Chapitre XXX

Point de vue : elle

J'ai ressenti cette envie folle de provoquer un incendie dans cette forêt de Talladega. Je voulais juste me divertir un peu. Chaque connerie que j'ai pu faire était de l'inattention, tout comme maintenant. J'ai pris mon bocal de poudre orange que j'ai étalée sur une dizaine de fourmis en plus des quatre ou cinq arbres que j'avais déjà repérés. Les arbres se sont enflammés trop vite, et l'incendie s'est propagé en quelques secondes seulement. Je ne pensais pas que ce serait si rapide. Et voilà que je mets à prier moi aussi. Je ne sais pas du tout où tout ça va me mener. Je crois que j'ai bien besoin de repos. Je vais encore devoir attendre avant de l'obtenir, ce repos.

Andrew a l'air de plutôt bien gérer la situation. Il a appelé ce numéro, le 911 je crois. Je croise les doigts pour que ces gens viennent me sauver. Un jour, il faudra peut-être que je sache me débrouiller toute seule. J'ai l'impression qu'ils sont parvenus à maîtriser le feu. Je ferme les yeux tellement fort que ça me fait mal.

Je les ouvre. Il reste un choullya de fumée grise tranchant dans le ciel bleu. Le feu est maintenant éteint. Il y a des troncs fumant, plus de feuilles et quelques branches noires. Pas de squelette calciné jonchant le sol. C'est plutôt bon signe. Seuls les insectes et la végétation touchés par le feu. Pour une fois que ça n'a pas pris trop d'ampleur.

Andrew poursuit sa route, encore préoccupé par l'incendie. Il sort de la route 77 pour s'arrêter dans une station essence. Il y a une supérette où il s'achète à boire. Il prend une gorgée et il se dégourdit les jambes. Il reprend la route. Il la quitte à la sortie suivante. Il arrive presque à destination. Quelques rues à descendre, d'autres à monter. Attendre aux feux, céder le passage à droite et aux piétons. Un père tient la main de son petit garçon. Les souvenirs remontent. Andrew en a les larmes aux yeux. Il tourne à droite pour entrer dans le parking. Il cherche une place entre toutes celles qui sont déjà prises. Il tourne en rond pendant quelques instants avant de se garer en marche arrière. Ce sera plus simple pour partir.

Les gens attendent dehors. Certains arborent un visage sans expression, comme s'ils n'avaient pas de coeur, comme s'ils n'étaient pas touchés. On penserait presque à des sans-cœur. D'autres ont un mouchoir à la main qu'ils laissent appuyé sous le nez, les larmes inondant leurs joues déjà toutes rougies. Des têtes de chiens battus. L'atmosphère est lourde. Tous ces sourires emportés par la noirceur de l'événement.

Il fait des suppositions sur les gens qu'il ne connaît pas parce qu'il n'y a personne pour les lui présenter. Il n'a ni le courage ni l'envie de faire le premier pas pour endurer une fois de plus les remarques et tout ce qui va avec. Il n'en a pas grand chose à faire non plus. Il est juste là pour soutenir le petit et les parents.

Il s'attendait à vouloir partir loin de tous ces gens. Prendre la voiture et fumer une clope, la fenêtre ouverte, et s'arrêter n'importe où, quand ça lui chanterait. Rouler sans but. Faire comme la dernière fois. Mais ce n'est pas le cas aujourd'hui. Ça l'étonne, il est perplexe. Aujourd'hui, il va assister à toute la cérémonie, et ne pas s'endormir. Non, pas cette fois.

Ils arrivent. La mère tient le petit par la main. Elle est toute tremblante. Le frère garde la tête baissée, le regard fixé sur le sol. Le mari est en retrait derrière eux. Il ne laisse pas les sentiments remonter à la surface. Il lève la tête. On dirait que quelque chose apparaît dans ses yeux. C'est comme s'il faisait enfin face à la réalité. On dirait qu'il se rend enfin compte qu'il a perdu un fils et qu'il lui reste l'autre. Ce jumeau parfait à un grain de beauté sur le bras près. Il est tout à coup désemparé, totalement perdu. Voir la même personne morte et vivante à la fois n'est pas très courant. Ça aurait plus simple s'ils ne se ressemblaient pas du tout parce qu'on aurait pas à vivre dans ce tragique souvenir. Il s'arrête brusquement. Il se frotte le visage de ses grandes mains. Il se retrouve confronté aux regards de tous ces gens quand il rouvre les yeux. Ça lui fait tout bizarre parce que jamais on ne l'avait observé de cette manière. Sa femme lui tend les mains pour le prendre dans ses bras.

La cérémonie prend fin. Ils font la bise à tout le monde parce qu'ils n'ont pas vraiment le choix. Je n'aurais probablement pas été si courageuse dans un moment pareil à leur place, si j'avais été vivante, parce que je n'étais pas du genre à me relever d'un triste évènement mais plutôt à me laisser m'enfoncer plus bas que Terre.

Quand j'observe les humains, il m'arrive parfois d'imaginer comment je réagirais dans la situation qu'ils traversent. Je cherche les chemins qui s'offriraient à moi et ceux que j'aurais empruntés. Avec toutes les embûches que j'aurais pu croiser, en espérant qu'elles ne soient pas trop nombreuses. Je me demande si j'aurais su les surmonter moi-même ou si j'aurais eu besoin d'aide. Je me dis que je sentirais cette peur d'oublier un proche décédé. Ne plus voir les traits de son visage, ne plus jamais entendre sa voix. Ça doit venir du fait que j'ai dû m'effacer de la mémoire d'un bon nombre de personne quand je me suis transformée.

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