Puis, un miracle se produit.
Il entend un craquement, quelque part au‑dessus de lui ; une poussière blanchâtre lui saupoudre le crâne. La maçonnerie a cédé sous la violence des coups… la barre de laiton, qui retenait le rideau entre les pans de mur, s’effondre.
Valère chute dans une avalanche de plâtre… en plein sur la magicienne, qui dégringole à son tour. Dos à terre. Ils atterrissent tous deux avec lourdeur, empilés l’un sur l’autre. Les liens se sont relâchés avec le choc. Il réussit à coincer un doigt par‑dessous leur étreinte, au niveau du cou : l’air reflue dans ses poumons.
Céleste gémit, coincée sous le poids du garçon. On croirait une forme d’accouplement contre‑nature… La sorcière se reçoit le coude de Valère dans la mâchoire. Il se débarrasse des fils, se dégage de la serpillière de perles. En se redressant, il pivote ses genoux pour immobiliser Céleste, qui se tord sous lui pour le faire tanguer. Elle le mord au bras. Furieux, Valère crie et crispe un poing ensanglanté qu’il plonge dans l’abdomen. Sa tante geint. Il recommence, par précaution.
Enfin libéré, il se saisit de la tringle à rideau pour l’abattre sur la tête de cette femme puis la jette au loin. Hors de portée, l’objet entame le mur sur leur gauche. Un tableau se décroche et sa toile s’empale sur les garnitures d’une commode. Trois milliers d’éclats de porcelaine et de verre s’éparpillent dans les débris de plâtre. Céleste par réflexe, a détourné les yeux vers ce gâchis. Valère en profite pour se relever, mais titube lorsque le sang remonte en lui.
Sa tante, désespérée, s’agrippe à sa jambe engourdie pour le retenir… Valère veut lui donner un coup de pied, lui écrabouiller les os de la main. Mais il sent s’enfoncer dans les muscles de son tibia quelque chose d’épais. De tranchant. La douleur est immédiate et sans appel.
Il éructe ; mais il manque de hurler une seconde fois en découvrant ce que devient son adversaire. Les bras maladifs de Céleste, sa gorge décharnée, non, sa tête toute entière… se sont couverts de poils noirs, hirsutes et fournis. Son rictus s’épanouit, et à mesure que ses lèvres… ses babines se soulèvent, pleines de salive grasse, il voit les canines s’allonger. S’affûter. Céleste le retient de sa patte ; il tente de s’extirper de cette étreinte… En vain. Ses ongles, ou plutôt ses griffes, se plantent dans le mollet de Valère telle une rangée d’hameçons.
« Tu vas payer, Oriiion », aboie‑t‑elle.
Sa bouche déborde de nouvelles dents effilées, tassées… Les crocs surnuméraires y ont poussé en mauvaises herbes, compromis son élocution.
« Prosterne‑toi, abruti de feu‑follet ! C’est MON tour de te voler ! »
Toujours allongée sur le sol, elle l’agrippe d’une autre main canine. Elle vise le genou, cette fois‑ci. Valère, perclus de souffrance, chancelle. Céleste prend tout son temps pour appuyer, poinçonner, puis abaisser ses griffes en profondeur… Les doigts velus labourent dans le sens des nerfs, sur une vingtaine de centimètres ruisselants d’hémoglobine.
C’en est trop. Valère, à bout, doit s’agenouiller, et…
« REGARDE‑MOI, VIEILLE TRUIE !!! »
Il vient de reconnaître la voix de Lausanne et d’oublier, un instant, sa douleur.
Céleste grogne en levant les yeux vers la jeune fille.
Valère, terrorisé, lui crie de s’enfuir. Elle ne peut pas mourir, non… Pas ici. Elle n’a aucune chance. Elle vaut mieux que lui. Trop jeune… Trop belle.
Mais celle‑ci s’est saisie d’une carafe sur une étagère : elle l’abaisse déjà, raide comme une matraque. La créature lycanthrope n’a pas le temps de la voir arriver. En plein sur l’occiput…
Lausanne frappe une seconde fois : la bouteille se brise. La face monstrueuse de Céleste disparaît sous un million d’éclats : tous ses vêtements se tachent d’un liquide rouge et épais.
La femme‑chienne, sonnée, relâche sa prise, gueule grande ouverte. En reculant sa jambe dans la vinasse, Valère la voit s’inspecter le museau, transpercé de tessons de verre. Ses doigts se sont levés vers Lausanne en signe de maléfice. Elle s’insurge :
« Sale petite pu… »
Lausanne interrompt sa phrase d’un coup de pied. La botte d’équitation, propulsée à l’horizontale, lui a décroché la mâchoire. L’onde de choc la jette sur la droite : sa tête rencontre la poignée métallique d’un placard et une dent dégringole de sa bouche entr’ouverte.
Le corps de Céleste s’anime d’un dernier soubresaut… puis retombe sur le parquet.
« J’aurais dû faire ça du pied gauche », ahane Lausanne.
Ni elle ni Valère ne lâchent des yeux ce qui paraissait, une minute plus tôt, si fort et si laid. Les poils se flétrissent, les crocs rétrécissent… Toute trace de la métamorphose animale disparaît déjà.
Valère, accroupi, n’a pas osé se redresser. Les mains gluantes de vin bon marché, il suffoque autant d’espoir que de peur :
« Elle est morte ? »
Lausanne se cramponne toujours au goulot fendu de son arme. À pas pesants, elle s’approche du cou de Céleste et en juge la pulsation de deux doigts. Ses yeux dressent l’état de la maison ; c’est qu’elle pénètre ici pour la première fois…
« Je ne sais pas quand elle se réveillera, frissonne‑t‑elle. Où est ta chambre ?
— Au premier, lâche‑t‑il d’un ton mécanique. Mais…
— Par pitié, Val, il faut partir ! Je vais rassembler tes vêtements. Tu as une valise ?
— Zaza, on ne peut pas…
— Bon sang, elle voulait te tuer, s’exaspère‑t‑elle. Va dans son bureau. Prends du liquide, ton passeport… Embarque tout ce que tu peux. »
Elle s’agenouille face à lui et lui approche la main du visage. Il tressaille ; c’est la joue que Céleste a souffletée. Lausanne renonce à l’effleurer, mais son ton se fait impérieux :
« Écoute… Tu dois me promettre de ne JAMAIS revenir ici, d’accord ?
— Quoi ? Où veux‑tu que j’aille ?
— Chez moi ! Il faut te cacher, dans un premier temps. Et après… le père de Savinien est de la police, peut‑être qu’il te couvrira ?
— Mais tes parents…
— Ce n’est pas la priorité ! »
Valère hoche la tête sans même s’en rendre compte. Trop las pour protester. Combien de fois s’est‑il apitoyé sur son sort, sans jamais se tirer de cet enfer ?
Lausanne l’aide à se rehausser ; il serre les dents. Céleste l’a entaillé sur toute la longueur des mollets, en profondeur. Perforé jusqu’à l’os.
« Il faut t’emmener à l’hôpital », s’alarme Lausanne.
Elle vient de découvrir ses bras lacérés, bleuis d’ecchymoses. Chaque mouvement représente une petite torture de plus.
« Ma t… Non, Céleste fera l’impossible pour me retrouver, décrète‑t‑il. Il faut aussi prendre ses grimoires dans la remise… »
Lausanne n’exige pas plus de détails ; un dernier regard suspicieux en direction de la gisante, et elle monte les escaliers quatre à quatre. Valère claudique vers le salon plein de lettres éparses et de cachous. Les plaies commencent à suppurer et tachent le tapis de gouttes de sang. D’où lui vient cette culpabilité soudaine ? Ce n’est plus sa maison. Il n’a rien à nettoyer.
Rassembler le nécessaire leur prend à peine un quart d’heure. Par bonheur, Céleste semble toujours dans les vapes. Ils partent avec deux valises, remplies pêle‑mêle. Valère revoit devant la fenêtre de la cuisine les plantes en pots, qui semblent sur le point de tourner de l’œil. Il regrette de ne pas les avoir arrosées. Faut‑il fermer à clef derrière lui ?
Ridicule. Tout est ridicule.
Lausanne lève le pouce, à l’affût d’une calèche ou d’un pousse‑pousse qui pourrait les transporter. Elle habite loin d’ici, et la nuit tombe. Dans la précipitation, ils ont jeté leur paquetage au milieu du trottoir. Finalement un carrosse à platéosaure passe dans la rue des Camphriers, et accepte de les prendre. Le conducteur charge leurs bagages à l’arrière de la carriole, et aide Valère à monter dans le compartiment. Puis le fouet s’abat sur l’animal, et ils sont partis.
L’adolescent, meurtri, jette un coup d’œil derrière lui… Il s’attend à voir débouler Céleste par la porte cochère. Mais très vite il perd de vue la bâtisse où il a passé ses sept dernières années d’enfance. Tout son quotidien s’apprête à disparaître.
Valère détourne le regard et sonne la clochette pour l’arrêt. Tandis que le véhicule se gare, il s’enfouit la tête dans les mains. Mue par une étrange intuition, Lausanne remonte la vitre entre eux et le conducteur.
« Qu’est‑ce qu’il y a ? On n’est pas encore arrivé.
— Je vais juste t’encombrer. Tu devrais me laisser là. Je n’étais pas censé exister, avoue‑t‑il sans oser la regarder. Ma vie est une farce.
— Val, arrête ! Tu me fais peur !
— À la mort de ma mère, je… J’ai accepté d’être son apprenti, marmonne Valère dans sa rancœur. Parce que Céleste, c’était… Tout ce qui me restait d’elle, tu comprends ? Je pensais qu’elle pourrait m’en rapprocher. La ressusciter, même. Je ne l’ai jamais avoué. Et pour rien ! C’est ça, le pire… Elle m’a fait du mal, elle m’a menti, mais au moins, elle avait un plan pour mon avenir. Un rôle à jouer. Mais j’ai réussi à gâcher la seule chose de bien qu’elle ait entrepris à travers moi… Bon sang. J’ai raté ma vie. »
Sa voix n’est qu’un mince filet d’eau. Lausanne l’étudie avec embarras, comme un mot dont l’orthographe lui échappe. Elle ne le touche pas.
« Val… Tu n’as rien raté, d’accord ? Je sais que ce n’est pas évident pour l’instant… que c’est dur… Mais c’est juste le début de quelque chose de mieux, murmure‑t‑elle. C’est le bon côté de la chose. Fais‑moi confiance : d’ici quelques années, tu te souviendras d’aujourd’hui comme le plus beau jour de ta vie.
— Tu parles.
— Si ! C’est une bonne nouvelle qu’elle t’ait menti.
— EN QUOI ?!!! EN QUOI, MALMORT ? »
Il n’aurait pas dû s’emporter ainsi. Lausanne se met à crier deux fois plus fort :
« Parce que maintenant tu vois que tout le RESTE est FAUX ! Lorsqu’elle t’affirmait que tu lui devais quoi que ce soir ! Quand elle te traitait de laideron ! De débile ! D’incapable ! Chaque fois qu’elle te faisait croire que tu n’étais pas libre ! Que tu ne valais pas la corde pour te pendre ! ÇA AUSSI, c’étaient des MENSONGES !!! »
Valère, estomaqué, en oublie presque sa colère et sa tristesse. Il n’a jamais vu Lausanne aussi hors d’elle. C’est comme si elle recrachait tout ce qui grouillait en lui. Tout son corps tremble, la démange : sa respiration s’accélère.
« Je hais cette GARCE, sanglote‑t‑elle. Ça fait des ANNÉES que je t’entends répéter ses ÂNERIES, que je te HURLE de lui mettre un PAIN dans la TRONCHE ! Et encore maintenant, tu la CROIS ! Plus que MOI ! Tu ne sais pas à quel point c’est HORRIBLE d’être ton amie, de… la regarder te DÉTRUIRE et de ne RIEN pouvoir faire. MALMORT ! J’aurais dû la TUER. Tu le mérites. »
Elle plaque sa main sur sa bouche, honteuse de ce qu’elle vient de dire. Il se rapproche alors d’elle, et prend entre ses doigts une mèche rebelle, qu’il replace avec soin dans le sens de la frange.
« Zaza… Je ne pourrais jamais te demander ça. Tu es quelqu’un de bien.
— Arrête, tu sais bien que non », renifle‑t‑elle.
L’instinct la pousse à se couvrir les bras. Oui, il la revoit encore, cette cinquième servile et puérile qui s’accrochait à son plateau de cantine… Il entend le brouhaha des collégiens, hume l’intolérable odeur du pain trempé et du fromage blanc écrasé. La litanie d’insultes qu’elle lui avait récitée, à l’époque, n’avait pas suffi à couvrir les rires des pestes qui se moquaient d’elle. Valère l’a quitté, ce réfectoire, et depuis longtemps. Pas Lausanne. Ses jambes se sont allongées, ses hanches arrondies, ses traits affinés…mais sa détresse est restée. Les rires résonnent toujours dans sa tête. Elle non plus n’écoute pas ce que ses amis lui disent. Il faut que Valère la mette face à la réalité :
« Il n’y a pas une fille plus attentionnée que toi au monde, affirme‑t‑il. Je n’avais jamais rencontré quelqu’un comme toi, avant. On ne m’avait pas prévenu que ça pouvait exister. Tu es la meilleure. Ma meilleure amie, et… »
Il se souvient.
Lorsqu’il était en sixième, Valère se posait des questions embarrassantes sur son corps, ainsi que sur le sexe opposé. Pourtant Savinien avait déjà sa réputation de tombeur. Alors il l’avait interrogé :
« Comment on fait, pour parler aux filles ? »
Savinien avait levé les yeux de son illustré, et répondu par énigme :
« Ne t’inquiète pas pour ça. Le plus dur, avec les filles, c’est plutôt de savoir quand il faut la fermer. »
Alors Valère, ce jour‑là, se tait.
Lausanne frémit lorsque son index lui effleure la commissure des lèvres… Il ne s’y attarde pas longtemps. Juste assez pour lover sa main dans le creux de son cou. Lausanne glisse entre ses doigts, et, sous l’effet de la langueur, commence à fermer les yeux.
Il fait alors ce qu’elle attend de lui.
Son premier abord ne dure qu’une seconde, sec et lisse comme de la soie. L’adolescent laissa s’estomper en elle cette sensation, et attend.
La seconde tentative dégage en eux quelque chose de chaud et de trouble. Leurs pensées se délaient dans la moiteur de l’air du soir, et de leurs souffles respectifs.
Des gens, dans la rue, les observent de l’autre côté de la vitre du coche. Valère et Lausanne se serrent l’un contre l’autre, au milieu des rumeurs.
Ils font un troisième essai. Après, ils ne comptent plus.
Lausanne est mon héroïne. Elle a raison sur toute la ligne. Heureusement qu'elle est là, genre, là, à ce moment, et là dans la vie de Valère. J'ai bien cru jusqu'à la dernière minute qu'ils allaient pas réussir à s'enfuir.
Mais dis, la Céleste est aussi lycanthrope ? xD Ou c'est "juste" un de ses tours de magie ? En tout cas la transformation est raccord avec la symbolique de la lune qui, il me semble, est associée au personnage.
Juste, le conducteur du carrosse, il se pose pas plus de questions en voyant l'état de Valère, avec ses jambes lacérées ? xD Il est ok pour les embarquer ? Comme il est pas précisé que Valère se change ou se fait un bandage vite-fait, on l'imagine saigner de partout avec ses vêtements déchiquetés. A la place du conducteur, soit j'aurais passé mon chemin en imaginant avoir à faire à des gens dangereux, soit j'aurais insisté pour conduire le gamin à l'hosto.
Je comprends pourquoi tu avais hâtes d'écrire ces deux chapitres. Ils marquent vraiment un tournant pour Valère, et ils sont fort en émotion ! Bien joué.
Pour le carosse... Oui, c'est peut-être un peu gros mais j'ai précisé que la nuit tombait, il fait sombre. Et puis Valère n'avait pas forcément envie d'exhiber ses blessures donc j'imagine qu'il a rabaissé l'ourlet de son pantalon histoire de cacher les lacérations (je rajouterai peut-être cette précision dans une réécriture). Par ailleurs le chapitre suivant montre que Valère et Lausanne sont quand même partis soigner ses blessures juste après le bisou. XD
Je suis très content que tu aimes Lausanne : elle paraît très pleurnicharde au premier abord (entre autres défauts, notamment ses préjugés racistes d'ado bourgeoise et sa jalousie), mais elle a une vraie force intérieure... Et une sacrée patience (la pauvre, il aura fallu la moitié du roman avant que ce neuneu de Valère calcule qu'elle en pince pour lui).
En tout cas j'aime bien l'idée que la magie ait un coup et transforme ses utilisateurs. De façon générale, j'aime bien la façon dont la magie est représentée dans ton histoire.
J'ai bien conscience que Lausanne n'est pas parfaite. En même temps, ça n'aurait pas été réaliste qu'une ado bourgeoise fille de colons n'ait pas de préjugés racistes. Ça n'aurait pas été intéressant non plus, si elle avait été parfaite. Ça ne la rend pas moins sympathique, au contraire !