Arthur fixait le portillon de la maison du Docteur Sarre avec perplexité. C’était une bâtisse en brique avec de vastes baies vitrées en bois. Un petit jardin menait jusqu’à l’entrée. Ils pénétrèrent dans l’allée pavée et découvrirent avec stupéfaction de multiples sculptures d’hommes ou de femmes et des buissons taillés en forme de visage.
— Etrange décoration, murmura Arthur.
— Franchement glaçant, ajouta Charlie.
Le lieutenant s’arrêta pour examiner les réalisations. Des renfoncements rappelaient des globes oculaires, des protubérances de feuilles évoquaient des bouches, une bosse de branches retraçait la forme de nez. Arthur eut l’impression d’avoir été projeté dans une version d’horreur d’Alice au pays des merveilles. Il chercha du regard le lapin blanc. Nulle trace.
— Vous êtes d’accord qu’on l’arrête juste à cause de cette allée ?
— Complètement, chef.
Le lieutenant relativisa : Freud avait bien la phobie du chiffre 62. Pourquoi le docteur Maurice Sarre n’aurait-il pas le droit d’aimer les sculptures de buissons ?
Ils arrivèrent au seuil de la maison et sonnèrent. Un carillon d’hôpital retentit et des bruits de pas suivirent. La porte s’ouvrit sur le Docteur Sarre habillé en jogging et maillot de corps, transpirant et suintant le sport à plein nez.
— Inspecteur ? Vous auriez dû me prévenir de votre visite ! Un coup de fil aurait suffit !
— Vous m’avez dit que cela été urgent. Et j’avais quelques questions à vous poser.
— Pouvons-nous entrer ? demanda Charlie.
— Oui, bien sûr. Permettez que j’aille me changer.
— Bien entendu.
Arthur et Charlie pénétrèrent dans l’habitation du psychanalyste. La décoration n’avait rien d’exceptionnelle. Une ambiance plutôt zen se détachait de la salle où des tableaux de nénuphars et des photographies de montagnes se multipliaient à perte de vue. Le lieutenant se déplaça jusqu’à la bibliothèque : que des ouvrages de psychanalyse. Il en sortit deux : ceux-ci étaient écrits par le Docteur Maurice Sarre. L’un portait sur la schizophrénie, l’autre sur l’autisme. Il chercha rapidement sur internet une trace des livres. Ils semblaient édités par une toute petite maison d’édition. Arthur reposa les ouvrages et rejoignit sa collègue. Ils s’assirent sur deux fauteuils en cuir et eurent l’impression d’attendre pour une séance. Les doigts d’Arthur pianotèrent sur l’accoudoir, avec impatience.
Les multiples attentes pour le suivi de son frère lui revinrent en mémoire. Les premiers temps, il avait voulu gérer les crises d’Eliott seul. Hors de question de faire appel à son père ou un ponte de la médecine. Plus le temps passait, plus l’évidence se cristallisait : Eliott mettait en danger sa vie, il avait besoin de conseils et d’un suivi adapté. Lors de la première prise de traitement, il y eut d’abord un véritable mieux puis les crises reprirent mais elles s’espacèrent plus. Sauf, ces derniers temps.
Il portait sur la psychiatrie un regard à la fois intéressé et suspect. Si les diagnostiques étaient nécessaires, il n’avait pas l’impression que la guérison était assurée par les méthodes médicamenteuses actuelles. Il se demanda si intérieurement, il n’avait pas voulu prouver qu’il pouvait inverser le processus d’érotomanie de Carla afin de faire un pied de nez à la science.
Lorsque le docteur Sarre revint, vêtu d’une chemise et d’un pantalon chino, le lieutenant s’extirpa de ses pensées.
— Vous voulez quelque chose à boire ? demanda le docteur.
Arthur fit un signe négatif de la main.
— Que souhaitiez-vous me dire d’aussi urgent ? préféra-t-il demander.
— Oui, j’ai retrouvé l’ancien dossier de Carla Lebon, Carla Cole, excusez-moi. Je tenais à vous faire part des éléments que j’avais noté à l’époque qui pourrait vous aider dans votre enquête.
— Nous vous écoutons.
— Dans mes derniers entretiens avec Carla, j’ai noté qu’elle avait de nombreux symptômes de la schizophrénie.
Arthur fronça les sourcils en entendant l’information.
— Qu’est-ce qui vous faisiez dire cela ?
— Ce que j’entends par schizophrénie c’est que l’on peut noter chez le patient une distorsion de la réalité, caractérisée par des pensées délirantes ou des hallucinations. Il y a aussi une atteinte affective et enfin une désorganisation de la pensée. Tous ces éléments étaient regroupés chez Carla. L’érotomanie peut aussi être une caractéristique de la schizophrénie.
— Je suis étonné que vous ayez oublié ce diagnostic, docteur…
— Ce n’est pas un diagnostic avéré. Lorsqu’elle est partie, je n’avais pas fini de travailler avec elle. Autant le diagnostic d’érotomanie était clair autant celui de la schizophrénie demandait un suivi particulier et plus long. Il est donc à prendre avec des pincettes bien que plusieurs éléments concordent.
— C’est-à-dire ?
— L’un des éléments les plus probants est qu’elle se sentait perpétuellement en danger. Je ne sais le nombre de fois où elle m’a raconté qu’on l’avait agressée. La fois la plus fragrante a été le jour où elle m’a assuré qu’une de ses camarades de chambre l’avait poignardée à la gorge.
— C’est faux ?
— Bien sûr, son rapport indiquait que cette blessure provenait d’un éclat de verre causé par un geste brusque de son père.
Arthur demeura un instant perplexe. Il se mit soudain à douter de ses déductions vis-à vis du docteur. Se pourrait-il qu’il fasse fausse route ?
— Mais elle n’entend pas de voix… remarqua-t-il.
— Les schizophrènes n’entendent pas toujours des voix. Ce ne sont pas forcément des personnes avec un dédoublement de personnalité. Lorsqu’on parle d’hallucinations, elles peuvent être olfactives, visuelles, somatiques ou psychiques.
— Elle pourrait inventer des agressions ?
— Tout à fait. Elle en sera même persuadée. Le schizophrène se croit souvent persécutée ; ils peuvent inventer des évènements pour que le délire soit plus crédible.
Arthur réfléchit. Les propos du psychiatre faisaient sens et cela l’inquiétait.
— Mais le schizophrène doit être suivi et traité ! Je n’ai trouvé aucune trace dans son dossier de suivi médical ou psychiatrique depuis plus de dix ans.
— Comme je vous le disais, j’avais à peine entamé mon diagnostic. Il est peu probable qu’une fois sortie du centre de rééducation, elle ait continué son suivi psychologique.
— Vous ne l’avez jamais revu ?
— Non.
— Je dois vous avouer que j’ai été étonné de vos appels récurrents, admit Arthur.
— Je souhaitais juste aider mais je vais arrêter si cela vous embête. J’ai un intérêt professionnel pour cette histoire.
— Oui, ce que j’ai compris. Vous écrivez un livre à ce sujet ?
La question d’Arthur était une pure supposition mais cela réussit à faire se redresser de son siège Maurice Sarre.
— Tout à fait. Comment le savez-vous ?
— J’ai mes sources. Pouvons-nous voir le manuscrit ?
— Absolument pas. Il est en cours d’écriture.
Arthur ne préféra pas insister.
— Ces messages vous disent-ils quelque chose ?
Le lieutenant sortit de sa sacoche les mails portant les initiales du psychologue. Celui-ci les attrapa, chaussa ses lunettes et lut avec attention les documents. Il entrecoupa sa lecture de quelques marmonnements.
— Non, cela ne me dit rien. De nombreuses personnes possèdent les mêmes initiales que moi, si c’est cela qui vous interpelle.
Son regard glissa vers l’heure et vers la porte d’entrée, toujours grande ouverte.
— Les termes utilisés sont des termes plutôt scientifiques. Etude. Théorie.
— Pas tant que ça, il y a bien plus spécifique comme vocabulaire. M’accusez-vous de quelque chose, lieutenant ?
— Je souhaite seulement éclaircir certains points. Et vous n’avez jamais rencontré Monsieur Cruzet et sa femme ?
— Je crois les avoir rencontrés une fois, j’ai peut-être déjeuner avec eux. Je me suis dit que je pourrai avoir des informations sur Carla. J’avoue avoir un intérêt particulier pour sa maladie.
— Une obsession même.
— Peut-être un excès de zèle tout au plus. Les cas d’érotomanie sont rares dans ma profession.
— Pourquoi m’avoir dit que vous ne le connaissiez pas lors de ma première entrevue ?
— Un oubli de ma part certainement. Vous savez j’ai un métier où je vois passer les noms de famille comme autant de trains de marchandises. Je m’excuse si cela vous a égaré dans votre enquête.
— Cela ne m’a pas égaré.
— Etant donné votre venue, permettez-moi d’en douter.
L’attitude guindé et supérieure du psychologue commençait à le faire sortir de ses gonds.
— Ce que je mets en doute, c’est votre parole. Je vais vous faire part de mes déductions. Vous n’avez jamais vraiment perdu de vue Mademoiselle Cole et je pense que vous avez voulu tester son érotomanie, savoir jusqu’où elle pouvait aller pour Justin Cruz dans le but d’en écrire un livre. Vous êtes donc entré en contact avec lui et vous lui avez proposé de l’argent pour qu’il mène ce commerce de drogue. Ce système qui utilise les boites à musiques me semble bien trop subtile pour Justin Cruzet et Carla Cole n’en aurait pas eu l’initiative. Vous lui avez certainement dit que cela lui permettrait d’avoir de l’argent rapidement et que cela aiderait Carla. Je pense qu’il devait tout de même être assez attaché à cette femme donc vous avez su tirer sur la corde sensible. Par la suite, je ne sais de quelle manière mais vous allez me l’apprendre, Justin Cruzet a voulu vous dénoncer à la police. Vous lui avez donné rendez-vous et vous l’avez écrasé. Vous avez tenté de faire pareil avec Carla Cole mais vous vous êtes dégonflé au dernier moment.
— Vous avez une imagination fertile, cher lieutenant.
— Il s’agit de déduction, docteur.
— Appelez cela comme vous voulez mais votre récit est complètement faux. Je pense surtout que votre analyse est biaisée par vos sentiments ; C’est cela de sortir avec des témoins clés de l’enquête.
Arthur se figea. Il sentit le regard empli de doutes de Charlie se poser sur lui.
— Tout à fait. Nous en parlerons au commissariat. Je vous arrête pour tentative de meurtre et escroquerie.
— Je peux appeler mon avocat ?
— Vous le ferez dans la voiture.
Ils laissèrent le docteur prendre quelques affaires et celui-ci les suivit sans rechigner mais avec un dédain qui révolta l’inspecteur.
Alors qu’il avait installé l’accusé dans sa voiture et que la porte fut fermée, Charlie lui chuchota.
— Vous êtes sûr de vous, inspecteur ? Il n’a pas l’air d’agir comme un coupable…
— Oui, je suis sûr, Charlie. Parfois, il faut aller au-delà des apparences.
La jeune femme hocha la tête. Arthur tenta de se composer un visage serein, il commençait sérieusement à douter.