L’homme, à moins d’un mètre de distance, paraît plus grand que sur les photos des journaux. Chaque parcelle de poussière sur son costume à rayures fines accuse Valère et le perce à jour. Et tout le monde le regarde.
« Deux fois que je viens à cet évènement dans l’espoir de te croiser, mon garçon ! Je n’espérais plus, rayonne‑t‑il.
— Citoyen, je te demande pardon, hésite Valère. Me confonds‑tu, peut‑être, avec quelqu’un d’autre ?
— Pardonne mon effervescence, rit‑il avec bonhommie. Tu devais être en cinquième lorsque Lou a mentionné ton existence… Je préparais l’inauguration de mon gymnase, mais, comme toujours entre mélomanes, notre conversation a fini par dériver vers la musique ! »
Un estellophile ! Valère, qui a cru sa dernière heure arrivée, étouffe un piaffement nerveux : Mantodore ne s’intéresse à lui qu’en raison de son célèbre matronyme.
« Enchanté, citoyen », sourit le garçon en serrant enfin la main allongée dans le vide.
Très grande, cette poigne : un vrai garrot. Il sent palpiter leurs sangs respectifs. Honoré, à côté, se tient raide comme un piquet lorsque Valère lance :
« Peu de gens ici apprécient la postérité des œuvres de ma mère…
— Oh, tu devrais retourner en métropole, mon garçon ! Ses ventes… je veux dire, ses talents de parolière y sont toujours célébrés, traduit le grand manitou du phlogiston. Malmort ! Lou ne mentait pas : tu lui ressembles. »
Nul n’a jamais fait cette remarque à Valère, qui affiche une mine dubitative. Bon, il n’a rien d’hideux, mais comparé à la légendaire beauté d’Orion et d’Estelle Sceau… Mantodore pose un doigt sur sa paupière, et il recule par réflexe :
« Exactement le même regard… Fixe, intense ! Trop, même.
— C’est vrai, tu ne clignes presque jamais, avoue Savinien.
— Oui, tu fais colérique, renchérit Lausanne du chef. Ça met les gens mal à l’aise…
— Et vous ne me l’avez jamais dit, s’indigne Valère.
— Sur scène, Estelle gardait toujours les yeux mi‑clos, très langoureux, explique Mantodore avec une voix de femme fatale avant de s’assombrir d’un coup. Mais bon, c’était son personnage… Lorsque je l’ai rencontrée au naturel… quel choc ! Je dirigeais encore mon empire depuis la Pluvède, à l’époque. Ses chansons m’ont aidé à une période difficile de ma vie… J’ai été très triste d’apprendre… ce qu’elle a fait. Pour ce que ça vaut, je suis heureux de te voir en si bonne forme.
— Merci. »
Valère a prononcé cela avec sincérité. Il ne sait pas pourquoi.
« Mais… Lou, ce garçon ne porte pas l’uniforme ? »
Si Mantodore apprend son renvoi, tout le budget du lycée s’en ressentira. L’ancien élève prend pitié du camarade Kajimit qui, à deux pas, lui murmure une supplication déchirante.
« J’ai… arrêté les études, annonce Valère.
— Ah, tu veux vivre de ton art ? J’aimerais t’entendre.
— C’était Savinien ici présent qui chantait, tranche‑t‑il. Le talent n’est pas héréditaire. »
Le jour de ses huit ans, il s’est juré de ne plus jamais chanter, exception faite, bien sûr, des formules magiques énoncées face aux démons. Aux mines paniquées de son entourage, il se rend compte qu’il vient de contrarier l’homme le plus puissant de Diamisse. Mais le mot « non » doit avoir acquis, au fil du temps, une saveur exotique pour lui : il s’enthousiasme.
« Pas héréditaire ? Mais ces pourtant ce que croient tous ces fils et filles à Papa ! Ils ne se sont pas essuyé le lait sur la bouche que la suffisance leur remonte déjà au cerveau !
— Citoyen, voyons », fait mine de s’insurger Valère.
Les élèves leur font des yeux de poisson mort. Les parents, de rage, se sont remis à chuchoter, à gronder. Honoré Ducasse fomente des projets de meurtre silencieux. Seul le pauvre Kajimit s’est caché la tête dans les mains. Mantodore savoure cette impunité :
« Toi, si tu rencontres le succès, tu le devras au mérite… pas à l’argent ou la réputation de ceux qui t’ont précédé. Peu de jeunes font preuve d’un tel discernement.
— Je suis barbier, se risque Valère à l’enjôler un peu plus. Et toi, à mon âge ?
— Esclave », lâche‑t‑il de but en blanc.
Le mage a déjà lu cette histoire dans les magazines. Mais la mélancolie du magnat semble sincère :
« Je suis né peu avant la Guerre du Phosphore… Mes parents ne voulaient pas me voir grandir dans un protectorat ravagé, alors ils ont tenté de m’exfiltrer. Au final, nous sommes tombés entre les mains de trafiquants verlandais. J’ai toujours voulu retrouver mon chez‑moi… Mais, le temps de racheter ma liberté, de m’établir dans le monde et de revenir en Diamisse, j’étais déjà un vieillard. Mauvais calcul, n’est‑ce pas ? Il suffit d’une erreur pour passer à côté de son destin !
— Tu ne me feras pas croire que tu as raté ta vie….
— Et pourquoi pas ? L’argent ne rachète ni la jeunesse, ni l’innocence… Tout ce temps passé à l’étranger m’a altéré. »
Mantodore vole à Honoré son verre et l’engloutit d’un trait.
« J’aurais beau m’acharner pour plaire à mes compatriotes, ils ne me comprendraient jamais… Ces décennies d’humiliation, de compromission, de colonisation… Ce n’est pas MON histoire. Je suis né dans un monde différent.
— Pas exactement. Tu es né de deux mondes opposés. »
Mantodore étudie Valère avec perplexité tandis qu’il déblatère :
« Chaque camp t’accuse toujours d’appartenir à l’autre, et du coup… tu n’as nulle part où aller. Tu vis dans ta tête, seul. Et personne ne peut t’aider, parce que personne ne te connaît.
— VAL, s’écrie Lausanne. Tout le monde t’écoute ! »
C’est vrai ; les voyeurs, préoccupés, ont reporté leur attention sur lui. Seule la trogne d’Honoré demeure indéchiffrable. Consterné par sa propre sensiblerie, Valère s’excuse de ce guêpier :
« Je… crois avoir vu mon ancien prof d’histoire, annone‑t‑il. Bonne soirée, citoyen. Camarades.
— Tudieu, tonne la voix de Mantodore dans son dos. Il se comporte AUSSI comme sa mère ! À votre place, je m’inquièterais pour ce gosse. »
Ce ragondin mielleux de Mantodore l’a mis à nu ! Bon sang, pourquoi a‑t‑il dévoilé ces opinions compromettantes ? Ses pas, dirigés vers la grande porte, s’accélèrent. Il lui faut reprendre ses esprits, un moment… Et de l’alcool, peut‑être.
Une main, sans prévenir, se pose sur son épaule. Valère manque de s’égosiller. C’est Savinien qui l’interpelle après l’avoir poursuivi sur toute la longueur de la salle :
« Tu ne peux pas partir maintenant !
— Je me suis déjà trop fait remarquer, déglutit‑il. Amuse‑toi… Zaza aussi.
— Mais la suite de mon récital commence dans une demi‑heure, insiste le poète. Tu m’avais promis d’y assister !
— Malmort… J’avais oublié ! Désolé… Tu seras très bien, ne t’inquiète pas. Laisse‑moi et va vite te préparer.
— Non !!! Val, j’ai des choses importantes à te dire, le conjure Savinien. Je prépare des poèmes exprès pour ça depuis des jours, et…
— Alors tu peux bien me les répéter demain, Vinny. Va, je file. »
Il tente de l’encourager d’une tape sur l’épaule, mais la bouche de son meilleur ami a pris la forme d’un impact de balle. Valère vient de se rendre coupable d’un manque de tact ahurissant. De ceux qu’on ne rattrape pas. Savinien tâtonne ses boutons de manchette mais ne trouve rien à rajouter. Il finit par s’éloigner d’un pas lourd et mécanique. Valère n’ose pas le retenir, et part dans la direction opposée. Au loin, Lausanne zieute leur altercation sans rien comprendre, prisonnière d’une conversation entre ses parents, Mantodore et Honoré Ducasse.
Rongé de culpabilité, Valère passe à côté du même serveur que tout à l’heure. Celui‑ci s’est tenu à distance respectable de cette conversation, avant de serpenter vers lui et de lui glisser, d’autorité, une flûte d’aquavit dans la paume :
« Crénom, ricane Nélée. Quel excellent ami tu fais !
— Va te faire shampouiner…
— Mais c’est un compliment ! Deux potes devraient se parler sans fard… Le tien ne supporte pas la δυστύχημα, [1] voilà tout. »
Cet enquiquineur parvient toujours à employer des mots que Valère ne connaît pas. Déjà fatigué de l’entendre, il se force à goûter la mixture. La toux suit une seconde plus tard. Un torrent de feu et d’acide, mi‑vert mi‑jaune… Quel être humain sain d’esprit avalerait cette authentique pisse de chat ? Les amis de l’incapable qui l’a concoctée ont dû se montrer élogieux par politesse… et depuis des siècles, aucun consommateur n’a eu l’audace de dénoncer ce goût atroce. Valère, trachée pulvérisée, poumons bouillants, en reprend pourtant deux gorgées. Il doit se concentrer sur sa mission…
« Où en est l’Opération Thermacle ?
— Si la cible s’est pointée dans l’établissement, Talma a déjà prévenu nos agents, l’assure Nélée. A priori, tout est prêt.
— Parfait. Je le suis aussi.
— Prêt ? Ou parfait ? Tu pourrais au moins dire au revoir à tes anciens camarades de classe… »
Valère baisse la tête. Sa revanche envers les potaches de Brice Noy, cette insouciance avec laquelle Lausanne le parade, la défiance de Savinien envers son policier de père… Du vent, que tout cela. La seule raison de sa présence dans cette maison de fous tient en deux mots : Élisée Mantodore. Une crapule qui, une fois écrouée pour corruption, n’y remettra pas les pieds de sitôt.
« J’ai fait mes adieux à ces fariboles il y a plus d’un an. En route », grogne Valère qui finit son verre en se pinçant le nez.
Et ils s’en vont.
Le lycée Brice Noy s’avère encore plus vaste que dans ses souvenirs. Une autre porte, une autre salle de classe… Tous ces couloirs se ressemblent !
« Où sont ces fichus canassons ?
— Nélée, laisse‑moi ouvrir la marche, tudieu ! J’ai étudié ici.
— Tu n’y as pas travaillé pour autant. »
Le plan de l’école consiste en cloîtres carrés, cernés de préaux. Un quadrillage répété sur plusieurs étages qui désoriente à coup sûr les nouveaux venus. Le beffroi de Carat, dressé derrière les fenêtres des couloirs, en constitue l’unique point de repère.
Chaque surface vitrée, de l’intérieur comme de l’extérieur, monte derrière d’étroits filets aux mailles tout aussi carrées. Savinien raconte que le proviseur les y a placés pour empêcher les suicides d’élèves. Leur fonction réelle semble plutôt d’arrêter les ballons, mais ils renforcent l’ambiance carcérale du lieu. Une volée de cuistots et de commis circule dans ces entrailles sans jamais s’arrêter, invisible au beau monde.
La valetaille en livrée s’affaire trop pour se soucier de l’étrange duo composé par Nélée et Valère. Ils finissent par trouver le haras, coincé entre les caisses de vaisselle et les sorties de poubelles. Une jeune Diamisse au corps musculeux harnache les sangles d’une selle sur un alezan placide. Cette fille d’écurie réagit à leur arrivée par un énergique frottement de mains, qu’elle nettoie ainsi avant de replier ses longues nattes en chignon. Le boucan continu des livraisons couvre toute conversation.
« Vous en avez mis du temps, demande Talma sans animosité. Comment va notre pigeon ? Pas trop méfiant ?
— Il s’amuse beaucoup, sourit Nélée. Mais j’ai bien peur que l’ἀηδονίς [2] se soit compromis…Peut‑être vaut‑il mieux le mettre en retrait ?
— Mantodore m’a juste parlé. Apparemment, c’était un ami de ma mère », confesse Valère qui foudroie du regard son collègue boutonneux.
Ce scélérat tente de l’écarter du plan, il veut s’approprier ses lauriers ! La Dissidence ne peut cependant pas l’écarter de l’Opération Thermacle pour si peu… Sans Valère, ils n’auraient pas même eu l’idée d’intercepter les documents ici.
« Qu’importe, décide Talma après un temps. De toute façon tu n’iras pas à visage découvert. Cependant… Ta voix est connue, maintenant. Valère, quoi qu’il advienne, tu ne devras jamais l’ouvrir devant Mantodore, c’est compris ? Ah, tiens, voilà les autres. »
Elle désigne dans la cour Olibée, déguisé d’un tablier noir. Celui‑ci a réussi à se faire embaucher comme éplucheur de légumes… Que d’efforts il a fallu pour infiltrer tous ces gens dans la même soirée ! Corruption, réseautage, mensonges ? La ruse de Talma, à cet égard, n’a rien à envier aux sortilèges de Valère.
Réunis en petit comité, les quatre Dissidents n’ont pour témoins que les chevaux, égaux dans leur indifférence. Olibée salue Valère avec chaleur ; cet entrain, ainsi que la bague couleur vert‑de‑gris sur son annulaire, laissent Valère deviner qu’il s’est réconcilié avec Ino. Quel soulagement ! Mais alors, pourquoi opèrent‑ils sans elle ce soir ? Sans doute Ino n’a‑t‑elle pas encore pardonné à Valère son rituel nécromantique. Bien entendu, Talma a recruté l’aide d’autres Dissidents, eux aussi présents dans le lycée… mais, afin de protéger leurs identités, elle sera le seul lien entre eux. Son commando au complet, la responsable de l’Opération Thermacle ne perd pas de temps :
« La bonne nouvelle, c’est que la mallette est toujours ici… Mantodore est venu dans son coche privé, donc j’ai pu voir son arrivée. Il a demandé à un larbin de lui préparer “l’endroit habituel”. Mais je ne sais pas exactement où… Puis il a entendu une musique, là‑haut… et il a foncé vers la réception, tout émoustillé.
— J’ai suivi ses hommes, intervient Olibée. Pas osé trop m’approcher, mais ils se sont dirigés vers l’aile ouest, au troisième étage. Dix de ses gorilles y sont postés. Le reste de la garde rapprochée stationne près de la salle d’examens.
— Ne cherchez plus, réfléchit Valère. Mantodore a envoyé sa mallette dans le bureau du proviseur, tout bêtement… Il y a un coffre‑fort, là‑dedans. À sa place, c’est l’endroit que je choisirais pour discuter au calme, avec un alibi crédible. N’importe quel parent peut y être convié par le proviseur pour discuter d’un élève, ou fumer le cigare…
— Jusque‑là, rien d’insurmontable, anticipe Talma. Forcer un verrou, cela demande plus de temps que d’habileté… Bon. Valère ? Tu viens avec moi, on fait comme on a dit. Nélée, Olibée… Vous préparez notre retraite. Ce genre de plan, ça se monte à l’envers. On prépare son retour, puis on voit ce qu’on peut faire sur place avant de repartir. »
Nélée, soucieux, remonte ses lunettes sur son nez :
« Mais les Dissidents qu’on ne voit pas, ils vont faire quoi ?
— Ils nous protègent à distance, explique leur cheffe. À la fronde, ils ne craignent personne. Une arme noble, la fronde. J’ai toujours dit qu’il fallait la remettre au goût du jour. »
Talma sort sans attendre deux sacoches, cachées sous les bottes de foin.
« L’Opération Thermacle a officiellement débuté, pontifie‑t‑elle. Désormais nous nous désignerons par nos noms de codes : Lynx, Hoir, Fouine, Lucas. Si jamais les choses capotent, eh bien… Prenez la décision qui, selon vous, profitera le plus au groupe. Et rappelez‑vous, toujours, que nous partons avec un immense avantage. Ce soir, nous ne nous battons pas pour notre φῦλον, [3] notre pays, ou même nos familles… Non, nous allons juste faire éclater une vérité, et la vérité ne change pas. Elle est là, à portée de main ! Elle nous attend. Et aucun de nos adversaires ne peut l’encager. »
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[1] δυστύχημα – « guigne »
[2] ἀηδονίς – « rossignol »
[3] φῦλον – « race »
En tout cas cette première confrontation était très intéressante (et les réactions des bourgeois assez drôles). Le personnage a une histoire qui le rend pas totalement détestable, et un charisme indubitable. Le "lien" qu'on découvre avec Estelle et le parallèle entre Mantodore et Valère rendent tout suite la situation beaucoup plus intéressante !