Chapitre XXXIII – Ode vive et eau de vie

Huit floréal, soir de fête : du vin pétillant, de la musique de chambre et des rivières de perles. Le gala du lycée Brice Noy bat son plein.

La réception se déroule dans la grande salle d’examens, vidée de ses pupitres, embellie pour l’occasion de dorures, tapis hermans et candélabres en cristal… On n’a reculé devant rien. Le sol en marbre cipolin scintille d’une blancheur clinique, miroir d’un éclairage électrique dernier cri. Ses ampoules dessinent des auréoles jaune moutarde sur les têtes des convives.

Pour l’essentiel, la soirée consiste en un roulement parfaitement calibré de présentations fastidieuses : un groupe de familles s’amalgame autour d’un professeur ou d’un petit prodige, échange quelques compliments puis prend congé. Les adultes et leur progéniture se surveillent ainsi les uns les autres.

« Camarade‑professeure Debrac, notre petit Florent nous a tellement parlé de toi ! Il trouve tes cours absolument ren‑ver‑sants. N’est‑ce pas, Florent ?

— Heu… Oui, Mère, hasarde celui‑ci.

— C’est un bon élément dans la classe, pépie Debrac. Pour mon anniversaire, Florian m’a même envoyé un nouvel appareil‑photo par la poste !

— Je m’appelle Florent…

— C’est moi qui le lui ai suggéré. Tu es un modèle pour lui, roucoule l’autorité maternelle.

— Oh, mais c’est le petit Florian qui s’applique tant ! Je ne serai pas surprise s’il entre au palmarès des élèves primés, camarade.

— Croisons les doigts. La compétition pour le prix du meilleur ramasseur de copies sera rude, cette année », persifle Valère qui s’est incrusté dans la conversation.

Trois bouches en cul‑de‑poule se retournent dans sa direction. Les cheveux en porc‑épic de Florent semblent s’hérisser davantage. Il ne s’attendait pas à revoir Valère. Pas à Brice Noy, et pas au bras d’une jolie fille. Son père l’interroge :

« Ah, mais ce n’est pas toi le bât… Heu, l’enfant naturel de cette chanteuse, là ? Celui qui a brûlé sa composition d’Histoire sur la dernière guerre ?

— Valère, ça me fait plaisir de te revoir, temporise Debrac. Quel gâchis, tout de même… moi je t’aurais collé, pas renvoyé. Tu avais un vrai talent pour la dissertation. La course à pied, aussi.

— Professeure, nous parlions de moi, geint Florent. Ce n’est qu’un coiffeur.

— Un barbier, Florent. Mais soit, parlons de ta scolarité. N’est‑ce pas l’uniforme des quatrièmes, que tu portes ? J’aurais pourtant juré que tu étais déjà en quatrième quand on m’a renvoyé il y a un an…

— Val, laisse‑le tranquille, rit Lausanne. Pardonnez‑lui, il est tout grognon… Tu n’as pas de cigarette à lui prêter, Florent ?

— Il ne fume pas », la tance la mère de Florent alors que ce dernier contemple ses chaussures cirées.

Finalement, le jeune bâtard apprécie de revoir ses anciens camarades. Florent n’aurait jamais dû le pousser dans cet escalier, deux ans plus tôt. Les bouches de Lausanne et Valère s’arrondissent d’une fausse surprise ; puis ils s’éclipsent de cette discussion avec une satisfaction exquise. Un serveur, plateau à la main, les aborde déjà :

« Une flûte d’aquavit pour ta dame, Δέσποινος ?

— Mais quelle horreur, nous sommes mineurs. L’alcool, c’est mal », prétend s’offusquer Lausanne tout en s’emparant d’un verre.

Tandis qu’elle transvase le liquide luminescent dans sa fiole métallique, Valère fusille des yeux ce jeune Diamisse en nœud papillon. Elle lui repasse la flûte désormais vide en le remerciant d’un pourboire :

« Ils ont du loir farci, au buffet ?

— Le plat de résistance s’est trop fait attendre, Δέσποινα… Nos carottes m’ont l’air cuites, glisse‑t‑il.

— Hein ?

— Laisse, Zaza, s’énerve Valère. Je crois qu’il finit en douce le fond des verres…

— C’est un acteur à mi‑temps ? Je jurerais l’avoir vu quelque part », s’étonne Lausanne tandis que Valère l’entraîne par le bras à l’autre bout de la salle.

C’est la première fois qu’il s’habille chic. Estève lui a prêté un costume pour la soirée ; ses épaules y flottent un chouïa, mais il fait l’affaire. Lausanne et ses pairs, en contraste, ont reçu pour consigne de garder l’uniforme du lycée. Valère se sent comme un renard dans un chenil. Au lieu d’une fière assurance, il n’éprouve pourtant qu’un pervers sentiment d’inadéquation. Il écarte par réflexe son bras de Lausanne, mais celle‑ci lui reprend aussitôt la main et s’amuse :

« Non, non reste ! J’adore, les gens doivent croire que je sors avec un prof… »

Et, comme pour acquiescer, les instruments de l’orchestre s’arrêtent en plein morceau. Plusieurs conversations s’interrompent, on tourne la tête vers l’arrière‑salle : le récital annuel commence. Après quelques secondes, on entend de nouveau la mandoline : de petites notes aiguës gambadent entre les lustres… Et déjà sur l’estrade réservée à l’orchestre s’élève une voix de garçon :

« Mon armée, masquée de mandibules, a fait le nécessaire…

toute aux abois.

Nous plantions nos épées noctambules / dans la terre adversaire…

et ses sous‑bois. »

Chagrin et émerveillement mélangés : Valère vient de reconnaître les mots de sa mère. Savinien Ducasse, plus suave et élancé que jamais, interprète le Bois‑aux‑Lames !

« L'orée du Bois‑aux‑lames / fait perdre la raison !

Ses gardes en blanches flammes, macabres floraisons,

scintillent et me réclament / une énième oraison !

C'est là que mes amis / poussent dans l'infamie…

Effleurant leur écorce, je sens qu'ils me font force… »

La voûte illuminée d’or et d’argent caresse chaque syllabe. Le public, curieux, se rapproche. Savinien chante si juste… Le souvenir fait sur Valère l’effet d’un aimant. Pourtant, il lui est arrivé d’entendre, au coin d’une rue ou à une tablée, les refrains les plus populaires d’Estelle Sceau… Quel loup s’est tapi dans ce Bois‑aux‑Lames, pour le troubler ainsi ?

« L'ennemi nous met face au soleil / dont la clarté nous nuit…

et nous flamboie !

Aveuglés d'un éternel sommeil, nous regagnons la nuit…

de nos sous‑bois. »

La mandoline, bien sûr ! Ces cordes graciles, frivoles que Savinien chatouille… Pour accompagner un texte d’une telle noirceur, il a choisi un air de goguette d’un ridicule achevé.

« Au cœur du Bois‑aux‑lames, il n'y a plus de guerre,

de blasons, d'oriflammes / ni d'épopées grégaires…

Mes compagnons m'y blâment / des erreurs de naguère :

“Toi dont les joues sont glabres ! Dis‑nous pourquoi ton sabre,

de sèves empesé, n'est pas déjà creusé ?” »

La bouche gouailleuse, Savinien ponctue son couplet de gestes maniérés : l’instrument en main, il mime même le maniement d’une pelle invisible ! Plusieurs spectateurs, malgré la qualité du chant, grimacent. À l’origine, l’œuvre rend hommage aux patriotes tombés lors des guerres contre le royaume d’Orgélie…

« Tout mon régiment a succombé : la forêt assassine

rit et nous boit…

Notre ichor épars est retombé : la gloire a pris racine

dans ces sous‑bois… »

Au mot « ichor », Valère frissonne : il vient seulement de se rendre compte qu’il s’agit d’une allusion au Grand Soulèvement. Estelle a été élevée par des sorcières, après tout…

« Bien loin du Bois‑aux‑lames, les nobles scribouillards

ressortent leurs calames / pour braver son brouillard.

Et tandis qu'ils l'acclament, ils oublient un trouillard…

Mais, défaite ou victoire, je n'écris pas l'Histoire…

À quoi bon disserter ? J'ai juste déserté… »

Valère n’a guère de sympathie pour le protagoniste lamentable de cette épopée. La plainte du Bois‑aux‑lames s’achève sous des applaudissements épars et glaciaux, sans aucun vivat… Plusieurs des parents dans l’auditoire craignent sans doute que leur enfant meure lors d’une prochaine guerre contre l’Orgélie. Cette prestation à l’ironie grinçante n’a donc rien pour leur plaire. Regret, opprobre, haine : rien de tout cela ne compte aux yeux du jeune paon.

« Merci, public chéri. Si vous avez aimé, je déclamerai certains de mes poèmes dans une heure. Sinon, vous pouvez me défier en duel près du local aux poubelles. Apportez un protège‑dents ! », salue Savinien tout en descendant d’un bond de la scène.

Lausanne se mord la lèvre ; elle aussi trouve ce spectacle de mauvais goût mais préfère ne pas empirer la situation. Tout sourire, Valère félicite donc l’ami qui s’avance vers eux :

« Bravo, Vinny ! Mais dis‑moi, pourquoi cette chanson ?

— Il raffole de tout ce qu’a écrit ta mère, déclare Lausanne.

— Vraiment ? C’est bien la première fois que j’entends ça.

— Je ne v‑voulais pas te rappeler de mauvais souvenirs, bredouille le poète. Ah, tiens, mon paternel est là, aussi ! Père, souhaites‑tu… »

Savinien ne voit pas arriver la gifle.

Un bruit de fouet transperce la salle, si fort qu’une vingtaine de visages se retournent. La silhouette dégingandée du garçon penche, comme brisée ; Valère manque de se précipiter vers lui pour le rattraper. Lausanne, dans un cri perçant, a lâché son bras.

« Tu sabotes notre avenir avec tes singeries, tonne son père. Et tu insultes la nation. »

Honoré Ducasse : une véritable gueule cassée. Ses traits suturés, ou du moins ce qu’il en reste, se siphonnent vers une absence de nez. Un obus orgélien, bombardé lors de la dernière guerre, a ébauché au shrapnel ce séduisant portait sur le crâne rasé. Son fils est né durant son service militaire : Savinien raconte qu’il l’a vu pour la première fois à l’âge de quatre ans, et qu’il s’en est souillé de terreur. Le chanteur se redresse, pitoyable :

« C’est une ballade patriotique…

— Écrite par une petite dévergondée, décrète le sous‑préfet de police. Ça ne te suffisait pas de traîner avec son bâtard ? Il faut aussi que tu ruines ma carrière avec ces idioties !

— Il est à côté, tempête Lausanne la mâchoire crispée. Il a un nom ! C’est lui qui vous a amené votre épouse à l’hôpital, le jour de l’attentat !

— Zaza, n’en rajoute pas, s’étrangle Valère.

— Guère surprenant, lâche Honoré. Un jeune de son… statut… saisit les opportunités les plus sinistres pour s’attirer les amitiés de la bonne société. »

L’atmosphère du lieu s’est desséchée. Honoré fait fuir de d’un regard terrible les regards indiscrets des quidams. Son épouse aurait pu apaiser la situation mais, encore convalescente, elle n’est pas venue au gala. Savinien, joue brûlante, s’efforce de n’afficher aucune expression. Tête droite, il fixe les épaules de son père qui ne le dépasse en taille que d’un cheveu.

« Je ne pourrai plus rattraper tes bêtises bien longtemps. Mais je suppose que c’est ton objectif ? Je te connais. Tu te fiches de la guerre, et de l’art, et même de ce corniaud. Depuis que tu es entré dans ce lycée, tu consacres toute ton énergie à me décevoir et m’embarrasser. Admets‑le devant tous ces gens, puisque tu tiens tant à la vérité crue. »

Les fentes des carreaux de marbre creusent une craquelure entre le père et le fils. Valère regrette de s’être immiscé dans la famille Ducasse. La voix éraillé, Savinien se met à feuler :

« Tu n’as toujours pas compris ? Je ne te hais pas. Je hais les gens COMME toi. La seule idée de te savoir dans la police me fait VOMIR. Tu te soucies plus des apparences que de la justice. Tu es ignorant, mesquin et imbu de toi‑même ! Un cancer sociétal ! Ma conception personnelle de l’échec. Je préférerais vendre mon corps sous les ponts du Margelon que finir comme toi ! Me mettre une balle dans la cervelle !!! »

Le visage d’Honoré, illisible, ne suggère aucune réaction. Savinien espérait le déstabiliser, en vain. Les deux Ducasse se contemplent en chiens de faïence, étrangers l’un à l’autre.

Dans cet instant figé, l’immense double‑porte de la salle d’examens s’entr’ouvre alors avec fracas. On fait volte‑face, et un concierge essoufflé déboule en suant à grosses gouttes :

« Le camar… euh, le citoyen Élisée Mantodore, se racle‑il la gorge. Héros de la coopération diamisse, fierté de l’industrie protectorale et plus généreux donateur de notre établissement ! »

Suit alors un brouhaha de chuchotements. Tous les regards se portent vers ce nouveau point de fuite : un sexagénaire d’allure impressionnante s’esquisse au fond de la toile. Bourru, sévère et intransigeant, Élisée Mantodore arbore un long manteau beige avec une invincible assurance. Une mallette pend à sa main gauche, comme un scalp arraché à l’ennemi. D’un mouvement irascible, le métèque la confie à un membre de son service d’ordre, qui la transmet à son tour au concierge, qui disparaît à toutes jambes vers les couloirs du lycée.

Les os de Valère sont chauffés à blanc : il a vu juste ! Au départ, Talma ne l’a pas cru. Mantodore, présent au gala des parents d’élèves ? Certes, il s’y est rendu quelques fois… mais il a ces temps‑ci des choses plus importantes à faire. Valère a cependant insisté : « c’est précisément parce que l’évènement paraît frivole qu’il s’y rendra… c’est l’endroit idéal pour des négociations discrètes avec le gouvernement. Plusieurs des parents d’élèves en présence ont de hauts postes dans l’administration. » Alors Nélée a creusé cette piste… et découvert que plusieurs ministres, qui d’habitude préfèrent snober la cérémonie, ont annoncé leur venue cette année. Et que le pâtissier compte servir des sabliers en sucre sculpté au dessert. Indices suffisants pour augurer d’une « visite‑surprise » du célèbre homme d’affaires, hors agenda officiel. Reste à savoir dans quelle pièce se déroulera cet entretien secret.

Valère est tiré de ces supputations par son ancien proviseur, Lou Kajimit. Petit courtisan affolé, il plaque d’une main ses épis gominés sur son front, puis s’empresse de rattraper la gaffe de son personnel en hélant le serveur qu’a rabroué Valère un peu plus tôt :

« Toi, le frisé ! Un verre d’aquavit pour cet homme de qualité, et au galop. »

Puis, en s’adressant à son hôte :

« Cher ami, quelle joie que tu aies pu te libérer ! Laisse‑moi, s’il‑te‑plaît, te faire la visite de…

— Oh, ferme‑la, Lou, grogne Mantodore très échaudé. Je pourrais parcourir ton fichu pensionnat les yeux fermés : je l’ai bâti. Enfin, financé. Bon. Où est le garçon ? Ne me dis pas qu’il ne s’est pas pointé cette année‑là encore ! J’ai tout entendu, d’en bas.

— En fait, euh… Oui, il est là. Je vais l’envoyer quérir…

— Merci, je sais encore marcher », jette Mantodore qui se dirige vers l’assistance, d’un pas leste pour son âge.

Les gardes du corps du magnat repoussent sur son passage une horde de parents flagorneurs : qui de lui offrir un partenariat commercial, qui de lui recommander leur progéniture pour un stage avantageux. Mantodore n’a pour eux qu’un regard dédaigneux. Il retire son manteau et le balance à la figure de la mère de Florent. Lausanne reconnaît même dans cette foule Abélard et Estève, déçus de laisser s’échapper un appétissant contrat. Le richissime industriel progresse vers l’orchestre. Mais il n’y a là personne d’important hormis les Ducasse, et la petite Lagale. Mantodore ralentit à leur abord, hoche la tête avec satisfaction… et tend à Valère sa main. Effroi général ; les mâchoires tombent. L’adolescent, transfiguré d’horreur, a compris le dernier ce qui se tramait.

Mantodore sait tout ! Ce qu’il est venu faire, ce qu’il est vraiment !

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Neila
Posté le 27/12/2024
Fichtre !! O.O Comment c'est possible ? Décidément, y a des surprises à chaque tournant dans cette histoire !

Finalement, j'aurais pas eu à attendre longtemps pour la suite. Merci pour ce beau cadeau de Noël ! *w*

Je trouve ça mignon que Savinien soit un fan de la mère de Valère. Le père de Savinien en revanche, ça a l'air d'être un sacré trou de b. xD Décidément, c'est une thématique récurrente, les mauvais parents (mais c'est un trope que j'aime beaucoup). En comparaison, ceux de Lausanne sont pas si mal.

Ralala... encore une fois, je m'étais dis, je vais prendre mon temps pour lire, mais là j'ai trop envie d'enchainer. ^^'
Arnault Sarment
Posté le 27/12/2024
Beaucoup de rebondissements à venir, on est dans le final (plus que 8 chapitres à poster, je le ferai lorsque j'aurai accumulé assez de commentaires).

Estelle Sceau était une chanteuse très populaire, ce n'est pas étonnant qu'elle ait encore beaucoup d'aficionados. Savinien a néanmoins caché ça à Valère pour ne pas le gêner car sa mère est un sujet douloureux pour lui (et aussi pour ne pas lui donner l'impression d'être son pote juste parce que c'est le fils d'Estelle).

Quant à Honoré... Oui, c'est pas le type le plus sympa de l'univers mais le comportement de son fils pose un vrai problème pour son travail de sous-préfet. Savinien fait constamment de la provoc et c'est en grande partie pour se rébeller contre lui. Ils ne se sont jamais aimés. C'est dû au fait qu'Honoré a été absent durant la petite enfance de son fils et que quand il a redébarqué dans sa vie, Savinien n'a développé aucune affection pour lui. À l'adolescence ça s'est empiré avec leurs divergences politiques et le choix de carrière de Savinien (pour Honoré, "poète c'est pas un métier").
Neila
Posté le 27/12/2024
Si c'est moi qui commente tous les chapitres suivants, ça fait assez de commentaires pour débloquer la suite ? 😏

Je comprends que Savinien soit difficile à gérer, mais bon. Il serait peut-être pas aussi rebelle si son père était moins nul. 😶
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