Chapitre XXXIV : L’échiquier de Maciurim

Les Nebulas brûlantes de fatigue, Iuka, Foudre Bleue et Saphir erraient dans la plus grande prudence. Le sang noir s’était écoulé de leur corps, révélant leur vraie couleur ou, du moins, leur vrai parfum pour les cilynas. Maciurim savait très bien qui avait amené Mosdrem chez elle. Même si une personne ignorait à quoi ils ressemblaient, elle n’hésiterait pas à dénoncer les premiers moadrin et yotora qu’elle rencontrerait. Foudre Bleue, qui aimait pourtant courir, s’était abstenu de s’éloigner de sa sœur.

Les plaines paraissaient interminables. Iuka et Saphir se demandaient s’ils étaient enfermés dans une boucle. Aucune colline, aucun arbre, aucun buisson n’indiquaient qu’ils avançaient. Ils désiraient avant tout se reposer dans un bosquet ou une petite grotte, mais rien ne poignait à l’horizon. Le ciel était une éternelle toile blanche sur laquelle les kirnels auraient libéré leur imagination. Là encore, pas un seul nuage ne se montrait.

Un étranger avait deux options pour se retrouver dans Maciurim : soit il cherchait son chemin pendant des heures, voire des jours, soit il demandait à un cilynas de le guider. Ces êtres, soutenus par une Nebula de l’Espace exceptionnelle, savaient se repérer dans leur dimension. C’était incroyable pour le reste de Synoradel qui ne voyait que des paysages identiques. Cependant un cilynas détectait toujours une différence. Cartographier Maciurim avait traversé l’idée de n’importe quel peuple, mais cela restait irréalisable.

Le ciel virait vers un gris clair. La nuit venait de tomber et elle rassurait les trois étrangers qui s’étaient crus bloqués dans le temps. Finalement, ils cédèrent à la fatigue et s’allongèrent dans l’herbe. Le massacre les avait tellement vidés de leurs forces qu’ils réussirent à s’endormir dans la lueur nocturne.

Ils se réveillèrent au lever du jour et partirent sans plus attendre. Quelques nuages voguaient dans la voûte céleste. À cause de leur noirceur, Iuka pensait voir Mosdrem fondre sur eux jusqu’à ce qu’elle se rappela qu’il n’en avait que faire de trois âmes éreintées. Il s’attaquait à des villes et à des rassemblements de cilynas, à l’heure actuelle.

- Là ! s’écria Iuka en désignant une construction sur la droite.

Saphir sursauta au son de sa voix. Après le massacre, ils s’étaient échangé peu de mots. La plupart du temps, ils s’étaient plaints de Maciurim et de leur épuisement. Aucun des deux ne voulait parler de la prison. Non pas parce qu’ils se sentaient sales, loin de là, mais parce qu’ils étaient impressionnés. Impressionnés par leur rage sanguinaire. Ni Iuka, ni Saphir n’avaient éprouvé pareille sauvagerie jusqu’à ce jour.

Ils se dirigèrent vers le monument. Plus ils avançaient, plus ils découvrirent une curieuse forme. Le cœur du yotora bondit quand il réalisa que c’était une sculpture blanche. Malgré ses voyages, il ne s’habituait pas à l’idée que les étrangers maîtrisaient l’art des kirnels. Il observa la statue en se demandant s’il devait être admiratif ou furieux. Elle représentait une créature au corps spiralé, possédant trois trous en guise de bouche et d’yeux. Une dizaine de cornes poussait de manière anarchique sur sa tête. Saphir sourit bêtement en pensant que c’était l’œuvre d’un très jeune cilynas qui avait essayé de faire un portrait de son parent.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? se questionna Iuka. C’est très moche, en tout cas.

– Cette statue indique peut-être l’emplacement d’une ville, hasarda le yotora, avançons.

Ils dépassèrent la sculpture et en rencontrèrent d’autres toutes aussi bizarres. Noires ou blanches, certaines penchaient vers le sol, d’autres se tenaient droites. Elles possédaient des cornes de tailles et d’aspects inégaux. Saphir n’en avait jamais vu lors de sa première évasion.

Après des heures de marche, Iuka s’exclama et désigna des maisons éparses au loin. Le cœur du yotora bondit d’espoir, mais tous deux se rappelèrent d’être discrets. Enfin, s’ils le pouvaient.

Les petites demeures étaient similaires aux statues : cornues et insolites. Malgré leur originalité, il était très difficile de les différencier. Elles possédaient toutes la même hauteur et le même nombre de défenses. Les portes et les fenêtres de bois blanc étaient rondes et fermées. Les cilynas savaient où ils vivaient et prenaient de grosses précautions.

Saphir, Iuka et Foudre Bleue entrèrent dans la ville en s’attendant. Leurs pas claquèrent sur les pavés laiteux et ralentirent pour ne pas attirer l’attention. Le lépokyr restait calme et épiait les rues qui se resserraient sur chaque côté de la route principale. Ils avaient pensé à se faufiler dans ces allées, mais elles semblaient trop étroites et labyrinthiques.

Ils s’étonnèrent de ne rencontrer personne en plein jour. Iuka parcourut les cornes des yeux. Ils étaient peut-être tombés dans la zone d’un gang féroce. Ils ne craignaient pas de se battre contre quelques ennemis, mais leurs plaies picotaient et se cicatrisaient à peine. Leurs Nebulas reprenaient doucement leurs forces et réclamaient quelques jours de repos.

Mais bientôt, leur doute se dissipa, car une musique retentit au loin. Suivie de Foudre Bleue, Iuka se laissa guider par le son et s’engouffra dans une ruelle. Saphir la mit en garde et la talonna pour la surveiller. Les notes caressaient son pelage et apaisaient son cœur. L’allée s’ouvrait sur une place sombre de monde. Iuka et le lépokyr restèrent derrière la foule et Saphir les rejoignit.

Les villageois s’étaient réunis devant un podium où se déhanchait une cilynas. Montée sur de hauts talons, elle agitait sa queue au rythme de la musique. Son corps d’encre ondulait avec sensualité et mettait en valeur ses formes généreuses sous sa robe courte. Ses boucles blanches se balançaient et s’emmêlaient dans ses six cornes noires, dont les pointes se courbaient sous ses yeux sans iris. Les spectateurs la récompensaient en lui jetant divers objets de couleurs. La cilynas ramassa une écharpe rouge et l’enroula autour de son cou.

- Ellalym, souffla Saphir.

- Et c’est elle qui t’a sauvé ? s’émerveilla Iuka, eh ben !

- Nous devrions nous éloigner et attendre qu’elle ait fini.

La danseuse hypnotisait la gent majoritairement masculine. Les rares femmes qui se trouvaient dans le public étaient accoudées au podium et la dévoraient des yeux. Les Nebulas de la cilynas caressèrent avec langueur le cœur de la foule amoureuse. Saphir, lui, restait insensible face à ses charmes. Sa chorégraphie lui plaisait, mais pas au point de s’agenouiller sous la puissance nébulienne d’Ellalym.

– Et elle va se déhancher pendant combien de temps ? demanda Iuka. Je ne pense pas qu’elle s’arrêtera avant d’avoir volé tout le monde.

– C’est vrai, acquiesça Saphir, mais elle peut nous aider. Je veux bien attendre qu’elle termine et observer par quelle ruelle elle va sortir. Celle par laquelle on est entrée n’est pas la seule, visiblement.

– On risquerait de se faire voir, en plus. Il faudrait l’interrompre.

– Mais comment ?

– Je ne sais pas, mais on devrait y réfléchir et vite ! Foudre Bleue, reviens ici !

Le lépokyr sautilla vers le public et se dressa sur ses pattes arrière. Iuka accourut discrètement vers lui et agrippa ses poils pour le ramener vers l’allée. Mais la foule s’était tournée vers eux et Ellalym avait arrêté de danser. Il était trop tard pour reculer, car les cilynas s’étaient réunis autour d’eux jusqu’à les étouffer et les commentaires fusèrent.

– Un moadrin et un yotora ensemble ?

– Du jamais vu !

– Dans Maciurim, c’est sûr !

– Oh ! le poil du lépokyr est cannelle !

– Enfin ! Tous les lépokyrs ont un pelage cannelle !

– J’aime cette couleur, moi !

Le dernier à avoir parlé s’était approché de Foudre Bleue qui remuait nerveusement. Sa main frôla les poils du lépokyr qui se débattit et ne pouvait se frayer un chemin à travers la foule. Il se cabra et poussa des cris furieux.

– Laissez-le ! vociféra Iuka. Il n’aime pas être touché par n’importe qui !

Les cilynas l’ignorèrent. Quelques-uns la fixèrent avec curiosité, la convoitise dominant leurs yeux.

– Ses cheveux sont bleuet et vanille.

– Ils sentent tellement bon !

– Et ils doivent valoir très cher !

Iuka s’apprêta à dégainer une de ses lames, mais Saphir, qui avait bousculé les gens, bloqua son bras. D’un regard plein de réprimandes, il lui ordonna de rester tranquille.

– Ne nous touchez pas, leur interdit-il, nous ne sommes pas de la marchandise.

– Qu’est-ce qu’il a sur son pelage fumée ? remarqua un cilynas à sa droite.

– Oui, c’est curieux. Certains de ses poils n’ont pas d’odeur.

– Mes Nebulas ont été créatives à ma naissance, mentit Saphir qui cachait son malaise.

– Et cet œil ? Il dégage un merveilleux parfum !

– Il a perdu l’autre. Vous pensez qu’on le lui aurait pris ?

– Sûr et certain ! Son œil est le bleuet le plus précieux que j’ai vu !

Saphir grogna férocement. Surpris, les cilynas reculèrent, mais revinrent à la charge.

– Tenez-le ! cria l’un d’eux.

Des mains saisirent son pelage et le forcèrent à s’abaisser. Le yotora fixa Ellalym qui héla la foule :

– Eh ! Ne le touchez pas et partez !

– Fous-nous la paix, toi ! Et va tortiller du cul ailleurs !

– J’ai dit : ne le touchez pas et partez !

Tout en répétant son ordre, Ellalym se mit à danser au rythme de la musique. Les cilynas qui avaient posé les yeux sur elle s’exécutèrent. La foule libéra les étrangers et Foudre Bleue se rasséréna.

Ellalym descendit du podium. Elle ne prit pas le temps de saluer Saphir et les conduisit dans une autre ruelle. Malgré la brièveté du chemin, ils avaient l’impression de tourner en rond. La cilynas franchit la porte d’une maison et la referma derrière elle une fois ses invités entrés.

– Tu as eu une sacrée chance, mon renard ! s’exclama-t-elle, incrédule.

– Si tu savais…, souffla Saphir.

– Bien, parlons-en alors ! Asseyez-vous.

Elle désigna un canapé éventré à quelques endroits. Il était noir comme tous les autres meubles qui étouffaient les étrangers. Les murs blancs leur rappelaient la prison et enfermaient Ellalym dans une routine ennuyeuse. Saphir espérait que les maisons ne se ressemblaient pas toutes de l’intérieur. Si c’était le cas, il n’était pas étonné de voir autant de cilynas perdre la tête.

Ellalym, qui avait gardé l’écharpe rouge sur elle, l’enleva et l’enroula. Selon elle, sa couleur était fraise. Elle monta l’escalier qui grinçait sous son poids. Pendant qu’elle s’affairait à l’étage, Foudre Bleue se déplaça et bouscula chaque chaise qui cernait une table couverte de vaisselles sales. D’autres dans l’évier attendaient d’être lavées.

– J’espère qu’on ne restera pas ici trop longtemps, marmonna Iuka, Foudre Bleue risque d’être fou et de tout renverser.

– Je ne pourrais pas vous garder chez moi, répondit Ellalym en les rejoignant. Je veux juste savoir pourquoi Saphir est revenu.

Et qu’est-ce que je fabrique avec une moadrin ? anticipa le yotora. Mais son amie ne fit pas la remarque.

– On ne t’encombrera pas, lui garantit-il. Nous devons sauver Evannah.

– Evannah ? demanda Ellalym.

– Une jeune humaine qui a bouleversé nos vies. Elle aurait aimé être ici.

– Ah ouais ? Elle doit être un sacré phénomène, cette fille ! Pourquoi elle veut aller dans Maciurim ? Pour commettre un suicide ?

– Evannah est un des piliers de cette longue histoire.

Ellalym se dirigea vers le réfrigérateur. Comme Iuka s’en doutait, il était presque vide. Elle s’installa sur le canapé en regardant la cilynas prendre une bouteille et nettoyer trois verres. Cette fois-ci, l’eau qui se versa était blanche. Ellalym servit ses invités qui réprimèrent une grimace à cause du goût acide.

– Je vous écoute, commença la danseuse. Tout a l’air de s’être enchaîné rapidement depuis votre départ de Maciurim.

– Effectivement, affirma Saphir, tout est arrivé trop vite. Et tout a débuté avec Evannah…

Tout au long de son récit, il ne cachait rien à son amie et Iuka savait qu’elle pouvait s’exprimer sans avoir peur d’en dire trop. La moadrin gardait ses distances avec Saphir. Le yotora l’avait compris, mais un respect mutuel était né malgré les piques qu’ils s’envoyaient encore.

– J’espère vraiment qu’elle s’en soit sortie, dit la cilynas avec honnêteté. C’est une brave fille.

– Très ! approuva Iuka. Mais elle est assez fragile, tu sais. J’ai bien peur que les événements aient été plus forts qu’elle.

– Elle peut encore nous étonner, la contredit Saphir, je suis sûr qu’elle est en vie. Et Lyzel aussi.

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