Quelques heures plus tard, cagoule retirée, Valère regrette déjà sa lâcheté. Il y avait moyen de refuser la proposition de Talma sans s’emporter ainsi. Céleste, qui l’a entendu rentrer, le découvre affalé dans un fauteuil. Elle passe sa main dans ses cheveux :
« Tu as l’air chagrin… Qu’est‑ce qu’il y a, mon pauvre chéri ?
— J’ai rompu avec la mulâtresse, rumine‑t‑il.
— Mais c’est une bonne nouvelle, ça, s’étonne‑t‑elle. Pour moi, je veux dire. Mais ça prouve bien qu’il y a un bon côté à tout. »
Cette sensation ne le quitte pas le lendemain. Après une journée de travail maussade, il doit retrouver ses deux amis pour s’amuser un peu… mais le cœur n’y est pas. Le crépuscule tombe sur l’opéra Budé lorsqu’il voit approcher au loin Lausanne, à pied. Elle revient d’une séance d’équitation, la tenue boueuse. Ils n’ont plus beaucoup de temps avant le couvre‑feu. Cette sérénité, cet espace… Impossible de s’y habituer. Les rues de Carat lui semblent trop grandes. On s’y sent en permanence isolé et vulnérable.
Les yeux de Lausanne s’illuminent en retrouvant Valère… mais son visage bouffi trahit son angoisse. Elle a pleuré, il n’y a pas longtemps.
« Tu as une mine horrible, déclare‑t‑elle.
— Toi aussi. Moi j’ai fait tomber un flacon de lotion, et Maho m’a enguirlandé devant tout le monde… Et toi ? Quel genre d’aventure passionnante tu vis ?
— Je m’inquiète pour Savinien, explique‑t‑elle. Il n’a pas voulu venir avec moi. Il dit qu’il a un contrôle d’arithmétique à préparer.
— Hein ? Depuis quand Savinien fait ses devoirs ? Il se drogue ?
— J’aimerais que tu lui parles… Il s’est renfermé, depuis la blessure de sa mère.
— Je ne vois pas pourquoi il t’en dirait plus qu’à moi.
— Parce que tu es son meilleur ami et moi une pièce rapportée, pardi. »
Elle se mouche dans un carré de soie et allume une cigarette. Valère accuse le choc :
« Ce n’est pas vrai ! Tu es sa meilleure amie aussi. Il passe tout son temps avec toi.
— Oui. Quand tu es présent.
— Mais ça fait un an que je ne vais plus au lycée ! Vous devez partager tant de choses, toute la journée ensemble au même endroit…
— Pas vraiment. Il me trouve parfois un peu agaçante, en fait. Et puis, il a ses petites amies. »
Qui aurai cru Savinien capable d’une telle indélicatesse ? Lui qui se montre si prévenant avec les filles, d’ordinaire… Valère s’en veut de n’avoir rien vu venir.
« Je crois qu’il veut surtout rester seul en ce moment… Mais ça ne l’autorise pas à te traiter comme ça, s’indigne‑t‑il. Je vais lui en dire deux mots, moi, tu vas voir !
— Non, s’il‑te‑plaît, s’affole‑t‑elle. On s’entend bien, mais… c’est quelqu’un d’intense, et, heu… Toi aussi… Moi pas du tout, tudieu. Du coup il n’a ce truc exclusif qu’avec toi. Ce n’est pas grave. Mais… merci, c’était très chevaleresque. »
Elle inspire par le nez et jette sa cigarette dans une poubelle, les joues rosies.
« Bref ! Changeons‑nous les idées. Comme tu aimes les vieilleries, j’ai pensé à un endroit marrant… Allons chiner ! »
Son bras accroché à celui de Valère, elle chantonne un air de fête et l’entraîne dans les rues voisines. Toute sa mauvaise humeur semble évanouie. Elle le conduit alors devant la vitrine d’une brocante… L’Incunable Inventaire, rue Diurne.
« Oh. Je… connais cette boutique de nom », admet Valère.
L’endroit tient plus de l’entrepôt. Dans une forêt de meuble aux pieds cassés, ils comptent toutes sortes d’articles insolites : décors de théâtre en carton‑pâte, affiches à la gloire de la Banque Pluve, piles de quotidiens jaunis… Un monument à l’inutile et à l’accumulation. Valère balance sur la conduite à suivre. D’un côté, il comptait mener l’enquête ici depuis l’adjuration d’Avelvor, au Balibar. De l’autre, Lausanne ne doit pas savoir ce qu’il cherche. Alors il prend son temps… s’il veut interroger la vendeuse, il va falloir ruser.
Ils fouillent et dénichent d’autres curiosités. Le clou de la collection : une toile signée Aloyau, estimée à plusieurs millions de roseilles. Personne n’en a voulu : le peintre est mort avant de la commencer. Plus loin les dévisage un chat angora magnifique et bardé de médailles ; son éleveur l’a fait empailler sitôt gagné le Grand Concours Félin de 767. À côté, ils croient tomber sur des accessoires de cuisine primitifs en obsidienne… mais il s’agit d’un nécessaire à castration des prisonniers de guerre, daté du Grand Soulèvement.
« Oh, regarde ! Des miroirs de fête foraine », s’extasie Lausanne.
Dans ces reflets, ils ressemblent à deux coulées de morves.
« Oh là là, c’est drôle, tes cheveux virent vraiment sur le brun comme ça…
— Quoi ?!!! Et c’est maintenant que tu me dis ça ! »
Contrarié, Valère se contorsionne devant la glace déformante pour mieux inspecter ses racines… Maho lui a appris à les colorer ; d’ailleurs c’est comme ça qu’il a connu La Parpelège. Il avait onze ans ; fatigué des insultes qu’il récoltait au lycée, il avait tanné Céleste pour qu’elle l’emmène chez le coiffeur. Au début, elle avait refusé. « Qu’importe si ton sang est souillé, avait‑elle tenté de le consoler. Tu es mage avant tout, c’est la pureté de l’Ichor qui compte ! Quand tu auras développé tes pouvoirs, tu te vengeras de tous ces blaireaux. » Mais elle avait fini par le confier aux bons soins de Maho qui lui avait versé sur sa tête un brou de noix de son invention : plein d’alun, de rouille et de bien d’autres choses… Valère avait pué le vinaigre durant toute une décade ; mais il ne l’avait pas regretté. Les gens, en tous lieux, lui avaient désormais témoigné plus de respect. Quelle libération, de constater le peu d’effort nécessaire pour changer l’opinion d’autrui !
« Tudieu, grimace‑il. Faut que je les reteigne en jais, ça fait sale. Et puis, c’est trop long. Négligé. Si Maho le remarque, elle pourrait me renvoyer une seconde fois.
— Moi, j’aime bien… Bicolore, ça change. »
Lausanne redresse une mèche sur la tête de Valère. Celui‑ci se rappelle le lissé des cheveux de Lausanne, lorsqu’il l’avait coiffée un an auparavant…Plus noirs que noirs, même au naturel. Il lui avait recommandé un chignon bas, pour garder sa bombe lors des compétitions d’équitation. La résille qu’elle portait à l’époque sous son casque lui asticotait le crâne et lui tricotait des nids d’hirondelles. Depuis, elle était passée aux macarons.
Le doigt de Lausanne s’éloigne de sa frange, et il sourit :
« Dire que je ne t’ai toujours pas remerciée… C’est toi qui m’as rabiboché avec ma patronne.
— Bof… Tu l’as convaincue tout seul. Elle ne veut pas l’admettre, mais tu es un bon employé. Le plus dur, en fait, c’était de te convaincre.
— Je suppose, soupire‑t‑il. Tu avais raison de me bousculer un tantinet. »
Ce soutien la fait sourire jusqu’aux oreilles, et elle étouffe un reniflement sonore.
« Réponds‑moi franchement, hasarde‑t‑elle. Est‑ce que… Est‑ce que tu me trouves parfois un peu, heu… Lourde ?
— Lourde ? Je ne crois pas que tu aies grossi, mais c’est une ambition comme une autre…
— Aaah ! Je te hais, je te hais, je te hais ! »
Lausanne, en pouffant, fait semblant de le frapper, et Valère d’avoir mal. Celui‑ci, satisfait de lui avoir remonté le moral, commence à s’éloigner vers le comptoir :
« Je vais demander où sont les toilettes, d’accord ? Attends‑moi ici. »
L’humble et obséquieuse gérante de l’établissement s’appelle Chariclo. Cette épaisse Diamisse aux joues roses, l’air un peu éteint, ne cache pas sa surprise lorsqu’il s’annonce :
« Je viens adresser une réclamation au nom d’Olibée Catréide. Tu lui as récemment vendu une poupée de bois, citoyenne ?
— Ah, non, Δέσποινος, désolée… Catréide ? Ça ne me dit rien, baille‑t‑elle. Les affaires vont mal… Pas d’acheteurs, avec les contrôles de police… Plus d’arrivées, avec les lignes de train bloquées… Dure époque, oui…
— Vraiment ? Thallo Macarélogue en sera fort désappointée. »
Là, il fait mouche. Les doigts de la boutiquière se crispent sur le tiroir‑caisse.
« Qui ça ?
— Talma. Ne fais pas comme si tu ne la connais pas, la menace‑t‑il entre ses dents. J’aimerais également que te rappeler que ton commerce dépend d’un trafic d’antiquités très prisé, et en partie régulé par les gens pour lesquels je travaille. Mais si tu n’es pas disposée à collaborer, ils pourraient aller voir ailleurs. »
La force de conviction de Talma l’inspire, il essaye d’imiter sa froideur. C’est de l’esbroufe, mais ça marche. Pâlotte, Chariclo se penche vers lui et chuchote :
« N‑Nul besoin d’en arriver là… Je ne fais que ce qu’on m’a demandé. Et j’ai été claire avec le jeune Catréide, je n’ai que de maigres connaissances en folklore occulte.
— Du calme. Raconte‑nous ce que tu sais et Talma nous considérera quittes.
— B‑Bien, cher client, déglutit‑elle. Une poupée ? Je crois m’en souvenir, maintenant… Poinçonnée à la main, de jolis cheveux rouges, c’est ça ? Achetée… Ça remonte à loin. 786 ? 787, peut‑être ? Mais je me souviens de la vendeuse… Pas revue depuis. Une Pluve aux longs cheveux mal peignés… Et ces yeux, oh ! Qu’elle avait l’air vilaine ! »
Peu importe si Chariclo insulte sans le savoir son hérédité. L’important, pour Valère, reste de déterminer combien d’artefacts sa tante a laissé traîner dans Carat, et de les confisquer. Céleste joue avec le feu.
« Et n’a‑t‑elle rien donné d’autre ?
— Si, mais… rien de magique, glapit Chariclo. Je lui ai juste proposé de mettre au clou un de ses bijoux, tant qu’à faire. La pauvre, pour s’habiller aussi mal, elle dormait sûrement sous un pont !
— Val », l’apostrophe Lausanne à quelques mètres.
Il se retourne, craintif. Son amie s’est déguisée d’une gigantesque parka en plumes duveteuses, et d’une casquette. La calotte démesurée et pointue lui mange la moitié du visage.
« Regarde, s’amuse‑t‑elle en agitant les bras. Je suis une diiinde !
— Hourra, Zaza. Je te crois », l’encourage‑t‑il.
Puis il se retourne vers Chariclo d’un air féroce :
« Montre‑moi cette babiole. »
Ces singeries ont gâché sa tentative d’intimidation. L’antiquaire, de mauvaise grâce, le guide dans les rayonnages vers un petit cabinet vitré, puis l’ouvre devant lui par un assortiment de clefs minuscules. Lausanne batifole plus loin, sans leur prêter attention.
Le meuble expose, alignés, ici des montres à gousset, là des briquets ouvragés, des parures, des flacons de parfum en ivoire… Tout ce qui dégage la moindre brillance dans ce bazar de troisième zone. Elle prend dans la vitrine l’écrin d’une bague :
« Voilà… cette malheureuse a juste laissé ça ! Je lui en ai donné mille deux‑cent roseilles. Dix ans pour la racheter à mille‑cinq‑cents ; au‑delà, je la revendrai. Une charité, vraiment ! Qu’en dis‑tu ? »
Valère ne répond pas. Il s’est tu, car il reconnaît ce joyau.
C’était celui coincé sur le doigt d’Orion, lors de leur rencontre dans l’Astral, et sur la photo montrée par Brabant… Le portait‑il aussi à la veillée funèbre d’Estelle ? Peut‑être, Valère n’en garde que des souvenirs flous. Cet électrum étincelant, ces entrelacs subtils, ce chaton en forme de fleur… La ressemblance est frappante. Cependant deux différences subsistent : le modèle d’Orion était serti d’un saphir à montoir d’argent, et gravé d’un demi‑cercle vertical. Celui‑là possède un rubis à montoir d’or, et représente deux carrés imbriqués en soleil.
« Très avant‑garde, comme dessin, intervient au bout d’un moment Chariclo pour meubler ce silence stupéfait. C’est dommage, je n’ai pas le second exemplaire… Ces modèles‑là, ça se vend par paire. »
Valère, paralysé, comprend : ce qu’il a sous les yeux est l’alliance de sa mère. Puis la colère l’envahit : ainsi, Céleste écoule en douce son héritage ! Quel toupet ! Ce témoignage des fiançailles avortées d’Estelle et d’Orion ne l’intéresse guère, mais tout de même… Et puis, pourquoi s’en débarrasser ? La situation financière des Sceau ne justifie guère qu’ils vendent leurs bijoux : ils dépensent peu et les rentes des chansons de sa mère affluent toujours… Ou alors sa tante s’est débarrassée de cet objet parce qu’il lui rappelle Orion, qu’elle exècre. Mais dans ce cas, pourquoi ne l’a‑t‑elle pas jeté dans un puits ?
« J’aimerais… l’acheter, décide Valère.
— Ah, je regrette, mais cette bague, je l’ai eue en mont‑de‑piété ! Ça laisse aux gens dans la panade un peu de temps pour récupérer des objets à forte valeur sentimentale… D’ailleurs, cette femme, ah ! Qu’elle était anxieuse à l’idée de se séparer de sa bague ! Tu vois ces rayures, sur la partie gauche ? J’ai été obligée de la casser avec une ὀξυλάβη, [1] puis de la ressouder.
— La… casser ?
— Oui, son doigt avait gonflé, sous l’émotion… Pas moyen de la retirer. »
Valère se sent tituber en arrière. Il tente de s’agripper à une pile de livres, mais celle‑ci s’écroule aussitôt. Chariclo pousse un petit cri et s’accroupit pour les ramasser.
Il a l’impression d’être sorti de son corps. Quelqu’un le regarde. Quelqu’un voit Chariclo occupée à ré‑empiler ses bouquins. Quelqu’un en profite pour se saisir de l’étrange cercle ouvragé…
« Mais… enfin, Δέσποινος, s’époumone soudain la gérante. Je t’en prie, rends‑moi cette alliance ! Eh ! Talma m’avait dit que la Dissidence ne prenait rien gratuitement ! »
Des objets hétéroclites défilent en trombe devant lui et s’effondrent pour le laisser passer : lampadaire, bouche à incendie…. Une ouverture vers le dehors semble se rapprocher. Valère sent toujours dans sa main droite l’objet métallique, en forme d’écrou.
Une jeune Pluve, derrière lui, l’interpelle :
« Tu t’en vas ? Qu’est‑ce qui se passe ? Réponds‑moi ! Val !!! »
Tout ça n’a plus aucune importance.
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[1] ὀξυλάβη – « pince »