Evannah marchait sur le damier de Maciurim, à l’affût du moindre mouvement suspect. Ses Nebulas avaient alerté Yrradan de sa position et elle s’attendait à le voir surgir d’une minute à l’autre. Elle ignorait combien de temps avait duré sa chute, mais elle avait été assez longue pour lui infliger de nouvelles blessures sur son crâne.
Voilà des heures qu’elle errait dans la peur et dans le chagrin, imaginant les pires scénarios possibles. Elle s’était réveillée avec plus d’inquiétude que de soulagement. Yrradan avait plus de chance qu’elle de se retrouver dans Maciurim. Tout cilynas qui était prêt à l’aider le serait aussi pour tuer et voler une humaine. Cependant, la dimension était infinie et un fénékos ne serait pas assez stupide pour y pénétrer.
Evannah se sentait plus vulnérable que jamais. Elle était seule, désormais. Tout ce qu’elle avait, c’était l’adresse d’Ellalym.
27, rue de l’Arc-en-ciel.
Chercher un lieu précis sur une terre aussi tordue c’était comme chercher une perle dans l’océan. Tout ce qu’elle pouvait espérer, c’était tomber sur une personne sympathique qui pourrait la guider vers l’amie de Saphir. Là encore, les chances étaient ridiculement réduites.
Evannah dépassa des statues effrayantes et cornues. Selon les histoires qu’elle lisait sur Maciurim, les cilynas les avaient construites durant l’Ère de l’Innocence pour épouvanter les couleurs de l’Immeuble du Non-Sens. En ces tout premiers temps de Synoradel où les espèces intelligentes étaient des animaux, ils pouvaient voir les teintes et en étaient terrifiés. Ils avaient fui vers ces plaines et étaient revenus dans l’ère suivante, l’Ère des Nids, dans cette immense bâtisse qui avait perdu ses éclats. Imprégnés de noir et de blanc, leurs yeux ne se souvenaient plus jamais des couleurs.
Evannah n’arrivait pas à se repérer avec ces statues. Elle avait l’impression de croiser toujours les mêmes et, malgré une mémoire attentive, elle ne parvenait pas à se rappeler leur visage. Ses pieds brûlaient de douleur et ses paupières clignaient de fatigue. Elle s’approcha des monstres cornus et scruta le moindre détail. Elle espérait trouver un moyen de s’orienter, même si cela lui prenait des heures. Elle longea les sculptures en caressant leur surface. Et enfin, ses doigts frôlèrent un léger tissu aussi fin qu’un mouchoir. Avant qu’elle n’ait eu le temps de faire un pas de plus, une main couverte de cette étoffe la saisit violemment et la plaqua sur la statue.
Un cilynas la tenait, sa dague contre sa gorge. D’autres apparurent derrière les sculptures et s’approchèrent d’elle comme des chats chassant un oiseau.
– Et bien, qu’est-ce que nous avons là ? railla le premier. Une humaine ? Tu t’es perdue dans Maciurim, ma petite ?
– Lâchez-moi ! cria Evannah qui se débattait vainement.
– Ça fait un moment qu’on te suit. C’est marrant de voir des étrangers comme toi essayer de se repérer dans notre dimension !
– Laissez-moi partir ! Je ne veux pas d’ennuis !
– Alors qu’est-ce que tu fous ici ? l’interrogea une autre cilynas. Tu sais que tu n’es pas la bienvenue en tant que Mitrisianoise !
– Et elle n’a pas d’odeur, remarqua un troisième, sauf son manteau qui est myrtille.
– Tu parles ! Rien qu’avec ça, elle est riche, la gamine ! Mais pourquoi est-ce que tu ne sens pas ? Les humains ont une peau crème et des cheveux vanille ou cannelle, normalement !
– Certains ont la peau café ou les cheveux abricot.
– Et leurs yeux ! Leurs yeux sont cacao, menthe ou bleuet ! Mais les siens sont à peine fumée !
– Et pourquoi est-ce que tu ne sens pas comme les autres humains ? reprit le premier en serrant plus son emprise.
– Je… je suis née comme ça, mentit Evannah.
– Sérieux ? T’es une Enfant-Cristal ?
– Non, Mitrisiane l’aurait balancée à Uvrenel ! s’écria le troisième.
– Peu importe ! Nébulienne ou pas, elle crèvera ici ! Et l’on chopera son manteau !
Les cilynas esquissèrent un sourire mauvais. La pointe de la dague piqua la gorge d’Evannah qui se mit à hurler. Son cri strident brisa les tympans de ses agresseurs qui se recroquevillèrent. Celui qui la tenait la lâcha, vacilla et tomba de tout son long. Evannah profita de leur malaise pour se sauver.
Elle courut entre les statues sans se retourner. Fatiguée, elle avait l’impression de fuir au ralenti, comme dans un rêve. Des sculptures identiques revenaient et tout espoir lui échappa lorsqu’elle entendit les malfaiteurs la poursuivre. Mais une gigantesque bâtisse qui menaçait de s’écrouler s’élevait au loin.
L’Immeuble du Non-Sens.
Elle songea à semer ses ennemis, mais elle se rappela du sens de l’orientation infaillible des cilynas. Elle n’avait d’autres choix que de courir et de se perdre dans ce gratte-ciel noir et blanc qui s’approchait de plus en plus. Ses motifs qui ornaient la façade lui piquèrent les yeux et avaient l’air de se mouvoir.
Du monde encerclait l’Immeuble du Non-Sens et elle en profita pour se cacher, pensant distancer ses poursuivants. Ses agresseurs bousculaient les gens et la rattrapaient. Evannah émergea de la foule, longea les murs et se précipita à l’intérieur du bâtiment. Elle manqua de heurter un homme et s’engouffra dans ce dédale en sentant le regard intrigué de l’inconnu. Et comme elle le craignait, il la suivit.
Les malfaiteurs la rejoignirent en poussant des cris féroces et s’arrêtèrent brusquement à la vue du nouveau venu. Evannah osa un coup d’œil derrière elle et guetta la scène, prête à prendre de nouveau la fuite. Le cilynas se tenait devant la bande avec mépris. Sa queue restait droite et immobile alors que celles des agresseurs cinglaient l’air.
– Qu’est-ce que tu fous là, toi ? vociféra celui qui avait menacé d’égorger Evannah. Dégage ! Elle est à nous !
– Elle sera à celui qui l’attrapera le premier, énonça l’inconnu, et je compte bien l’avoir.
– Ah ouais ? Ben, il va falloir nous passer sur le corps ! J’espère que tu t’en sortiras, à un contre cinq !
Les autres émirent un rire moqueur, mais le cilynas resta calme et jaugea chaque membre d’un air hautain.
– Vous êtes Fluviens, n’est-ce pas ?
– Et alors ? Tu crois nous faire peur avec tes Nebulas extraordinaires ? On en a buté des plus coriaces que toi ! Dégage si tu ne veux pas goûter à nos armes !
– Je n’attends que ça.
Le malfaiteur à la dague hurla et fondit sur lui. D’un geste de la main, l’inconnu l’envoya contre un mur. Les autres s’échangèrent un regard et foncèrent, les lames prêtes à frapper. Le Nébulien saisit deux d’entre eux par la force de sa pensée et entrechoqua leur tête pour les assommer.
Evannah n’attendit pas la fin du combat et se sauva discrètement. Elle emprunta un escalier qui la mena vers une porte. Derrière ne se trouvait pas un simple couloir, mais une pièce digne d’une illusion d’optique. Des marches et des entrées ne débouchaient nulle part et serpentaient sur les murs, sur le sol ou au plafond. Les yeux d’Evannah ne savaient où se poser. Se fondre dans ce labyrinthe était de la folie, mais des cilynas voulaient la tuer. Les bruits de lutte s’atténuaient et la jeune humaine se précipita sur l’une des issues – celle qui semblait la plus normale d’entre elles.
Dans la pièce suivante, le mur était un sol et Evannah hésita à traverser. En bas, le couloir se poursuivait à n’en plus finir et elle craignait de tomber dans le vide. Comme le cilynas nébulien s’était peut-être mis à la chasser, elle passa une jambe à travers la porte et fut soulagée de la sentir attirée par l’autre côté de la paroi. Sans réfléchir une seconde de plus, elle la franchit et la ferma aussitôt. Perturbée par ce changement gravitationnel, Evannah se releva et fit quelques pas hésitants dans le corridor.
Les entrées étaient toutes identiques et le couloir s’étendait à l’infini. La jeune fille tourna vers la droite et avait l’impression d’être revenue au point de départ. Quand elle entendit une porte s’ouvrir – sans doute celle qu’elle avait traversée, elle courut et surgit dans une pièce.
Evannah émit un hoquet d’émerveillement en voyant dans quel lieu elle avait pénétré. Toujours bouche bée, elle foula l’herbe noire sur laquelle des fleurs de toute taille s’épanouissaient. Même sans teinte, elles étaient éclatantes et l’humaine prenait garde à ne pas les écraser. Un gros arbre s’élevait au centre de la salle et ses branches tenaient des oiseaux et des animaux arboricoles. Leurs couleurs éblouirent Evannah qui les détailla. Quelques petites bêtes allèrent à sa rencontre et la fixèrent avec curiosité.
– En quoi puis-je vous aider, jeune fille ?
Evannah sursauta et se tourna vers la voix. Un cilynas aux cornes tordues et dressées était agenouillé derrière le tronc. Il peignait des rats sur un grand miroir. Sans quitter son œuvre des yeux, il continua :
– C’est étrange de croiser une humaine sans odeur. Seul ce vêtement est une couleur…
– Vous êtes un Artiste ? demanda Evannah.
– Oui, tout à fait.
Evannah observa son travail. Elle ne cacha pas sa surprise quand elle vit du mauve au bout du pinceau.
– Oh ! vous devez être très riche !
– Ça m’est égal, répondit l’Artiste. Tout ce qui fait la richesse de ma vie est de créer des animaux pour Maciurim. C’est un honneur d’être un Nébulien hors norme.
– Mais comment vous obtenez votre peinture ?
– Nous la fabriquons grâce à nos Nebulas.
Après avoir achevé ses œuvres, le cilynas parcourut les rats de ses doigts. Un éclair jaillit et se divisa en plusieurs pour caresser les corps. Les bêtes s’animèrent une fois que la lumière s’évanouit. Elles flairèrent la surface de la glace en agitant leurs trois queues. Quelques-unes battirent des ailes et quittèrent le cadre pour disparaître.
– Regardez ! s’exclama l’Artiste qui invita Evannah à se tourner vers d’autres miroirs accrochés aux murs.
L’humaine s’exécuta et s’émerveilla en voyant les créatures se promener.
– Ils sont chanceux, dit le cilynas. Ils n’auront pas à attendre longtemps pour sortir !
– Vous n’avez pas peur qu’on les tue ?
– C’est la loi de la nature, jeune fille. D’ailleurs, quel est votre nom ?
– Evannah. Et vous ?
– Lyraïm. Quelle est la raison de votre présence ici ? Je ne pense pas que vous me cherchiez en particulier…
– Non, c’est un pur hasard. Et une trop longue histoire pour vous l’expliquer. Mais… vous pourriez peut-être m’aider.
– Tout dépend de ce que vous voulez… et de ce que vous avez à m’offrir.
– Je cherche Ellalym. Elle habite au 27, rue de l’Arc-en-ciel. Vous saurez où je peux la trouver ?
– Rue de l’Arc-en-ciel ? Ce n’est pas dans l’Immeuble du Non-Sens.
– Oui, je m’en doutais.
Evannah s’éloigna. Deux gros lézards de bois passèrent devant ses pieds sans lui jeter un regard et grimpèrent sur l’arbre. Leur présence effraya les oiseaux qui s’envolèrent en pépiant.
La jeune humaine enleva son manteau et retira son carnet de sa poche. Elle fixa un moment son trésor, le cœur serré. Lyzel l’avait feuilleté. C’était une des rares personnes à y avoir touché. Elle se rappelait en détail les doigts d’os de la damorial qui effleuraient les dessins et les lettres.
Evannah tendit son vêtement à Lyraïm.
– Vous pouvez m’y conduire ? Je vous le donne, proposa-t-elle. Enfin… je ne sais pas si ça a de la valeur pour vous.
– Ça me va, accepta l’Artiste. Nous, Artistes, nous récoltons aussi les couleurs des mondes voisins. Celle-ci est belle et je pourrais créer de nouvelles bêtes avec cette teinte. Mais qu’est-ce que vous avez dans l’autre main ?
– Il est à moi.
– Je ne veux pas le voler. Allez, montrez-le-moi.
Evannah recula d’un pas, défiante.
– Vous n’avez pas à vous en faire, la rassura Lyraïm. Je prends votre manteau myrtille.
Encore hésitante, Evannah lui présenta les pages de son carnet. Elle espérait qu’il s’en désintéresserait une fois qu’il aurait vu les couleurs. Il n’avait aucune intention de le saisir pour le feuilleter, au plus grand soulagement d’Evannah. Mais elle paniqua quand la fleur de Lyzel s’échappa.
– Oh ! non…
Lyraïm la ramassa et l’examina avant de la lui rendre.
– C’est étrange comment certaines futilités ont de la valeur, observa-t-il. Vous avez besoin de colle, Evannah. Venez !
L’humaine obéit et ils quittèrent la serre. Quand Lyraïm ferma derrière eux, elle fut troublée par le silence si soudain.
L’Artiste la conduisit dans une autre pièce. Toute blanche et impeccablement rangée, Evannah aurait pensé qu’elle était inhabitée. Au centre se trouvait une grande fontaine d’eau pure.
Lyraïm fouilla un tiroir de son bureau et en sortit un tube de colle. Evannah ouvrit le carnet et lui indiqua où fixer l’origami. Tandis que le cilynas s’exécutait, l’humaine ne vit plus que la fleur de papier. Malgré son rose pâle, elle brillait dans cette blancheur. Elle sentait le parfum de Lyzel qu’Evannah avait respiré dans les grottes de Camoren. Les larmes lui montèrent aux yeux.
– Voilà ! s’exclama Lyraïm après avoir refermé le cahier qu’il tendit à sa propriétaire. Cette fois-ci, elle ne s’envolera plus !
– Merci, dit Evannah sans enthousiasme.
L’Artiste s’attendait à un minimum de satisfaction, mais il ne s’informa pas sur son humeur.
– Qu’est-ce qu’elle sent pour vous, cette couleur ? demanda Evannah en s’essayant les yeux.
– Elle est… je ne sais pas… sucrée, douce et froide. Une crème, une rose blanche.
– Oui, c’est exactement ça.
L’humaine esquissa un faible sourire.
– Ça a vraiment de l’importance pour vous, d’aller à cette adresse ? devina Lyraïm, l’air grave.
– Oui, je dois être là-bas.
– Bien, votre manteau me suffira. Mais je n’ai pas envie que vous voyagiez dans cet état. J’ai peut-être quelque chose pour vous.
L’Artiste disparut dans une autre pièce. Evannah laissa pendre son vêtement sur le dos de la chaise et s’assit. Lyraïm revint avec un sac qu’il posa sur le bureau.
– C’est curieux. Je ne comprends pas en quoi une cilynas vivant dans la misère peut faire pour vous, lui confia-t-il en s’occupant de l’épaule de la jeune fille.
– Je vous l’ai dit : c’est une très longue histoire.
– Elle a l’air d’être très douloureuse.
Evannah baissa les yeux et se retint de grimacer au contact des produits.
– J’ai subi des choses et Mitrisiane ne peut pas m’aider, dit-elle. La personne que je cherche a la solution.
– Peut-être que vous avez raison. Vous la connaissez ?
– Elle connaît un de mes amis qui… doit m’attendre chez elle.
Lyraïm se contenta de soigner l’humaine en silence. Lorsqu’il eut pansé ses blessures, il se leva et rangea le sac dans la pièce. Il revint ensuite et ouvrit une armoire. Il attrapa une besace qu’il tendit à Evannah.
– Vous pouvez la garder pour votre journal, dit-il. Suivez-moi ! J’ai un moyen d’aller rapidement rue de l’Arc-en-ciel.
– Nous y allons en voiture ? demanda la jeune fille qui le talonna après avoir repris son manteau.
Une fois de retour à la serre, elle comprit que ce n’était pas un transport ordinaire qui allait les mener là-bas.
Lyraïm frappa dans les mains et leur voiture apparut.
Un cheval de bois noir roula vers eux. Ses quatre roues, aussi grandes que celles d’une charrette, remplaçaient ses pattes et émettaient un doux grincement. Sa queue et sa crinière de paille se balançaient et retombèrent quand il s’arrêta devant Lyraïm qui caressa son dos poli. Il prit les rênes et conduisit la créature vers une sortie plus large.
Avec son aide, Evannah monta à califourchon sur l’animal de bois. L’Artiste ouvrit la porte, les emmena dans un long couloir et ferma à clé toutes les issues. Il s’assit sur le cheval, derrière la jeune humaine, et donna l’ordre de partir.
La créature roula raisonnablement dans les corridors et quitta enfin l’Immeuble. Les cilynas sur son chemin s’écartèrent et elle accéléra le rythme une fois qu’elle franchit la forêt de statues. Tenue par le bras de Lyraïm, Evannah ne craignait pas de tomber.
– Vous concevez des animaux plus gros que lui, non ? demanda-t-elle.
– Si mes Nebulas le permettent, oui, répondit l’Artiste. Elles sont la seule limite à mon don.
– C’est merveilleux !
Ils sillonnèrent entre les sculptures et traversèrent cette plaine noire et blanche. Evannah s’attendait à un très long trajet, mais un petit village apparut à l’horizon. Quand ils pénétrèrent dans la rue principale, des regards surpris et amusés se tournèrent vers eux. Se déplacer sur un cheval à roulettes n’était pas courant chez les cilynas, visiblement.
L’animal de bois ralentit et stationna à l’entrée d’une allée. Étroite et sale, Evannah se demandait si elle avait eu raison d’avoir fait confiance à Lyraïm. L’Artiste descendit et l’aida à mettre pied à terre. Ils marchèrent jusqu’à une porte miteuse à laquelle Lyraïm toqua.
Avant qu’elle ne s’ouvre, la jeune fille donna son manteau à Lyraïm qui s’éloigna. Devant elle, une cilynas noire apparut, l’air étonné.
– Bonjour, salua Evannah, un peu timide, je cherche Ellalym.
– Oui, c’est moi.
Son cœur bondit lorsqu’elle aperçut Iuka derrière la femme. Toutes deux se fixèrent comme si elles étaient victimes d’une hallucination. La tête de Saphir surgit et resta figée dans une expression de surprise. Ses deux amis l’analysèrent de la tête aux pieds.
– Evannah, souffla la moadrin, choquée. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Comment tu nous as trouvés ?
– Tu es aussi blanche que Lyzel, remarqua le yotora sur le même ton.
Voir les guerriers si médusés et inquiets alourdit le cœur de la jeune fille. La pire des nouvelles demeurait dans la gorge d’Evannah. Elle resta sans voix, bloquée par ses pensées moroses et son âme en deuil. Cette surcharge d’émotions la fit trembler. La moadrin s’élança sur elle et l’étouffa dans ses bras.
– Mais comment tu as trouvé ton chemin ? répéta-t-elle, estomaquée.
– Eh bien…, commença Evannah en jetant un coup d’œil vers la ruelle où se tenait son guide.
Mais il avait disparu.
– On m’a indiqué la route.
– Je ne suis pas étonnée, dit Ellalym. Beaucoup de mes voisins me connaissent. Entre. Tu auras besoin de beaucoup de repos.
– Et d’une douche, ajouta Iuka en l’amenant à l’intérieur.
Un peu vexée par cette remarque, Evannah admit tout de même qu’une toilette était nécessaire après ses épreuves. Heureusement que les cilynas ne sentaient pas les odeurs !
Elle pénétra dans la maison et, alors qu’elle reprenait à peine son souffle, Saphir le bloqua d’une forte étreinte. Une fois libre, Evannah reçut les coups de langue de Foudre Bleue.
– Où est Lyzel ?
Evannah regarda tout le monde. Ses larmes leur donnèrent la réponse. Le lépokyr gémit et frotta sa tête contre la jeune fille qui s’effondra sur son museau.
– Lyzel…, murmura Saphir, interdit. Je n’y crois pas.
– C’est pas vrai…, renchérit Iuka d’une voix sombre. Mais… mais qu’est-ce qui s’est passé ?
Après s’être calmée, Evannah raconta la mort de la damorial. Mais son chagrin éclata de plus belle. Iuka, qui serait d’habitude agacée par ses pleurs, l’écouta en silence. Elle ne réalisait pas qu’une telle tragédie avait lieu. Saphir laissa exploser sa rage et maudit l’assassin. Puis, l’humaine expliqua comment elle était arrivée là. Sans surprise, elle apprit qu’Yrradan avait livré ses amis aux cilynas.
– Pas étonnant, dit Iuka. Les Protecteurs d’Ixarian ont dû être au courant de notre faute après leur passage dans Maciurim.
– Yrradan ne tardera pas à nous retrouver, prédit Evannah. Il saura trouver son chemin grâce aux cilynas qui réclament vengeance et il sait que je suis dans Maciurim.
Elle releva la manche de sa robe et dévoila la spirale. Ellalym l’examina et huma sa couleur bleue.
– Oh ! s’exclama-t-elle avec détachement. Les marques de ce genre s’enlèvent facilement ! Nalirym le fera gratuitement.
– Nalirym ?
– Nalirym est celui à qui je dois mes précieuses Nebulas.
– Ellalym, est-ce possible de le rencontrer ? demanda Saphir.
– C’est possible. Mais Nalirym est inaccessible. Maciurim est un lieu très dangereux, même pour les cilynas. Et un Nébulien qui rend les autres Nébuliens attire les foudres des cilynas. Nalirym est protégé par des gardes du corps qui ne laissent pas n’importe qui l’approcher. Pour cela, il faudra que tu te fasses remarquer.
– Je n’ai pas envie de déclencher de bagarre, dit Evannah.
– Je ne parle pas de bagarre, loin de là. Nalirym est propriétaire d’un cabaret, les Parfums de l’Arc-en-ciel. Il accueille tous les artistes, même les étrangers. Si tu veux le rencontrer, tu devras l’impressionner ou payer par des couleurs. Mais tu n’es pas colorée et tes amis n’ont pas de couleurs intéressantes.
– D’accord. Écoutez, je peux faire quelque chose pour Nalirym. Je sais chanter, mais je ne suis jamais montée sur scène.
– Eh bien, ça sera l’occasion de le faire !
Evannah sentit son estomac se nouer. Elle ne s’imaginait pas devant une foule de cilynas méprisants. Elle était humaine et venait d’un monde où les Nebulas fortes étaient interdites. Comment pouvait-elle plaire à un tel public ?
– Je ne peux pas me présenter comme ça, dit-elle, anxieuse.
– C’est sûr ! affirma Ellalym. Va prendre une douche. Je te donnerai des vêtements de rechange.
Evannah sourit, reconnaissante. Cette proposition, elle l’attendait depuis qu’elle avait mis les pieds ici. La danseuse la mena à la salle de bain et la laissa face à son reflet. Le miroir montra une fille sans couleur au visage sale et aux cheveux plats. Son regard était terni par le chagrin et les épreuves endurées. Elle aurait pu se faire passer pour une cilynas des bas-fonds ou pour une morte. Comment allait-elle séduire Nalirym avec cette apparence sans vie et sans odeur ? Même sa voix ne compenserait pas.
Ellalym posa une robe noire et une paire de bottines. Elle tourna une manivelle pour allumer la lumière. Evannah sursauta quand elle entendit un brusque bruit d’écoulement résonner dans les tuyaux qui longeaient les murs. Elle n’était pas à l’aise avec cette électricité liquide, appelée la mysven, qui circulait dans les conduits. Malgré leur solidité, elle s’imaginait qu’ils pouvaient se briser facilement.
Ellalym descendit dans le salon. Evannah verrouilla la porte et examina les vêtements. Elle était rassurée par la décence de la robe, même si elle était plus courte que celle qu’elle portait. Mais peu importe ce qu’Ellalym lui avait prêté, elle n’allait pas faire de manières. La sienne était trouée et des fils pendaient sur les ourlets. Ses chaussures s’écaillaient et ses semelles étaient inconfortables. Sans regret, elle se déshabilla et jeta le tout à la poubelle.
Une fois sa toilette terminée, Evannah descendit au salon où un maigre repas l’attendait. Attablés, ses amis étaient aussi réticents qu’elle à goûter cette nourriture. Mais ils étaient tous affamés et ne se souciaient pas de la saveur. Evannah manqua de s’étouffer quand elle avala un morceau de viande. Elle but son verre d’une traite en oubliant que le contenu était également épicé. Les larmes aux yeux et le feu à la gorge et au nez, elle mangea son repas avec prudence.
– Et qui est Nalirym ? demanda Iuka.
– Nalirym est un véritable amoureux de la musique et de la danse, répondit Ellalym. On peut lui faire confiance quand il s’agit de nos Nebulas. Il n’a jamais tué personne et prévient des risques.
Tout en se passant la langue sur ses lèvres brûlantes, Evannah soupira, soulagée.
– Pourquoi avoir changé les tiennes ? la questionna la moadrin. Après tout, ce n’est pas si mal d’être Fluvien, malgré la pression nébuliste de Leïvron.
– J’ai beaucoup souffert en tant que Fluvienne, raconta Ellalym. Ma mère nous a abandonnés à ma naissance, mon père et moi, en croyant qu’elle était tombée sur un mauvais sang. Je me fous pas mal de ce qu’elle est devenue. Mon père pensait exactement comme toi. Il était sûr que je pouvais vivre heureuse en étant Fluvienne, que je devais accepter ce que j’étais, mais je n’ai jamais su le faire. Je l’ai quitté et je suis partie loin de lui pour me trouver un travail dans lequel on pourrait me recevoir tel que je suis. Mais non, dans Leïvron, les Nébuliens sont toujours les meilleurs et nous, les sales Fluviens, nous ne pouvons rien apporter. J’ai gagné des couleurs comme je le pouvais. Grâce à mon corps et peu importe comment il pouvait servir. On a longtemps abusé de moi et j’ai décidé de prendre mon destin en main. Je suis donc allée voir Nalirym, en me fichant pas mal de ce que pouvaient penser les vrais Nébuliens des modifications. J’ai acquis cette danse hypnotique et elle m’apporte aujourd’hui des couleurs, pas une fortune, mais suffisamment pour me nourrir.
– Et pourquoi ne pas partir de Maciurim et emporter toutes les couleurs que tu veux ?
Ellalym éclata de rire. Evannah devait avouer qu’elle avait aussi songé à cette option.
– Si seulement c’était si facile de quitter Maciurim ! Les Dragons nous tiennent à l’œil et ne nous laissent pas sortir n’importe où, nous les dangereux cilynas, les criminels de Synoradel. On est aussi prisonniers dans notre dimension que dans Uvrenel.
Iuka resta pensive et tourna la tête vers Foudre Bleue qui clignait frénétiquement des paupières à chaque bouchée.
– Et… vous n’avez pas eu mal quand vos Nebulas ont été modifiées ? s’enquit Evannah.
– Les débuts sont durs, répondit Ellalym. J’avais l’impression que tout brûlait à l’intérieur de mon corps, mais Nalirym m’a donné des calmants pour faire passer la douleur. J’ai appris à contrôler mon pouvoir en autodidacte et ça a porté ses fruits.
Puis, elle ajouta avec un sourire :
– Au fait, ne me vouvoie pas, s’il te plaît. Certains cilynas n’aiment pas le vouvoiement qui est une forme de distance pour eux. C’est bon de le savoir quand tu seras devant Nalirym.
– D’accord, excuse-moi.
Tutoyer Nalirym, cela serait assez gênant. Cependant, si c’était une marque de respect pour lui, il faudrait passer au-delà de cet embarras.
– Et quand est-ce qu’on y va ? demanda Evannah, la peur au ventre.
– Ce soir, répondit Ellalym, dans même pas deux heures.
Son estomac se serra davantage, empêchant ainsi la digestion de son repas.