Chapitre XXXV – Droit dans le mur

Notes de l’auteur : en plus de sa langue maternelle (l’ondéen), le protagoniste de ce récit emploie de temps à autres le diamarin. Afin de les différencier, les conversations en diamarin sont retranscrites en italiques. Les lecteurs les plus curieux trouveront dans les notes de bas de page une traduction des termes que le protagoniste ne comprend pas.

L’imagination de Valère carbure à plein régime. Dans les illustrés de sa jeunesse, les dessinateurs attifaient les cambrioleurs de hardes noires, de godillots de combat et de cagoules… Talma ne lui fait enfiler qu’un blouson et un béret, en plus des gants. S’il sortait ainsi dans la rue, aucun passant n’y trouverait à redire.

« Tu es sûre que ça suffira ?

— C’est un lieu public, soupire‑t‑elle. Si on se fait prendre, mieux vaut prétendre s’être perdus en cherchant les toilettes…

— Bon, je te fais confiance… Mais plie bien ma veste en la rangeant, c’est un emprunt. »

Elle accepte le haut du costume d’Abélard avec une patience polie et le range dans un autre tas de foin, celui‑là même d’où elle a extirpé ces vêtements de rechange. Elle le laisse garder son pantalon, plus passe‑partout. À deux mètres, Olibée et Nélée… non, Fouine et Hoir mémorisent puis brûlent au briquet les pense‑bêtes que Talma, ou plutôt Lynx, leur a fournis. Difficiles, ces noms de codes… Elle lui tend un foulard et des épingles :

« Si les choses virent mal, tu peux nouer ça autour de ton visage. Ne le serre pas trop, tu offrirais une prise à ceux qui te poursuivent.

— Vous aurez l’air de momies, se moque Nélée.

— Mieux vaut ça que la face cachée de la lune. Ne parle plus si ce n’est pas utile à la mission, Fouine. »

Le casse‑pied grimace en entendant Talma prononcer son nom de code. Valère se saisit d’une des sacoches ; celle‑ci déborde d’artefacts et d’ingrédients qu’il a préparés. Quant à l’autre… Mystère. Leur supérieure se la réserve en cas d’urgence. L’esprit de groupe a fait d’eux les pièces maîtresses d’un mécanisme d’horlogerie parfaitement huilé.

« Vous savez tous quoi faire, conclut‑elle. On se retrouve bientôt…

— Bon courage à vous deux, hésite Olibée. Lucas, ne te sens pas obligé de faire n’importe quoi, d’accord ? Personne ne te demande l’impossible.

— Merci, Hoir. »

Valère lui aurait bien rendu ce conseil mais Talma, impatiente, l’entraîne déjà au‑dehors par la manche. Quelques minutes plus tard, ils ont gagné l’aile administrative du lycée. Leurs coéquipiers doivent rester en retrait. Ce système simplifie leurs choix plus qu’il ne les complique : les agents de la Dissidence n’ont d’autre choix que de se faire confiance. La nuit a recouvert d’un voile méconnaissable l’école que Valère croyait connaître. Comment s’y repérait‑il, lors de sa scolarité ? Il y a tant de détours, d’entresols et de sas… Il reprend ses marques, et Talma se fie à lui : deux fois à gauche, par l’escalier E… Elle marche, confiante, comme si ces lieux lui appartenaient. Droite, gauche, seconde à gauche après l’auditorium… Leur chemin s’arrête devant une porte scellée. Valère propose d’ensorceler le tout, mais Talma insiste pour s’en charger.

« Garde tes forces. Tu vas voir de quoi je suis capable, moi aussi, inspire‑t‑elle un grand coup. On parie que j’arrive à nous faire entrer du premier coup ?

— J’ai toujours voulu apprendre à crocheter les serrures, admet‑t‑il. Tu as apporté des outils ?

— Oui, mon pied. Recule ! »

Elle lève le genou. Puis, dans un cri net, sa jambe s’abat sur le bois. La porte, en son milieu, flanche. Le craquement résonne comme un coup de fusil. Valère doit faire un pas de côté pour éviter les éclats de bois. La poignée, en piteux état, pivote sous la violence du choc. Talma arrache le verrou d’un coup sec et se rengorge :

« J’adore ma vie…

— Le bruit, les dégâts… Ça va attirer des gens, proteste Valère.

— La rapidité est la meilleure forme de discrétion, professe‑t‑elle. Je n’allais pas rester une demi‑heure à tripoter un trou de clef juste pour me faire choper…

— Tu… es très forte. Où as‑tu appris à faire ça ?

— Oh, c’est plus facile que ça en a l’air. Il suffit d’être précise dans ses mouvements. En tapant sur un coude au bon endroit, tu peux déchiqueter le bras d’un adversaire… Allez, ne perdons pas de temps. »

Talma l’incite à passer par la porte brisée ; Valère n’insiste pas. Plus loin, ils entendent sonner le beffroi de Carat. Ce vacarme de cloches leur permet de traverser en trombe les balcons d’une cour lumineuse et fréquentée… Les domestiques, postés en bas, tournent leurs regards vers l’horloge plutôt que de potentiels intrus.

À cette heure, Savinien a dû commencer son récital. Valère espère que l’esclandre de tout à l’heure ne l’a pas tourneboulé au point d’annuler sa représentation… Au moins Lausanne pourra le soutenir. Avec ses textes, sa voix, il fera un triomphe. Cependant Valère culpabilise : il aurait dû anticiper à quel point sa présence comptait pour Savinien. Voilà qu’il s’imagine, en sourdine, les échos de sa voix à l’autre bout de l’établissement… Désagréable sensation d’être pourchassé.

Valère chasse ces idées noires et avise un dernier virage au carrefour des salles de biologie. Talma étouffe un cri :

« Arrête‑toi ! »

Elle l’empoigne alors par le col de chemise et le plaque contre un mur. Sourde à ses récriminations, elle lui couvre la bouche de sa main. La respiration glacée de Valère compte moins qu’un murmure. Très vite leur parviennent les grincements feutrés d’une plinthe de chêne, puis des soubresauts qui ricochent sur les marches attenantes. Quelqu’un vient !

Les ombres autour d’eux vacillent, dilatées par le halo d’une lampe. Talma se colle à son tour à la paroi et le pousse dans un retranchement de cette croisée. Elle l’y suit, en crabe. Bientôt ils se retrouvent dos à leur trajectoire initiale, cloués devant une patère où pendent quelques cartables. Les fixations des porte‑manteaux leur percent la nuque et les omoplates.

La pénombre disparaît tout à fait. Puis une silhouette, d’abord gigantesque, s’avance sous leurs yeux. Trois secondes durant. Les pieds du surveillant de Brice Noy trottent sur le carrelage en mosaïque, réguliers comme des couteaux de cuisine. L’aura luminescente disparaît ensuite petit à petit, avant de s’éteindre pour de bon. On entend l’homme descendre un escalier.

Talma et Valère prennent une grande inspiration, le cœur remonté.

« Ton ouïe est beaucoup plus fine que la mienne, remarque‑il.

— J’ai… senti un truc. Les bâtiments ont un souffle propre. Lorsque quelqu’un s’y déplace, parfois… Je le prédis. Si je me concentre.

— Peut‑être as‑tu des prédispositions pour la chasse aux phénomènes paranormaux. Ce pays cache beaucoup de secrets sous ses strates de pierre… Et puis, les lieux accumulent les émotions et les pensées de ceux qui les fréquentent. C’est ainsi que les ectoplasmes se forment, dans les maisons hantées. »

Talma ne l’écoute plus, elle s’est remise à scruter le bout du couloir. Un second importun peut débouler à tout moment.

« Profitons‑en, décide‑t‑elle. Si ce sont les pions qui se chargent des rondes, et non les gorilles de Mantodore, c’est qu’ils n’ont pas posté assez d’hommes dans cette partie de l’édifice.

— Pourtant Ducasse ne se chargerait pas d’une surveillance de routine…

— T’inquiète, je compte les secondes. À sa vitesse de marche, je saurai plus ou moins quand il reviendra faire sa ronde… »

Quel sens du détail ! Ce n’est clairement pas son premier cambriolage.

Ils reprennent leur trajet à toutes jambes et arrivent sous peu à destination : l’antre du proviseur. À en croire le plan du lycée, celui‑ci travaille dans une pièce aveugle : l’organe cérébral de l’établissement. On n’y accède que par une double‑porte monumentale en bois d’ébène, encastrée au milieu d’un interminable corridor dont Valère et Talma s’approchent.

Ils perçoivent les échos d’une conversation. Comme prévu, des gardes protègent l’unique accès au bureau de Kajimit. Une dizaine, à l’oreille. De peur d’être eux‑mêmes découverts, ni Talma ni Valère n’osent jeter un coup d’œil. Les deux Dissidents contournent donc la salle. En longeant ses parois, ils parviennent quelques dizaines de mètres plus loin à l’extrême opposé de l’entrée : un pan de plâtre nu, anodin. Par chance, celui‑ci surplombe une cage d’escalier. Mais derrière, surtout, se trouve le sanctuaire au sein duquel ils souhaitent pénétrer. Reste, bien sûr, à traverser ce mur.

Valère s’agenouille et fouille dans son sac, tout exalté. Une coupelle, une gourde, et cet éclat de thermacle qu’il a ramassé dans la tombe du Reg‑aux‑Rois… Le sort qu’il a reconstitué n’exige pas beaucoup de matériel. Il verse dans la soucoupe un soupçon d’eau de source, en prenant garde à ne rien renverser : cette denrée atteint en Diamisse des prix indécents. Puis il consacre le fragment de thermacle par les prières d’usage ; en murmurant son incantation, Valère le porte à ses lèvres afin d’y déposer un baiser. Sa façon à lui de se donner chance… Mais un rituel trop rapide pour chasser son anxiété.

« Au risque de me répéter… Ce que je m’apprête à faire est dangereux, avertit‑il Talma. Mentalement et physiquement, cela risque de te… déstabiliser. Accroche‑toi bien et fais‑moi confiance.

— La confiance, c’est bon pour les banquiers et les patrons, le défie‑t‑elle. Les gens qui te mettent un couteau sous la gorge puis te remercient de ta loyauté. Moi, j’ai juste ma foi. En qui je veux, quand je veux. Et si j’ai tort… tant pis, Lucas. Alors ne me déçois pas. »

Elle ne lui prend pas la main… D’ailleurs, cela l’aurait déçu.

Le sang de Valère circule à grande vitesse. Ses pensées tout autant.

Enfin, il serre les dents et lâche le morceau de thermacle au fond de la coupelle, qu’il tient de l’autre main.

Cette petite pierre ne dessine aucun remous à la surface de l’eau. Mais Valère entend bel et bien un « ploc » rond et sourd. Aussitôt, toutes ses vibrations s’échappent du récipient au lieu de l’investir. Une décharge d’énergie parcourt le bras du mage… Un bataillon de fourmis s’agite sur sa peau, l’engourdit ! Un agresseur invisible tente de gratter, chatouiller et griffer son corps en même temps. Valère résiste, encore et toujours. La sensation empire, remonte vers ses épaules en vagues accélérées, accélérées… Cent mains invisibles l’effleurent désormais.

Leurs ondulations remontent vers l’arrière de son crâne. Là, il lâche prise.

Le bol, échappé de ses mains, se brise sur le plancher. Ce séisme qui grondait dans la coupelle, puis dans son corps, vient de s’échapper. Valère sent le carrelage osciller sous ses pieds… Tous ses repères spatiaux se désaxent : au‑dessus de lui, les fenêtres de Brice Noy commencent à fondre… Leurs châssis dégoulinent vers le néant.

Talma, à côté de lui, s’est tétanisée. Il l’agrippe au talon, et, sûr de lui, hurle :

« SAUTE !!! »

Et ils sautillent, juste à temps : le sol se dérobe sous eux.

Propulsés par ce bond en plein Astral, ils percent déjà les galeries souterraines de la réalité… L’air leur tranche les paupières, granuleux et rêche. Ils plongent ensuite dans une mélasse granitique, épaisse et collante, qui leur bouche les narines. Ils s’y débattent, en vain : chaque mouvement de résistance solidifie un peu plus cet atroce sirop de pierre.

La masse gélatineuse et noire s’amalgame autour d’eux, les engloutit… L’espace d’une seconde, Valère croit succomber. Mais cette purée pétrifiante, de guerre lasse, finit par expulser ces deux intrus trop filandreux pour son délicat palais.

Talma et son mage s’écroulent en fin de compte sur une surface en dur. Le monde réel, très vite, reprend ses droits. L’univers se reforme déjà autour d’eux.

Valère, le menton écorché, considère les alentours. Il a réussi ! Seul un store éclaire en demi‑teinte le bureau du proviseur, aussi spacieux et luxueux que lors des deux occasions où Valère y a été convoqué. La première fois, Kajimit avait cherché sans succès à lui soutirer quelques partitions originales de sa mère. La seconde fois, il lui avait annoncé son renvoi suite au conseil de discipline.

Il y a toujours là, surplombé des palmes académiques, le buste de la Secrétaire Protectorale en exercice, nez‑à‑nez avec celui du chancelier de la République de Pluvède. Kajimit a remplacé les appliques murales à électricité, tiré les draperies pour cacher la pleine lune et déplacé le sofa vers l’ouest… Mais ce meuble de forme cubique, forgé d’acier trempé, repose dans le même recoin discret. Qu’est‑ce qu’un bête proviseur peut bien faire d’un coffre‑fort ? Valère se l’est toujours demandé. Aujourd’hui, il va savoir.

Talma, tombée à genoux, halète :

« Qu’est‑ce que c’était que ces… choses ? J’ai cru mourir.

— Le monde est un fleuve, répète‑t‑il une leçon de Céleste. Il coule de la création à la destruction. Nous venons de le naviguer à contre‑courant, en remontant le long d’un affluent.

— Ah, je vais me farcir un voyage retour, en plus ?

— Désolé. Lorsqu’on passe du Réel à l’Astral, les lois de la physique divaguent toujours un peu… »

Là réside le génie de Valère : fasciné par les déformations que ses passages dans l’inframonde imposent à la matière, il a trouvé moyen d’exploiter cette disruption à son avantage. Il suffit d’ouvrir la voie vers l’Astral, de n’y mettre qu’un seul pied, puis de repartir aussitôt : durant ces quelques secondes, un esprit éclairé et son corps peuvent passer à travers les mailles du filet. Il en a pris conscience dans cette grotte du Reg‑aux‑Rois…

À l’origine c’était un vieux sortilège illisible, trouvé dans un vieux grimoire de la famille Sceau. Sa tante n’avait jamais réussi à l’élucider. Mais Valère a deviné le sens des passages les plus obscurs en faisant ses propres hypothèses… et a utilisé la thermacle et sa vitesse de cristallisation pour remplacer les catalyseurs nécessaires. Par le truchement de l’Ichor, il a probablement puisé dans les pouvoirs d’une aïeule quelconque. Valère vient de réussir un rituel que Céleste n’a jamais appris à maîtriser. Bientôt il atteindra l’Éveil par ses propres moyens, et elle ne pourra pas même s’en enorgueillir. Justice poétique.

Talma interrompt sa jubilation :

« Lucas, tu te souviens de pourquoi nous sommes ici ?

— Pardon, j’ai… beaucoup bossé sur ce sort.

— Certes, mais attends de finir la mission pour pavoiser, d’accord ? »

Elle se relève la première et allume sa lampe à pétrole. Très concentrée, elle s’étire les bras afin d’y ramener un peu de chaleur.

« Voyons voir ce coffre‑fort… Bon, ça ressemble à peu près à ce que tu m’as décrit. Modèle Créneley renforcé, à code numérique. Il y a eu des modifications, clairement, mais je devrais m’en sortir. »

Elle sort de sa poche une trousse à rossignols, et de son tricot, un stéthoscope trafiqué. Avec ravissement, Valère observe ses mains gantées coincer les stylets dans les interstices des verrous… puis écouter le crissement des roues dentées. Quelques minutes plus tard, Talma affiche un sourire de satisfaction, et, tout en tournant quelques mollettes, rigole :

« Prends ça, boîte de conserve ! »

Ils entendent un bruit sec. Mais la porte ne s’ouvre pas quand Talma tente d’en actionner la poignée. La partie supérieure du coffre s’est mise à rougeoyer : son alliage se tâche déjà de cloques chauffées à blanc. L’objet ne dégage ni lumière, ni chaleur… mais voilà qu’une vapeur grisâtre s’échappe des plaies creusées dans le métal !

Comme martelé par un invisible forgeron, le sommet plane du meuble se déforme tout seul. Des étincelles, des escarbilles crissent maintenant de partout… Valère en reçoit quelques‑unes mais ne ressent aucune douleur. Ce n’est pas du « vrai » feu.

Fasciné par ce miracle, il finit par en comprendre l’origine. Car l’ouvrage, peu à peu, prend forme. Les brûlures ont gravé un cercle. Progressivement se forment sur son périmètre des points, puis des lignes, puis des…

« Runes, peste Valère. Tudieu ! Ce machin est truffé de… sorts protecteurs ! Cette andouille s’est acheté un coffre enchanté sur le marché noir ! »

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