Chapitre XXXI – Belle famille

Valère n’en revient pas ; les parents de Lausanne l’ont laissé emménager chez eux, près du parc Vovelle. Lorsqu’ils ont vu ses ecchymoses, ils n’ont posé aucune question à leur fille. Estève a mandé la camériste pour préparer un lit. Quant à Abélard, il l’a pansé lui‑même ; son auscultation lui a évité de passer par l’hôpital.

« Zaza nous a toujours prévenus que tu finirais par te réfugier chez nous, l’a‑t‑il rassuré. Reste aussi longtemps qu’il faudra, d’accord ? »

Les jours suivants s’enchaînent avec une rapidité surprenante. Une petite cloche, sonnée par la femme de chambre diamisse de l’autre côté de sa porte, le tire des couettes chaque matin. Soucieux de leur intimité, les parents de Lausanne n’ont, en plus de leur bonne, qu’un cuisinier et un jardinier. C’est peu pour des gens de leur rang.

Valère ne s’habitue pas à ce confort. Chaque fois qu’il s’éveille dans sa nouvelle chambre, il s’attend à sortir du rêve. On a poussé la prodigalité jusqu’à lui offrir le siège de la sœur de Lausanne, partie en métropole étudier la médecine. Ce privilège l’a gêné, au départ : à force de vivre sous le même toit que Céleste, il a perdu l’habitude de partager ses repas. Mais Estève a insisté. Le soir, Valère partage ses anecdotes et retrouve les plaisirs d’un plat chaud, partagé en bonne compagnie. Aux petits‑déjeuners, Valère découvre certains travers cachés : l’aurore métamorphose Lausanne et Estève en créatures molles, au parler inintelligible.

À l’avant‑cour de cette maison bourgeoise rayonnent des massifs de tubéreuses. Des volets aux boiseries, tout ici est peint en tons verts et blancs… Une ambiance reposante, quoiqu’un peu morose. Les maîtres des lieux et leur hôte partent chaque jour à la même heure : Abélard et Estève pour la pharmacie, Lausanne pour le lycée, Valère pour la barberie. Il a repris le travail plus tôt que conseillé : afin de prouver qu’il peut se débrouiller, qu’il compte économiser et s’installer autre part… L’adolescent a donc redoublé d’efforts au salon, et toléré les rumeurs colportées sur ses blessures. Selon ses collègues, les fils de Garamond, furieux de le savoir revenu à La Parpelège, ont tenté de le tabasser. À leurs dépens.

« Eh bien ! Puisque tu sais te battre, tu seras notre videur, l’a félicité Maho. C’est très esthétique, un videur. Les autres salons n’en ont pas. »

Lausanne demeure le seul point noir de cette réconfortante tranquillité : euphorique, elle veut Valère tout à elle. Ses parents n’ont pas le dos tourné qu’elle se remet à le bécoter. L’adolescent craint qu’ils lui retirent leur hospitalité s’ils le découvrent en train de dévergonder leur fifille chérie. Mais comment refuser ces baisers, toujours plus grisants ? Il ne résiste que rarement à la tentation, et ils font tous deux des progrès avec la pratique. Une décade après sa fugue, Valère n’a toujours aucune nouvelle de Céleste. Savinien passe le voir chez Lausanne presque tous les jours. Ses parents préféreraient qu’il reste à l’étude… mais le poète tient à rattraper le temps perdu. L’annonce de son idylle avec Lausanne ne l’a pas surpris ; mais il n’a demandé aucun détail, ce qui ne lui ressemble pas.

Ce soir‑là, Lausanne et ses parents, absents, font des emplettes. Valère et Savinien sont assis à même la terrasse ; le mage lui apprend toutes les astuces pour bien jouer à la Déduite. Il les tient d’Olibée, qui les tient de sa grand‑mère, qui les tient de son arrière‑grand‑mère. Savinien ne sait rien de son implication dans la Dissidence, mais Valère ne lui cache plus qu’il a revu les Diamisses rencontrés sur le Boulevard Jaccottet. C’est un secret entre eux ; Savinien considère ces nouvelles amitiés « follement romanesques » et ne le juge pas. Savinien repose une carte sur la pile de défausse. Comme souvent, cet hurluberlu est allongé en odalisque, appuyé sur un coude. Valère a mal aux reins rien qu’à le regarder. Au moins profitent‑ils ainsi de l’ombre projetée par la rambarde, dans la chaleur crépusculaire du printemps qui débute à Carat… Au milieu d’une manche, Savinien leur sert du maté et s’adresse des reproches :

« J’aurais dû être avec toi face à cette folle… Tu aurais pu y passer !

— Tu ne pouvais pas savoir… Et puis, Zaza est intervenue.

— Certes, regrette‑t‑il. Toujours aucune nouvelle de ta tante ?

— Non… Trop fière pour me supplier… Peut‑être qu’elle se dit que je reviendrai de moi‑même, la tête basse. Ou alors elle passe son temps à se noircir… Bref. Tout ça ne me concerne plus. Mon seizième anniversaire approche. Je me ferai émanciper et puis voilà. »

Valère ignore ce qu’il ressentirait si elle tombait dans un coma éthylique… Qu’importe. Il a une partie à gagner. Savinien, qui veut percer son jeu à jour, touille une paille de fer dans son verre. Pour que Valère se constitue une main puissante, il doit parier avec finesse.

« Grâce à sa magie, elle sait probablement où je suis. Comme je tiens mes pouvoirs de son Ichor, je ne peux pas me cacher d’elle… Tant pis. Si elle avait voulu user de violence pour me ramener chez elle, elle l’aurait déjà fait.

— Zaza m’a pourtant dit que tu as apporté des grimoires ici, s’inquiète Savinien.

— Oui, mais j’ai trouvé une autre planque pour tous ces artefacts… Je les y transfère dès ce soir. On ne pouvait pas dire à ses parents ce que je suis ! Il suffirait qu’un des domestiques fouille ma chambre, et…

— Ta chambre ? Ainsi donc, vous ne dormez pas dans le même lit ? »

Valère hoquette sous le choc. Tandis qu’il toussote, Savinien, indifférent, aligne des perles de maté sur la rambarde avec sa paille.

« Mais enfin… Vinny, comment peux‑tu imaginer un truc pareil ?!!!

— Ça ne tardera pas, soupire Savinien. Tu ne la trouves pas plus entreprenante, ces derniers temps ? Elle est prête à tout pour te coincer dans ses filets, et elle t’a bien dressé.

— Il n’y a pas de “filets” ! C’est absurde, s’emporte Valère. Je voulais t’en parler, d’ailleurs. Pourquoi tu la dénigres autant, ces derniers temps ? »

Ce poète hésite rarement ; mais aujourd’hui, il cherche ses mots.

« C’est quelqu’un de plaisant, nous avons des affinités, s’assombrit‑il. Mais je ne lui ai jamais fait confiance. J’avais… un mauvais pressentiment. Parfois je me disais que j’imaginais des choses, alors, je préférais me taire. Mais ces derniers mois… son comportement a renforcé mes soupçons. J’en ai marre de faire semblant. Comment suis‑je censé rester ami avec quelqu’un qui me fait peur ? »

Mais de quoi parle‑t‑il ? Valère en oublie sa brillante stratégie de Déduite.

« Je m’inquiète du mal qu’elle va te faire. Parce qu’au fond d’elle‑même… c’est une bourgeoise, et je ne vois pas l’intérêt pour toi de rester avec quelqu’un qui finira par te briser le cœur. Sitôt qu’elle aura trouvé un parti convenable, elle te jettera sur le bord de la route. »

Valère en lâche ses cartes, scandalisé. Il a connu Savinien inconséquent, capricieux, voire même stupide… Mais son mentor le déçoit pour la première fois. La morgue enlaidit son visage d’éphèbe.

« Incroyable, s’indigne‑t‑il. Ça fait combien de temps que tu la hais à ce point ?

— Tu as oublié le jour de votre rencontre ? Moi non, se renfrogne Savinien. La façon dont elle t’a humilié en public, pour se faire bien voir… c’est la vraie Lausanne, ça. Elle traînait avec toi au lycée parce que tu lui servais de faire‑valoir… et maintenant, elle sort avec toi parce qu’elle est trop timide pour choisir quelqu’un d’autre. Ne te fais pas d’illusions, Val. »

Indigné, Valère prend conscience des sorts qu’il pourrait lui jeter pour lui infliger une bonne correction. Le forcer à parler à l’envers jusqu’au lever du soleil, par exemple ? Non. Il ne veut pas le punir, juste comprendre. Cette bassesse n’a aucun motif apparent.

Et Valère de s’exclamer, dans une fulgurance de lucidité :

« Tu es jaloux ! Bon sang, c’est ça !

— Hein, s’affole Savinien. Non, c’est… Je… Pourquoi tu dis ça ?

— Parce que Zaza m’a dit que je l’attirais depuis très longtemps, et que tu t’en doutais. Et c’est ça le problème, n’est‑ce pas ? Tu savais que tu n’arriverais jamais à la séduire, et encore aujourd’hui, ça te bouffe.

— Heu… Voyons, c’est ridicule, s’enfonce Savinien dans un rire forcé. Moi et… Lausanne ? Pouah.

— Je te connais, Vinny. Je t’ai vu sortir avec la moitié des filles de notre promotion. J’ai vu les lettres d’amour qu’elles déposaient dans ton casier. Une fois, il y a même eu un mec, même s’il n’a pas signé. Tu n’avais qu’à te baisser, tu pouvais avoir n’importe qui. Tu t’en es toujours vanté. Mais je n’ai jamais eu ça, moi ! J’ai eu Lausanne, rien que Lausanne, et tu ne veux pas me la laisser ? Parce que ça blesse ton orgueil, qu’une fille ne veuille pas de toi pour une fois ? Mais va te faire mettre ! »

Savinien, furax, se relève d’un coup ; Valère l’imite, pour le forcer à le regarder dans les yeux. Quel lâche ! Il se comporte comme un chien qui vient d’entendre un coup de feu.

 « Elle ne t‑t’aime pas, bafouille le poète. Q‑Que je sois jaloux ou pas n’y change rien. Vous n’avez rien de RÉEL.

— Malmort, explose Valère. Avec combien de filles es‑tu sorti ? Une vingtaine ? Tu les as toutes larguées après quelques jours ! Ça ne t’a fait ni chaud ni froid. De quel droit tu me donnes des leçons sur l’amour, Savinien ? Tu n’as jamais été amoureux de personne ! Et je parie que personne ne t’a jamais vraiment aimé non plus. »

Savinien tressaille, les yeux écartés d’effroi. Ces mots ont porté comme des coups de poignard. Ses belles dents blanches saillent sous sa mâchoire décrochée, et son bras, recroquevillé, trouve le garde‑corps de la terrasse juste à temps. Valère regrette aussitôt ses paroles. Il s’attendait à ce que Savinien réplique d’un coup de poing en plein visage, pas qu’il le croie. Il s’apprête à marmonner des excuses, mais la voix d’Estève tonne dans le jardin :

« Peut‑on savoir ce qui se passe ici ? »

Valère se retourne ; les deux hommes qui l’hébergent depuis une décade le dévisagent, consternés. Ils sont revenus des courses plus tôt que prévu, Lausanne ne doit pas traîner loin derrière… Tudieu !

« C’est… une pièce de théâtre, improvise Valère. Nous devons répéter.

— Camarade Ducasse, viens avec moi, décrète Estève. Nous allons discuter.

— Ce n’est pas nécessaire, bredouille l’intéressé. J’allais partir… »

Le père de Lausanne le fige d’une bouche pincée sous sa barbe parfaitement taillée. Savinien le dépasse de plusieurs centimètres, mais il n’a jamais pu le vaincre au bras de fer. C’est l’honnête secrétaire d’Abélard, bien que son physique rappelle davantage l’exécuteur de basses œuvres. Une masse de muscles noueux, congestionnés sur un buste trapu. Il adresse à son époux une de ces moues télépathiques et indéchiffrables que seuls peuvent échanger les couples mariés, puis entraîne Savinien par le col de chemise à l’étage du logis. Tandis que Valère les regarde disparaître avec inquiétude, Abélard entre à son tour et ajoute :

« Valère, je peux te dire quelques mots à toi aussi ? »

Contrit, celui‑ci le suit au salon. Abélard, d’un soupir, pose ses fesses dans un fauteuil rembourré et s’allume une cigarette. Les étincelles du briquet illuminent ses traits arrondis et les cheveux soyeux de son catogan. On pourrait croire que Lausanne et lui partagent le même sang, tant on retrouve chez eux la même douceur. Valère, qui n’ose pas s’asseoir, déblatère :

« Ce n’est pas la faute de Vinny, camarade, il ne va pas bien ces temps‑ci, et… Il croit que je l’évite, il a peur que…

— Parlons plutôt de Zaza, l’interrompt Abélard sans gravité. Vous êtes tous les deux très amoureux, n’est‑ce pas ? Vous commencez à l’être, du moins !

— Nous ne l’avions pas prévu. Du tout, se défend‑t‑il les mains agitées en dénégation.

— Pas d’inquiétude ! Tu n’es pas pire qu’un autre… Tant qu’elle ne nous ramène pas un diamard ! »

Mince ! Depuis quand les parents de Lausanne se doutent‑ils de cette relation ? Valère, abasourdi, n’a pas l’instinct de refuser la cigarette qu’Abélard lui offre. Sa tension retombée, il se balance d’un pied sur l’autre. Pas moyen de trouver une position confortable, ces temps‑ci. Ses plaies le relancent encore, toujours au pire moment…

« Tout n’a pas toujours été rose pour Lausanne… C’était une enfant très sensible, révèle Abélard entre deux volutes de fumée. Mais je la trouve plus extravertie, ces dernières années. Sans doute parce qu’elle a changé de fréquentations. Même ses notes ont augmenté.

— Elle est moins faible que les gens s’imaginent… Et plus droite », renchérit Valère avec fierté, revigoré par le tabac.

Entre deux volutes de fumée, Abélard hoche la tête. La poigne de Céleste ne se desserre pas sur la jambe de Valère. Ses longues stations debout, au travail, virent parfois au supplice. D’aucuns affirment que les blessures magiques ne guérissent jamais tout à fait…

« C’est précisément où je veux en venir. Tu n’es pas sans ignorer que l’entreprise familiale est… en pleine expansion. »

Bel euphémisme : le clan Lagale gère des dizaines de boutiques, réparties sur plusieurs continents. Toutes ses représentantes travaillent dans le milieu pharmaceutique. Abélard en descend par sa mère, mais il ne peut porter le matronyme sous peine de passer pour un bâtard. Heureusement les doyennes de la famille ont accordé ce privilège à ses filles adoptives, en compensation. Beaucoup de leurs compatriotes ne voient pas l’intérêt d’unions incapables de transmettre le sang légitime, et par conséquent le nom de famille. Lausanne et sa sœur font partie de ces orphelins de guerre que certaines familles de la bonne société pluve acceptent d’élever, par patriotisme. A fortiori les couples de même sexe en manque de reconnaissance sociale.

« La question de la relève se pose. Et figure‑toi que les vieilles biques du conseil d’administration verraient bien Lausanne, un jour, diriger le consortium Lagale.

— Elle ferait ça très bien.

— Sauf que si elle veut se lancer dans cette voie, elle devra retourner en métropole. Vite. Nous sommes dans un pays en développement. Il n’y a pas les bonnes formations, ici. »

Valère, choqué, en oublie une minute sa cigarette : quelques particules de cendre s’échouent sur le plancher. Abélard a le tact de ne pas s’en offusquer, et de le laisser digérer la nouvelle. L’adolescent, sans ciller, écrase son mégot dans le cendrier le plus proche. Les épaules creuses, il finit après un long moment par articuler :

« Quand ?

— Un an, un an et demi ? Plus tôt, peut‑être…

— Mais le cheval ? Elle fait de la compétition…

— Oh, Lausanne pourra courir tout son soûl, en Pluvède ! »

Une terre grasse, pure, gorgée de pluie et de gloire. Évidemment. Tout le corps de Valère s’engourdit. Un an ! C’est proche et pourtant si lointain…

« Je sais que c’est difficile à…

— Je ne suis pas ton pantin, l’interrompt Valère avec amertume. Dis ce que tu veux de moi, qu’on en finisse.

— Rien ! C’est simplement que… Je voulais te prévenir, afin que cela se passe dans de bonnes conditions. D’ici peu, Lausanne devra prendre quant à son avenir une décision difficile. Et j’aimerais que tu la laisses libre de son choix.

— Parce que toi et Estève le lui accordez, peut‑être ? »

Valère, par ce cri du cœur, a voulu l’offenser. Peine perdue : Abélard s’en amuse.

« Laisse‑moi t’apprendre quelque chose sur les filles, Valère.

— Je doute que tu les aies beaucoup fréquentées…

— …ce qui me rend objectif à leur égard. J’ai quatre sœurs… de parfaites pestes. Et sais‑tu ce qu’elles détestent le plus au monde ? Qu’on leur fasse perdre du temps. En particulier au plan biologique, insinue‑t‑il. Lorsqu’un dilemme de ce genre survient, il ne faut pas culpabiliser les femmes. Celles qu’on retient par les sentiments ne pardonnent jamais vraiment ce type de chantage. Le ressentiment grandit en elles et pourrit tout. Alors n’influence surtout pas Lausanne… Un jour, elle te le fera regretter.

— Mais… je l’aime ! Je ne veux pas m’éloigner d’elle. Ce serait étrange si c’était le cas, non ? »

Voilà ; il l’aime. Il l’a dit. Quel gâchis ! Il aurait préféré l’avouer devant elle…

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