se retrouvent dans un cul‑de‑sac.

« On tourne en rond, s’énerve Ino. Il faut longer les murs sur la gauche, et…

— Non, lâche Nélée. Nous nous sommes éloignés de la sortie. Regardez ! »

La flamme de sa lampe éclaire, dans un recoin, le sac d’os renversé quelques minutes auparavant. Le crâne du voleur leur sourit, narquois. Troublée, Talma court en sens inverse et les ramène au couloir qu’ils avaient choisi en premier.

« C’est là qu’on est entré, déclare‑t‑elle. Mais… tout a changé ? »

Nélée a repéré la fissure où ils s’étaient faufilés pour investir l’hypogée. Sauf qu’elle n’a plus rien d’une fissure. Juste une vague cicatrice. Talma s’attaque à cette ligne, mais la pierre paraît moins friable qu’auparavant. Sa pioche ne parvient à dégager que quelques grains de grès.

Cette tombe s’est refermée sur eux, tels les pétales d’une fleur carnivore.

« De la thermacle, s’affole Ino. Ces fils de chien ont creusé leur tombe dans de la thermacle ! »

C’est le bambou du règne minéral. Sa vitesse de cristallisation, hallucinante, réagit au moindre changement de température ou d’humidité. Valère se souvient avoir vu son professeur de sciences naturelles en plonger un éclat gros comme une bille dans une cuve d’eau bouillante… Moins d’une heure après, son volume avait décuplé.

Voilà comment le pillard a trouvé la mort… Lui aussi a cassé un mur pour s’introduire dans le complexe ; mais l’air chaud du dehors a investi la grotte, et le piège s’est refermé sur lui. Après quelques siècles, les cristaux de thermacle se sont érodés, et les gardiens du tombeau ont rebouché l’interstice d’une nouvelle fresque.

Des images de mort traversent l’esprit de Valère : faim, soif, asphyxie… Tout a l’air étriqué, soudain. Même son estomac s’est rétréci.

« Pitié, panique Nélée. Ne me mangez pas.

— Ferme ta bouche si tu n’as rien d’utile à raconter, s’énerve Ino. Raisonnons calmement. Est‑ce que l’organisation sait qu’on est là ?

— Ils finiront par s’apercevoir de notre disparition, suppose Talma. Et ils savent que nous sommes ici… Mais le temps qu’ils comprennent où nous sommes coincés, ça peut prendre des jours. Alors tenons bon ! Ils devraient pouvoir trouver de la dynamite pour nous tirer de là.

— Mais… ils pourraient provoquer un éboulement au‑dessus de nous, redoute‑t‑elle. Et si le bruit attire l’attention de la police ?

— Tu as une autre solution, peut‑être ? »

Ino s’en mord les lèvres. Talma essaye de garder son flegme, pour le bien du groupe, mais Valère voit qu’elle a peur. Olibée, en désespoir de cause, se tourne vers lui :

« Est‑ce que ta magie peut nous faire traverser les murs ?

— Heu… Je n’ai jamais vraiment lancé ce sort de sort », bafouille Valère.

Il se souvient d’avoir lu en diagonale quelque chose d’approchant, dans un vieux grimoire de Céleste… mais il n’en a pas compris grand‑chose. Sa tante non plus, à en croire les gribouillis dans les marges.

« À la place, je pourrais invoquer mon démon pour demander… Non, se reprend‑t‑il. Beaucoup trop dangereux.

— À quoi tu nous sers, alors ? »

Cette remarque vient de Nélée, bien entendu. Injuste, elle pique pourtant Valère au vif. Le binoclard le toise avec suffisance. Olibée, les yeux brillants, l’implore :

« S’il‑te‑plaît, essaye, au moins ! Ta magie nous a toujours tirés d’affaire, jusque‑là. »

Valère cherche du regard Talma, qui finit par hocher la tête.

« Le temps joue contre nous, décide‑t‑elle. Fais ce que tu as à faire.

— Bon… D’accord, hésite‑t‑il. Mais reculez, j’ai besoin d’espace… »

Et, après une grande inspiration, il murmure :

« Avelvor ! »

Une sensation électrique et délicieuse parcourt son corps. Les flammèches des lampes à huile oscillent autour de lui, graciles comme les feuilles d’un arbre… Le mage lève les yeux : du point le plus élevé de la voûte vient de surgir un volatile gris. Valère lui offre un bras pour poser ses serres. La mouette aux yeux d’azur déploie ses ailes en guise de révérence :

« Salutations, jeune Sceau, chantonne Avelvor. D’habitude, c’est plutôt toi qui voyages dans l’Astral pour me rejoindre… Mais je n’ai jamais l’occasion de voyager dans le monde physique, alors j’en profite pour venir à toi… puisque tu m’as mandé.

— J’ai besoin de toi pour un rituel complexe. Je te laisse un repas en échange, ça ira ?

— Ah ! Tu as décidément le don me caresser dans le sens des plumes, bruisse‑t‑il d’un plaisir ineffable. Laquelle de tes âmes me laisseras‑tu dévorer ? Tes amis m’ont l’air appétissant…

— Pas eux, tête de piaf. Tu vas te contenter du souvenir d’un défunt en offrande.

— Comment ? Tu oses donner au grand Avelvor de la viande faisandée ?

— C’est ça ou rien. »

Valère prend conscience des regards hébétés qui le cernent. Bien sûr ! Ses compagnons ne peuvent ni voir ni entendre la créature ; il doit passer pour un demeuré. Le maître parlemente quelques minutes avec son serviteur invisible et finit par annoncer, ravi :

« Bon, je devrais y arriver. “Ma feinte, ma faute”.

— Attends une seconde, l’interrompt Ino. Tu comptes… sacrifier une âme ?

— Non, pas au sens propre. Juste… une trace ectoplasmique. Heureusement, nous sommes dans une tombe, il n’y a qu’à se servir de ce voleur. J’utiliserai mes ciseaux pour esquisser des runes, et…

— Non. »

Valère gémit de douleur ; Ino vient de lui agripper le poignet.

« Lâche‑le », ordonne Talma immédiatement.

Mais Ino l’ignore et tance Valère :

« Laisse les morts tranquilles ! Même les impies ont droit au repos. C’est de la nécromancie, ce que tu fais. De la magie noire. Rien de bon n’en sortira.

— Lâche‑le, répète Talma d’un ton atone.

— Les fantômes, ça n’existe pas, couine‑t‑il. Tout ce que je veux sacrifier, c’est… un vestige. Lorsque tu marches sur le sable, tu ne considères pas l’empreinte de tes pas comme…

— Mais c’est mal, proteste Ino. Que dirais‑tu si quelqu’un se servait ainsi de ton trépas ?

— Il essaye seulement de nous aider, le défend Olibée.

— Mais on n’en a même pas besoin ! Les secours vont arriver… Vous êtes juste pressés de sortir ! Je ne vais pas vous laisser… »

En plein milieu de sa phrase, Talma s’est saisie du coude d’Ino et l’a retourné sur lui‑même. Une prise d’arts martiaux. Valère se retrouve libéré de sa poigne ; la belle fait une sorte de culbute et se retrouve tête contre terre. Il faut moins d’une seconde à la recruteuse pour se saisir de ses cheveux. Olibée accourt vers elles, scandalisé :

« Mais enfin, qu’est‑ce que tu fiches ?

— Je discipline ta greluche, le refroidit Talma. Et je ne répète un ordre qu’une fois. »

Elle jette sur Olibée le corps d’Ino, qui atterrit dans ses bras. Elle a l’air sonnée… et Olibée trop choqué par cette violence pour réagir. Talma, excédée, fait signe à Valère de commencer son rituel. Une décision déchirante pour elle, après le sacrilège du Haut Sablier.

« Ainsi se relève le damné, déglutit‑t‑il. Qu’il revienne parmi nous, pour rendre aux vivants et défunts ce qu’on leur doit et ce qui leur en coûte ! »

La température remonte tout d’un coup. Une myriade de bulles gazeuses éclate sous ses reins, sa nuque, ses orteils… Puis son expiration, souple et longue, fait trembler la pièce toute entière. Les murs de pierres, concaves, se craquellent comme une coquille d’œuf. Une masse énorme, de l’extérieur, tambourine sur leur prison…

Et Valère, les mains sur les oreilles, cligne des yeux vers la voûte de la grotte.

Ce qui reste du pillard les rejoint.

Le monstre descend, à la verticale, des entrailles du bas‑relief. Il en repousse les figures austères, comme autant de mauvaises herbes sur son chemin. Un amalgame de sable et de graviers, dont les formes s’affaissent… Sa peau grise, sans muscles, lui tient lieu de linceul.

Les narines de Valère s’enflamment d’une odeur de terre putrescente. Son groupe reçoit sur la tête une avalanche de cendres chaudes. Le cadavre, suspendu à sa coupole, ouvre une bouche démesurée : une boue d’un noir épais s’en déverse à gros goulots, et souille la chevelure de Nélée qui se met à brailler.

Valère s’avance d’un pas chancelant vers l’apparition et s’écrie :

« Une pièce de monnaie ! Mettez‑lui l’obole dans la bouche pour repayer son passage vers l’au‑delà ! »

L’ectoplasme agite ses doigts malingres, cherche toujours une force, une vitalité à dévorer… Valère ouvre les bras ; l’abomination de pierre surgit de sa gangue et se jette sur lui, toutes griffes dehors.

« AVELVOR, FONCE, » commande‑t‑il.

Le démon, d’un battement d’aile, s’interpose entre eux. In extremis.

Les deux créatures se percutent dans une explosion de lumière blanche. Becs et serres mettent en pièces le mort‑vivant. À travers ces lambeaux de non‑vie lacérés sous ses yeux, Valère entrevoit soudain autre chose.

Des images, une forme de mémoire… Non pas un fragment du vécu du mort‑vivant qu’ils viennent de combattre, mais de l’Histoire de cette grotte.

Les couleurs, éparses, filent en courant d’air sous les yeux de Valère.

Le fer mord le fer : des centaines de milliers de soldats s’affrontent, trois jours et trois nuits d’affilée. Un épisode du Grand Soulèvement, oui… Au troisième crépuscule, les Rois‑Sorciers farouches entament un rituel pour entailler les montagnes à l’Est de la Diamisse… De la lave, en flots épais, noie et brûle leurs ennemis. La terre, tourmentée, traumatisée, ne sera plus jamais la même. Déjà elle se pustule, développe des tumeurs boursouflées… Des gisements de thermacle pointent sous la surface. Le sol, meurtri par les sortilèges contre‑nature, recrache ces pics qui gonflent avec la chaleur… Le cristal n’est qu’une réaction cutanée à un traumatisme magique et millénaire.

Talma, en attrapant Valère par la peau du cou, l’arrache à cette vision :

« Vite ! Le caveau s’est rouvert… »

L’échine douloureuse, Valère ressent sur sa chair la griffure d’un froid polaire. Du givre recouvre les fresques ; Nélée dérape sur une flaque de verglas… La poussière dégagée par l’aberration s’est transformée en flocons sitôt que la Diamisse lui a offert l’obole. Une piécette, issue du trésor mortuaire, brille au milieu des ossements bazardés à ses pieds. Valère ose un regard vers le plafond ; il n’y discerne rien de particulier. Derrière lui, la pierre s’est fendillée au même endroit où Talma l’a attaquée à la pioche.

Chaque membre du groupe ressort de la tombe muet et exténué. En remontant la caverne, Valère contemple, au creux de sa main, un éclat de thermacle. Il n’a pas pu s’empêcher de le ramasser. Talma lui demande pourquoi, et Valère, pensif, avoue :

« J’ai peut‑être une idée de rituel… pour traverser les murs. »

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