Chapitre XXXI

Par Fidelis

Son voyage se déroula sans encombre. Il traversait les villes jour après jour, saluait à son trajet des voisins avec qui il entretenait de bonnes relations, puis sortit de sa province et arriva dans le village de son ami un matin.

La rosée qui couvrait toute la végétation, avait fini par imprégner ses habits et le faisait frissonner sur sa monture.

Ici, la vie s’avérait différente. Le comte assénait de lourds impôts à la population, qui rendaient leurs existences précaires et douloureuses.

Une fois engagées dans ses artères avec sa jument, les conversations s’arrêtaient à son passage. Les gens lui tournaient le dos. Ombres fugitives entrecroisées dans les ruelles qui sentaient la misère et la faim. Se tenant à l’écart, des enfants en haillons aux contours des yeux noirs et aux joues creuses prenaient soin de bien rester à distance du chevalier. Pendant qu’un cri de nourrisson perçait ce silence fait de privations et d’abstinences.

Il n’avait jamais compris pourquoi son ami s’obstinait à vivre ici, et l’avait souvent invité à venir s’installer dans sa province, peine perdue. Goeri voulait, selon lui, combattre l’injustice là où elle se trouvait, et non dans un jardin d’Eden comme il qualifiait l’endroit où Épiphyte résidait.

Il se découvrir impatient de le retrouver, réalisa-t-il en arrivant devant sa modeste habitation en sortie d’agglomération.

Le chevalier s’occupa d’abord de sa jument, qu’il dessella et amena dans un champ réservé à son intention, avant d’aller taper à la porte de celle de son propriétaire. Un rapide coup d’œil lui indiqua que la demeure manquait d’entretien, comme le reste du village, ne put-il s’empêcher de songer avec le cœur serré.

Puis il entra sans même attendre de réponse, pour déclamer d’une voix puissante.

— JE N’AI PAS PEUR EN TRAVERSANT LA VALLÉE DE L’OMBRE DE LA MORT…

Il fit irruption dans la pièce principale de la maison, qui contenait une cheminée face à deux fauteuils, d’un bureau encombré d’un monceau de feuillets raturés, et d’une grande table pour les repas. Rien n’avait changé, constata-t-il, terminant de déclamer avec plus de douceur, pour poser son regard sur son ami étonné par cette intrusion, qui griffonnait coller à une vieille lampe pour s’éclairer avec difficulté.

— Car tu es avec moi…

Avant de lui sourire.

Goeri avait sursauté, surprit par l’apparition, puis s’empressa de se lever une fois le faux prêcheur reconnu. Il abandonna sa plume pour venir lui donner l’accolade, et aussi afin de l’observer en détail.

— Épiphyte déjà présent ! tu as pris la route aussitôt mon message reçu, on dirait, j’ai grand plaisir de te retrouver, laisse-moi te contempler un instant.

Goeri avait un âge plus avancé, des années en arrière, on ne le remarquait pas. Puis, avec le temps, on se rendait bien compte que ces deux-là n’appartenaient pas à la même génération.

— Tu ressembles à un moine guerrier, la capuche la robe et l’épée, le monastère aurait-il eu un goût de trop peu ?

Lui demanda Goeri, avant de se retourner sans attendre la réponse, pour aller leur remplir deux godets de vins chauds parfumés. Boisson prisée par les deux compères qui servait aussi de sujet dans leur correspondance, s’échangeant des savoir-faire destinés à en affiner le bouquet.

Épiphyte l’observait du coin de l’œil, et remarqua que sa silhouette commençait à se voûter et la lampe à huile indiquait que sa vue diminuait. Il détourna son regard, gêné par son constat, s’approcha du bureau pour jeter un coup d’œil aux manuscrits qui l’encombraient. Un titre étrange attira son attention « le jour des fous » avant de le renseigner.

— Sans regret, rassure-toi, je n’ai pas repris de service. Les vertus et moi, on ne fait toujours pas bon ménage. Je suis devenu chevalier, à la suite d’un concours de circonstances digne d’un épisode de la commedia dell’arte, avec beaucoup moins de grâce, je te l’accorde.

Puis il changea de sujet pour basculer sur un registre moins sérieux et l’interrogea sur son travail en cours.

— Tu t’es enfin décidé à écrire ta biographie.

Goeri revint avec deux godets dans les mains pour en donner un à son ami, le sourire aux lèvres et ajouta en jouant le jeu.

— Non j’établis un traité sur la folie, un chapitre entier est dédié à ta personne.

S’amusa l’érudit avant de trinquer avec le chevalier.

— J’ai recensé toutes les fêtes religieuses ou profanes qui se sont déroulées chez nous les derniers siècles écoulés. Je compte m’en servir pour attaquer les autorités locales pour génocide culturel, vu qu’elles ont toutes été annulées.

Épiphyte oscilla de la tête en signe de compréhension avant de boire une gorgée et salua tout d’abord le breuvage.

— Savoureux ton vin.

Puis il continua d’un ton qui se voulait réaliste.

— Oui, j’ai deviné quand j’ai traversé le village que rien n’avait changé ici, ma proposition tient toujours pour venir t’installer par chez moi, même si je connais déjà ta réponse.

Le jeune homme fit comme chez lui, prit place dans l’un des fauteuils devant la cheminée qui crépitait avec une douceur presque palpable, aussitôt rejoint par Goeri dans son frère jumeau juste à côté.

Il continua curieux, approcha le godet de son nez.

— Tu as mis quoi dedans, il y a un goût dont j’ignore la nature.

C’était sans compter sur l’esprit retors de son ami qui ne s’imaginer pas donner l’ingrédient en question avant un long moment. Enfin, pas avant que celui-ci ne lui ait conté ses aventures depuis leur dernière rencontre, ce qui repoussait sa délivrance à plus tard dans la journée.

Midi sonna, ils ouvrirent le deuxième tonnelet de vin en se mettant une volaille à cuir dans la cheminée. Les heures filèrent comme du coton prisonnier d’un rouet.

Épiphyte se couvrait d’un plateau pour remplacer un bouclier et mimer leur fuite de l’auberge, ou simulait avec un tisonnier des coups d’épée donnaient dans un couloir étroit. Ce qui impressionnait ou faisait rire son ami sans retenue, devant tant de générosité à partager ses péripéties. Instant de délectation pour nos deux compères qui ne manquaient pas de sujets pour converser, sans que le souvenir de la palourde soit abordé.

Ce fut Goeri qui y revint de manière très indirecte en évoquant le passé. Il lui détailla une partie de ces fêtes étranges qui se déroulaient aux quatre coins du royaume. Lui qui voulait toutes les recenser, avant de comprendre que cette tâche dépassait ses capacités, pour ne cibler que celles célébraient à proximité. Pour cette raison, lui expliqua-t-il, quoi de mieux que les bibliothèques monastiques qui renfermaient bien des secrets, pour certains ?

Un sourire éclaira son visage pour signifier qu’il désignait bien son ami, et surtout, le quotidien des siècles écoulés, plus précieux pour à ses yeux. Il avait bien dû soudoyer à l’occasion les moines, ou se faire même passer pour l’un dès leur. Goeri estimait cependant que cela ne représentait pas un péché, étant donné qu’il n’avait nui en rien à leur intégrité. Les religieux sont corrompus c’est un fait établi pour tous.

Au cours de ses recherches, tout ce qu’il y a de plus banal, il découvrit, par hasard, le témoignage écrit d’un frère, pour le moins singulier. Il avait pris la déposition d’un homme qui avait trouvé des inscriptions composées de signes étranges dans une mine abandonnée, pour l’occasion un des leurs fut détaché sur place. Comme ce n’était pas du latin, et qu’elles ne faisaient partie d’aucun dialecte recensé, elles furent déclarées impures et diaboliques. Les moines ordonnèrent aux paysans de les détruire. Le problème c’est qu’ils n’y parvinrent pas, la dureté de la paroi dépassait toute celle des outils, qui furent aussitôt émoussés sans altérer en rien leur existence.

— Son accès fut donc comblée, interdite à quiconque sous peine d’excommunication, et tu connais l’église, elle ne plaisante pas à ce sujet.

Termina Goeri en buvant une gorgée d’hypocras.

Le souvenir de la palourde émergea de la mémoire d’Épiphyte, il lança.

— Des vestiges mérovingiens ou celtes, les hauts dignitaires avaient droit à des sarcophages dans des lieux tenus secrets. Le choix de celui-ci semble significatif, à l’intérieur d’une mine, c’est comme être enterré au milieu de ses richesses. Les curés voient des diableries partout, on peut l’estimer, sans trop s’avancer qu’il doit s’agir d’une tombe.

Goeri paraissait se concentrer, afin de trouver les mots appropriés pour continuer l’histoire.

— J’ai eu la même pensée, il y a de nombreux sites de ce genre, souvent détruits ou juste ignorés par le clergé, mais j’avais mis trop vite de côté ces étranges déclarations. Le moine qui avait découvert les gravures tomba malade les mois suivants, puis son état se dégrada et mourut l’année d’après. Dans son témoignage final, retranscris, et tu connais la réaction des gens sur le point de trépasser…

Épiphyte, poursuivi, amusé.

— Ils ne mentent jamais, je sais.

Goeri le lui confirma d’un signe de la tête et continua.

— Tout à fait, dans son dernier souffle, tiens-toi bien, il met en garde ses frères sur la présence d’une porte qui mènerait aux enfers.

Il termina sa phrase d’une voix grave et profonde en laissant s’échapper un sourire au coin des lèvres. Épiphyte siffla en même temps qu’il s’empara d’une grappe de fruits qu’il entama dans la foulée.

— C’est éloquent, tu te rends compte de l’autocensure dont font preuve ces pauvres bougres. Dès qu’il y a un truc qu’ils n’arrivent pas à piger, ils se tournent vers le soleil ou la lune.

Le jeune homme s’arrêta un instant pour réfléchir et prit un autre raisin dans sa bouche.

— Mais attends, tu as mentionné des gravures et non de porte jusqu’à présent ?

L’aîné ne put s’empêcher de sourire, son ami avait l’esprit toujours curieux et aiguisé, il s’en réjouissait. Il se leva pour que ce dernier ne puisse pas deviner sa satisfaction et prétexta leur préparer une tisane, avant de continuer son récit.

— En effet, il y a fait allusion juste avant son trépas, sans pourtant ne l’avoir jamais évoqué. J’ai mis quelque temps à comprendre cette déclaration, car elle ne fut pas détaillée par le scribe et je n’avais parcouru les feuillets qui parlaient de son agonie soudaine et irréversible, que de manière assez distraite. Les moines n’ont que peu d’imagination et des passages auraient dû me donner la puce à l’oreille. Quand je lisais… le frère Audouin entre dans sa dernière demeure, peuplée de ses peurs qui nourrissent les démons… Je pensais à une métaphore spirituelle, et réalise après coup que les religieux ne se permettaient jamais ce style d’écriture narrative pour illustrer la fin de vie de l’un des leurs.

Goeri remplit deux grands bols de tisane.

— Un registre de semaine sert à noter le quotidien, et non pour conter des histoires. Je l’ai compris au fil des pages, équivalentes à autant de jours d’agonie, pour lui. Il avait des visions. Des cauchemars ou des hallucinations, ce qui a dû générer une sacrée peur chez ceux qui l’écoutaient et surtout, leur rendaient impossible la retranscription complète, et, comme tu la souligner, ils se sont censurés. Trop effrayer ou pour ne pas troubler le calme du monastère, n’y attirer l’attention sur eux, et surtout, sur les gravures ou la porte.

Goeri retrouva sa place sur le fauteuil et lui tendit une infusion.

— Boit cela va t’aider à digérer, j’en ai amélioré la préparation tu me confieras tes impressions.

Épiphyte s’en saisit, intrigué par son récit, il allongea ses jambes, repues et détendues, et le questionna avant de la goûter.

— Je pense avoir deviné la nature de la palourde dans ton message, mais pourquoi faire appel à ton vieil ami pour déterrer des vestiges mérovingiens ? Ne me dis pas que tu as besoin d’une épée parce que tu as peur. Je ne te croirais pas ni de mes connaissances, je n’en ai pas, ou bien moindre que les tiennes.

La tisane fit naître une vilaine grimace sur son visage et conclut.

— Pas avec ça que tu vas gagner un concours, désolé.

Goeri, lui, paraissait satisfait, il était enfoncé dans son fauteuil le bol à la main et se mit à déclamer en levant un bras au ciel.

— À cause de cela même, déployez tous vos efforts pour joindre à votre foi la vertu, à la vertu la science ! j’ai découvert l’accès mon ami. Après de longues années de recherches qui ont contribué à des silences prolongés dans notre correspondance. Oui, le moine avait bien raison, il s’agit bien d’une porte. Le problème est qu’il faut s’y mettre à deux pour l’actionner, et toi, je te sais animé par la curiosité pour ne pas craindre le danger, et surtout que tu n’en parleras à personne. Je fais allusion aux autorités religieuses, bien entendu.

Termina Goeri, affichant un grand sourire ravi, avant de lui rajouter.

— Cette tisane n’a qu’une seule utilité, te garder éveiller et non gagner des concours. Nous partons cette nuit, pour user de toute la discrétion nécessaire, nous nous rendrons à pied sur le site, les villageois ne doivent rien soupçonner et moins encore le comte ou le curé.

Avant de se tourner vers lui pour le regarder.

— Qu’en dit le chevalier de l’Amourette, prêt pour une nouvelle aventure ?

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