Chapitre XXVII – Complots et complications

Notes de l’auteur : en plus de sa langue maternelle (l’ondéen), le protagoniste de ce récit emploie de temps à autres le diamarin. Afin de les différencier, les conversations en diamarin sont retranscrites en italiques. Les lecteurs les plus curieux trouveront dans les notes de bas de page une traduction des termes que le protagoniste ne comprend pas.

L’attentat de Bonrecours a plongé Carat dans la sidération… mais passé le choc, les affaires ont repris. Plusieurs milliers de personnes se sont rassemblées à la cérémonie d’hommage aux victimes de l’attentat de Bonrecours. Au départ les habitants se sont pliés de bonne grâce au couvre‑feu et aux patrouilles militaires ; mais, après quelques décades, même les bourgeois les plus respectables s’agacent de l’inefficacité du dispositif policier. Où sont les coupables ?

Malgré sa joie de retrouver son travail à La Parpelège, Valère a dû faire ses adieux à Borée. Son collègue barbier part prendre un bateau depuis Danbure vers l’étranger, sans passeport. La perspective d’une guerre le terrifie.

Cet après‑midi Maho a mis sous le nez du garçon la une du Pluvagabond ; dans un communiqué, Élisée Mantodore accuse le gouvernement d’avoir lésiné sur sa sécurité le jour de la cérémonie. Une pétition propose de lui donner la nationalité pluve en dédommagement. Déjà cinq cents signatures, dont, surprise, celle de la mère de Savinien. Une photographie de Xavière L’Enguerrand, cache‑œil bien en vue, défie le lecteur.

« Moi, je pense que le CSP a tenté de zigouiller Mantodore, affirme haut et fort Maho. Parce que c’est le seul qui ose dénoncer la corruption du Protectorat. Et les autorités comptaient faire porter le chapeau à la Dissidence, mais elles ont échoué !

— Tu verses dans la théorie du complot, là…

 — Et alors ? Le gouvernement nous cache des choses fort inesthétiques ! J’ai le droit de me demander quoi. »

Valère, anxieux, s’attend à ce qu’un des clients pluves se scandalise des divagations de Maho… mais ceux‑ci l’écoutent avec intérêt. Ces derniers jours règne au salon une atmosphère de contrariété latente. Hier encore un lycéen a demandé à Valère une tonte militaire, pour une éventuelle conscription. Beaucoup de Pluves érigent en certitude une nouvelle guerre contre les Orgéliens… et s’y préparent, comme une vieille amie qu’ils se réjouissent de retrouver.

À la fin de la journée, Valère se sent soulagé de quitter la barberie ; les gens y bavassent sur l’actualité du matin au soir. En plus, il a reçu d’un client une missive anonyme. On le convie à une rencontre le soir‑même ; du Talma tout craché.

Les indications du message guident son vélo vers un recoin discret de l’Oasiade. De tous les quartiers diamisses de Carat, c’est le plus pittoresque et le plus agréable. Son réseau de tuyauteries illicites parasite la citerne du Grand Aqueduc ; tout autour du réservoir, des rues labyrinthiques abritent lavoirs, bains publics ou potagers. L’eau fuite de partout, mais les pavillons aux surfaces carrelées ont belle allure derrière les jardins proprets. Rien à voir avec le Mont‑Pelade et ses cahutes en matériaux de récupération. C’est le domaine des autochtones les plus prospères ; la mairie a depuis longtemps renoncé à lutter contre les vols d’eau potable.

Valère peine à trouver sa destination ; à force de tourner en rond, il finit par comprendre que le bâtiment où il doit se rendre est coincé à l’intérieur d’un pâté de maisons. On ne le voit pas du tout de l’extérieur… ce n’est pas une adresse légale. Malin. Il remarque une trouée entre deux murs, juste assez large pour faire passer sa bicyclette. Le passage débouche sur une basse‑cour ; Valère contourne à cloche‑pied poules et lapins, gare l’engin et toque cinq fois à la porte cochère, selon le code établi.

Deux coups auraient dû suivre de l’autre côté ; mais rien ne se passe. Inquiet, l’adolescent plaque son oreille contre le bois à l’enduit écaillé. Deux personnes se disputent…

Puis les voix s’arrêtent d’un coup ; après quelques bruits de pas, la poignée gigote. Valère recule d’un bond, juste à temps pour sauver les apparences.

Ino se tient dans l’entrebâillement. Rouge de colère, elle pâlit pourtant en découvrant le mage. Elle tripote ses boucles brillantes et s’apprête à lui dire quelque chose… mais choisit finalement de s’enfuir par la basse‑cour d’un pas haché.

Talma apparaît ensuite, sans gêne aucune. Elle paraît fort aise de revoir Valère :

« Lucas ! Nous n’avions pas vu l’heure passer… Je t’en prie, rentre. »

Puis, après avoir refermé derrière lui et accroché sa veste à une patère :

« Pardon pour le fouillis…. On me laisse seulement crécher là parce que je garde un œil sur la marchandise… »

Talma l’a donc invité chez elle ! Elle habite un ancien cellier réaménagé : seuls quelques soupiraux le balayent d’un brin de lumière. On y sent le foin et le métal. Une malle tamponnée de sauf‑conduits fait office de table ; quatre sacs de sel, de tabourets. En fait de lit, elle a posé un matelas défoncé en équilibre sur des barils d’eau‑forte. Faute d’espace, Talma n’a ajouté ni décorations ni objets personnels.

« Tu t’es fâchée avec Ino ? C’est à cause de la dernière fois ?

— Si seulement, soupire Talma. J’étais prête à fermer les yeux sur sa petite incartade… Mais Olibée et elle se sont disputés. Il pensait que nous avions raison d’utiliser ta magie, elle que non, patati patata… et voilà qu’elle débarque ici pour m’accuser de briser leur couple. Le ton est monté. Enfin bref, tu ne reverras pas Ino à nos réunions de sitôt. Elle a perdu et son jules, et sa place dans la Dissidence, j’espère qu’elle est contente.

 — Mais… c’est horrible ! »

Fallait‑il vraiment invoquer ce démon ? Ils auraient pu attendre… Mais Talma devine qu’il se sent responsable de cette rupture :

« Ne te fais pas de mouron. Nous avions un problème, tu n’as fait que proposer une solution… Au final c’est moi qui ai pris cette décision, tu te rappelles ? J’ai commis un sacrilège et je l’assume. »

Certes. Pourtant la décence l’oblige à ressentir un peu de remords… Il espère qu’Olibée et Ino pourront se réconcilier. C’est trop rare, un beau couple. Talma change de sujet tout en attrapant une bouteille d’alcool derrière un bloc de glace :

« Tu t’es bien remis de ton spiritisme ? Je suis désolée que ça ait tourné au vinaigre, la dernière fois… Moi, j’en fais encore des cauchemars… Tous ces endroits exigus… J’ai horreur de ça ! Je dois avoir passé trop de temps au mitard.

— Non, ça va, merci… Ce n’était qu’un ectoplasme…

— À la bonne heure. Bon, fêtons notre survie. Un peu de mescal ?

— Je ne tiens pas encore l’alcool, hésite‑t‑il.

— Mais c’est une tradition dissidente ! Tant que tu ne pourras pas avaler ça sans grimacer, personne ne te prendra au sérieux. »

Elle remplit d’autorité deux minuscules godets.

« Bon, ben… S’il le faut… Comment dit‑on « santé » en diamarin, déjà ?

— Οὖλε, sourit‑elle.

— Οὖλε… »

Leurs verres s’entrechoquent ; Valère tente de boire le sien d’un trait…

« Ça viendra, le rassure Talma. Prends un verre d’eau, tu vas devoir continuer dans les prochaines heures. »

Par pudeur, elle n’a pas mentionné les yeux écarquillés de Valère, qui se sont mis à perler. Sa bouche se noie dans un tourbillon d’antiseptique.

« Pourquoi tu veux me faire boire ?

— Tu n’as pas remarqué que je t’ai appelé “Lucas”, tout à l’heure ? J’attends du monde… Tu n’as plus rien à prouver en termes de loyauté ni de compétence. Le moment est venu de te présenter aux pontes de la Dissidence. Pour protéger ton identité, tu vas devoir porter ça. »

Elle lui tend une cagoule. Le cœur de Valère bat à tout rompre. Lui, rencontrer les supérieurs de Talma ? Déjà ? C’est plutôt flatteur, mais si soudain…

« Je n’ai pas pu t’en parler plus tôt, s’excuse‑t‑elle. Mais les choses bougent vite, à Carat. Nous sommes tous si occupés, des mois pourraient s’écouler avant que je puisse réunir tous ces gens dans la même pièce… »

Talma compte sur lui. Mais pourquoi ? Il pressent qu’il ne s’agit pas d’une simple présentation de courtoisie… non, cette entrevue doit aborder des sujets importants. Ino a au moins raison sur un point : ils ne peuvent plus se permettre de recourir à sa magie n’importe comment. C’est un coup à se faire prendre. Il leur faut des règles, et « Lucas » doit participer à ces discussions pour plus de transparence.

« Je serais ravi de les rencontrer », décide Valère en enfilant la cagoule.

Moins d’une demi‑heure plus tard, cinq coups retentissent sur la porte. Valère se place près du soupirail pour observer les nouveaux venus : trois petits vieux vêtus de tuniques noires, amples et impeccables. Leurs barbes nouées prolongent de longs atébas colorées, épaisses comme des casques de guerre. Lorsque Talma les fait entrer, ils s’adressent à Valère dans un patois incompréhensible. Embarrassé, Valère doit leur demander des éclaircissements :

« Je ne comprends pas votre diamarin… »

Les cadors de la Dissidence, en entendant son accent, s’entre‑regardent. Ils ne s’attendaient pas à trouver un Pluve ici. Talma les invite à s’asseoir, mais ils continuent à s’exprimer devant elles dans leur dialecte. Valère peine à le placer. Haüyne, peut‑être ? Talma arrive à se faire comprendre d’eux, mais à peine.

« Tant pis, je vais faire l’interprète entre vous, soupire Talma. Tu leur as montré que tu parlais comme un Caratois, c’est déjà pas mal… »

Ils n’ont pas l’air impressionné. Leurs expressions dubitatives, leur voix criardes suggèrent qu’ils échangent quelques commentaires déplaisants sur Valère. Alors tant mieux s’ils ne parlent pas l’ondéen ; il va pouvoir leur rendre la pareille.

« Je m’attendais à… autre chose, lance‑t‑il à Talma. C’est ça, les cadres dirigeants de la Dissidence ?

— Ne te fie pas aux apparences ! Ce sont des grands héros. Ils ont vécu la Guerre du Phosphore et tout le toutim. »

Après une tournée de mescal, elle entame une discussion animée avec eux. Les vieillards, un peu sourds, tapent régulièrement de leurs verres sur le coffre pour se faire entendre. Valère ne comprend qu’un mot sur deux dans ce qu’ils baragouinent. Talma doit hausser le ton pour couper court aux réserves émises à son égard. Il lui est reconnaissant de tenir ainsi tête à ses supérieurs. Aux noms propres, Valère devine que la conversation ne porte désormais plus sur lui, mais sur Mantodore.

Au bout d’un moment, le silence se fait, et Talma se lève pour fouiller dans une caisse. Elle y trouve une carte touristique qu’elle invite Valère à consulter. C’est un plan annoté du centre‑ville ; des flèches et notes entourent la place de Bonrecours.

Son interprète prend une grande inspiration et pose sa main sur la sienne :

« Lucas… On vient de me donner l’autorisation de te dire certaines choses que je sais depuis longtemps. Élisée Mantodore a fait exploser le Haut Sablier. »

Valère la contemple avec des yeux ronds.

C’est une blague ? Un bizutage ? Il s’attend à ce que tout le monde éclate de rire devant sa naïveté. Mais non. Il critique Talma :

« C’est… ridicule. Il était sur l’estrade.

— Non… Il faisait son discours à l’avant de la tribune au moment de l’explosion. Sous le parapet, avec son service d’ordre… Un angle parfaitement calculé pour éviter les débris de l’explosion. Mais l’attentat visait la cérémonie organisée en son honneur, alors, naturellement, chacun a cru qu’il était visé…

— Il se fait passer pour un martyr, s’exclame‑t‑il. Pour la sympathie du public ?

— C’est toujours utile lorsqu’on intente un procès contre l’État. Sauf que le gouvernement n’a plus trop le temps de le combattre au tribunal. Il lui faut gérer la reconstruction du Haut Sablier, l’enquête sur l’attentat, la colère des Orgéliens dont l’ambassadeur vient de se faire assassiner… Mantodore, lui, a le champ libre pour influencer les jurés à sa guise. Mais le Protectorat proposera sûrement un règlement à l’amiable… et là, Mantodore peut exiger n’importe quoi.

— Malmort, lâche‑t‑il. Oh, malmort, malmort, malmort… »

Il s’est levé, les mains derrière la nuque. L’œil crevé de Xavière L’Enguerrand lui revient en mémoire et manque de le faire vomir. Non. La mère de Savinien vient de lancer une pétition pour défendre Mantodore. Talma a perdu l’esprit. Personne ne peut manipuler les gens à ce point. Personne. Et pourtant, tout fait sens.

« Tu n’as aucune preuve.

— Pour trouver le coupable d’un crime, il suffit souvent d’identifier une bonne opportunité et un bon mobile. Ce rat est le seul suspect à posséder ces deux caractéristiques.

— Mais si c’est vrai, pourquoi ne l’a‑t‑on pas arrêté ?

— La Sûreté Riveraine ne sait plus mener d’enquêtes, ricane Talma. On ne la forme qu’à casser du Diamisse. Et Mantodore compte là‑dessus. Le Protectorat va coller cet attentat sur le dos de la Dissidence, et même s’ils se rend compte de son erreur, il ne fera pas marche arrière. L’État n’a pas le droit de se tromper. »

Elle se lève à son tour et s’approche de lui pour coller une main sur sa joue. Qu’elle lui paraît grande, avec ses nattes dressées en mitre !

« L’avenir de notre organisation va se jouer dans les prochaines décades. Pas question d’attendre la mort et la diffamation sans rien faire. Nous devons dénuder Mantodore, le traîner en place publique et distribuer les pierres. Tu vas faire ça pour nous, Lucas.

— Quoi ? Moi ? Non, frissonne le mage.

— On ne peut pas le faire sans toi. C’est un homme puissant et malin, et il a jusqu’au 10 floréal prochain pour exécuter son plan. C’est à cette date que doit commencer le procès. Et avant cela, il doit passer un accord avec les autorités protectorales. Pour retirer sa plainte. Tu dois assister à cette discussion, Lucas. Tu dois déterminer ce que Mantodore exige du gouvernement, récupérer toutes les preuves possibles, et les faire filtrer dans la presse. C’est le seul moyen de le détruire. »

Valère repousse le bras de Talma et part à l’autre bout de la pièce. Imperturbable, elle continue à le toiser. Il ne veut pas lui montrer sa peur. Pas ici, avec ces trois corbeaux acariâtres qui le suivent de leurs yeux perçants. L’adolescent repense à Maître Vilplat, dans le Valsevent… Olibée a failli mourir face à un avocat médiocre. Qu’espèrent‑ils accomplir face à l’homme le plus riche du pays ?

« Talma… Je ne peux pas tout régler d’un coup de baguette magique, l’implore‑t‑il. C’est une personne célèbre, protégée… Il nous détruira ! C’est du délire, du suicide !

— Je sais, c’est impressionnant dit comme ça. Il y a beaucoup d’inconnues à prendre en compte, mais il suffit d’en faire une liste. Je ne te demande pas de… concevoir le plan, explique‑t‑elle d’un ton maîtrisé. Tu n’en as pas les capacités. Mais nous, si. Dis‑nous simplement tout ce que tu peux accomplir, en termes de magie. Nous reviendrons vers toi dès que nous aurons une stratégie raisonnable. Nous te dirons comment tu peux nous aider à mettre Mantodore sous les verrous.

— NON, je ne peux pas vous aider, crie‑t‑il. J’improvise ce que je fais la moitié du temps ! Je fais croire à tout le monde que je m’y connais en magie, que je maîtrise les risques, mais c’est une escroquerie ! »

Ça y est, il l’a dit. L’euphorie des dernières décades est retombée. Pourquoi maintenant ? Et pas lorsqu’Orion a dû le secourir dans l’Astral ? Lorsqu’il a dû se réfugier chez sa tante pour se débarrasser de Léonie Brabant ? Lorsqu’il a poussé Talma à compromettre ses principes religieux en invoquant ce pillard spectral, qui a manqué de tuer ses compagnons ?

La honte le transperce. Tout cela doit cesser.

« Je suis désolé, Talma, hoquette‑t‑il. Je suis tellement désolé. Je n’aurais pas dû vous mettre en danger comme ça. C’était… agréable de me sentir valorisé, pour une fois.

— Lucas… du calme. Regarde‑moi. Personne ne t’oblige à faire quoi que ce soit. Si tu ne veux pas t’exposer… Lucas ? Hé ! S’il‑te‑plaît, ne pars pas. »

Mais il reste sourd à ses suppliques, et ramasse ses affaires dans la précipitation. Valère quitte la maison en trombe, reprend son vélo. Il n’a pas même dit au revoir aux trois petits vieux. Talma le suit des yeux depuis le porche, il le sait. Mais elle n’a pas osé le retenir.

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