Valère s’est‑il réveillé ? Difficile à dire. Sa réalité s’est avérée plus aberrante que n’importe quel songe.
Immobilisé, il agite ses chaussures dans un vide indistinct. Quelqu’un a en noué les lacets… et on lui a ligoté les poignets dans le dos, pouces joints. Nul bruit à ses côtés non plus. La rugosité du sol irrégulier punit chaque tentative de mouvement d’une éraflure supplémentaire. Une bande de tissu humide lui taille les gencives et entrave sa respiration ; ses yeux s’ouvrent sous un autre foulard, tout aussi intransigeant.
Du beau travail, vraiment. Ceux qui l’ont saucissonné ainsi savent comment neutraliser un sorcier. Plus de gestes sacrés, ni de formules magiques… Et rien dans ses poches : on lui a aussi confisqué son athamé. Jamais Valère ne s’est senti aussi nu. Une lame médiocre suffirait à pénétrer la peau de sa carotide, comme dans du beurre…
Il remue plusieurs minutes puis s’avoue vaincu. Un flot de souvenirs rageurs se déverse par ses veines gonflées. Talma qui le provoque en duel, et Lausanne… Lausanne ! Bon sang, qu’est‑elle devenue ? Des images atroces, ponctuées de pleurs féminins, défilent sous ses yeux clos. Le bâillon étouffe le cri perçant de Valère. Il doit se libérer pour la libérer, si toutefois il le peut encore… Mais comment ?
L’idée lui vient d’affranchir d’abord son âme du poids de son corps. Qu’est l’Astral, sinon un État d’esprit ? D’ailleurs, il s’y est rendu une fois sans sortilège aucun, à force d’épuisement… Orion a dû l’y repêcher, mais le fait demeure que Valère a accédé à l’inframonde par pure expérience mentale. Là‑bas, il pourrait au moins appeler à l’aide… et qu’importe le danger ! Il n’a plus rien à perdre.
Valère tente d’abord de s’asphyxier, pour atteindre une sorte de transe. Il ramène vers sa gorge, d’une flexion de langue, le tissu qui lui obstrue la bouche. Quelques minutes de ce lamentable exercice suffisent à déclencher une nausée. Des larmes d’effort et de dégoût filent le long de ses joues… Pas question de capituler. Tout ce qu’il a à faire, c’est souffrir en silence.
Il retient son souffle et plie ses articulations de toutes ses forces. Les cordelettes le cisaillent. Os pressés, muscles effrités… Tout lui supplie d’arrêter. Mais Lausanne, elle, lui hurle de ne rien écouter. Ses doigts, insensibilisés, grésillent dans leurs extrémités. Des charbons ardents le mordent, percent sa chair, s’agrippent tout entiers à lui… Vont‑ils se taire ! Plus vite !
Il croit s’évanouir… mais ce n’est que son enveloppe corporelle qui s’enfonce dans le sol et s’éloigne de lui.
Valère, ramassé en position fœtale, expire de contentement : tous ses membres, l’un après l’autre, se détendent. Plus de rets, plus de bâillon… Il reprend sa respiration, ainsi que l’usage de son corps flottant. Enfin, de son corps astral à la dérive, s’entend…
Un passage dans l’inframonde doux et rapide en comparaison des précédents. Il s’améliore. Valère, qui se masse les poignets, ouvre des yeux timorés : ceux‑ci s’habituent à l’absence de lumière et d’obscurité. Les pieds trouvent bientôt un support invisible où se poser, et sa gorge, une atmosphère dans laquelle porter :
« AVELVOR ! Es‑tu là ?
— C’est bien le seul endroit où je puis résider », se languit derrière lui une voix traînante comme le roulis de l’océan.
Valère se retourne. Il s’attendait à ce que le démon l’accueille sous sa forme de mouette. Mais une figure plus familière se tient face à lui ; cette silhouette élancée en uniforme blanc, ces traits fins et délicats… Seuls les yeux, azur plutôt que gris, trahissent la supercherie. D’emblée, Valère se récrie :
« Pourquoi cet accoutrement ?
— Moi qui pensais te faire plaisir, se plaint le faux Savinien. En tant que familier dévoué, le devoir m’incombe de me montrer sous une forme rassurante… »
Une voix caverneuse s’est exfiltrée des dents blanches, plutôt que celle du jeune poète. D’une caresse, Avelvor… non, Savielvor apprécie le velouté de ses avant‑bras. A‑t‑il puisé dans les souvenirs de Valère pour reproduire cette apparence ? L’idée que le démon se balade dans son crâne en toute impunité ne l’enchante guère.
« Je t’interdis de voler l’aspect de mes amis à l’avenir, c’est clair ?
— Ah bon, c’est ton ami, rigole la copie démoniaque. Pourtant tu le délaisses, tu l’exploites… Une véritable âme damnée à tes bottes ! Lui et moi avons beaucoup en commun.
— Pas le temps de philosopher, frissonne Valère de culpabilité. Je suis prisonnier je‑ne‑sais‑où, Zaza est peut‑être blessée, voire pire… Sors‑moi de là tout de suite !
— Pas pour des clopinettes, pérore Savielvor. Tu n’as plus la moindre offrande à proposer à ta bonniche, pauvre Sceau !
— Seigneur des champs obscurs… c’est une urgence, l’implore Valère. Nous discuterons du prix une fois que je serai sorti de ce pétrin. »
La tête penchée sur le côté à un angle peu naturel, l’Horreur agite un doigt :
« Taratata, la maison ne fait pas crédit… Et puis, tu radines. J’aurais dû dévorer l’âme de Vilplat, mais tu as rompu notre lien mental en t’évanouissant ! M’as‑tu présenté des excuses ? Jamais ! Quant à ton revenant, n’en parlons pas… une friandise moisie ! Mais j’étais affamé, tu as abusé de ma faiblesse. Et tout ça, j’aurais pu le pardonner. Mais snober mon récital ? Alors que je prépare ça pour toi depuis des décades ? Non, non, non. »
Savielvor fait mine de pleurnicher, mais ses connaissances en matière de comportement humain restent superficielles : le résultat ressemble à une crise de spasmophilie grotesque.
« Arrête ces singeries et dis‑moi ce que tu veux », s’indigne Valère.
Les yeux pleins d’étoiles, la créature s’avance vers lui.
De plus en plus près.
Trop.
« Moi ? J’aimerais ça », ordonne‑t‑il en attardant ses doigts graciles sur la poitrine de Valère. « Et ça », susurre‑t‑il en lui pinçant la lèvre inférieure. « Et tant qu’à faire… ça », promet‑il en glissant son bras du cœur jusqu’à l’entrejambe. « Tout ça, quoi. »
Le mage réprime un relent d’effroi et de répugnance.
« Il me tarde de revisiter le monde physique, petit mage ! Pour mon safari, j’ai besoin d’un véhicule compatible… Tu feras l’affaire. Modèle bas de gamme, mais carrosserie quasi‑neuve. Quoi de plus excitant que la mortalité ? Je veux retrouver sur mon palais les saveurs du lait et du sang mêlés, petit Sceau. »
Le démon lui lèche la clavicule d’une langue gluante, puis cesse ses affectations baladeuses sans pour autant reculer. Dans le vaste silence de l’Astral, Valère entend battre son propre cœur. Gonfler ses poumons. Pousser chacun de ses cheveux. Il bafouille :
« Mais c‑combien de temps ?
— L’éternité, voyons ! »
Valère ne peut céder à ce chantage. Laisser un démon aux commandes d’un sorcier bourré d’Ichor ? Surtout pas ! Quels dégâts ce monstre causerait au Réel… Alors le sorcier gamberge, à la recherche d’une faille dans ce raisonnement :
« Noble Avelvor… Un mortel, par définition, n’a pas l’éternité devant lui.
— Malmort, j’avais oublié, s’exclame Savielvor. Eh bien… Effectivement… Ta vie entière, du coup ? Non, trop aléatoire. Si tu attrapes la tuberculose, ton existence raccourcira… Je ne voudrais pas me faire rouler. »
Décontenancé, le démon se mord les ongles, en marmonnant des comptes :
« Voyons… quelle est l’espérance de vie moyenne d’un être humain, déjà… Quatre siècles ? Non, huit. Ou six ? Je ne sais plus… Rappelle‑moi, combien de siècles y a‑t‑il dans une heure ? Trente‑sept ? Oui, c’est ça. Divisé par huit, ça fait… »
Quelle chance ! Savielvor, en bon immortel, n’a aucune notion du temps.
« Heureusement que je ne t’ai pas invoqué pour un contrôle de maths…
— Tu crois que c’est facile de calculer les durées d’un espace en trois dimensions, quand on vit dans la cinquième ? Ah ! Je voudrais bien t’y voir, s’agace l’Horreur. Arrête d’interrompre mes calculs. Je dois me concentrer. Avec vingt‑trois mois par soixante lustres, ça nous fait…
— Assez, tranche Valère. Je t’accorde une minute dans mon corps et rien de plus.
— Je ne sais même pas ce que c’est, une minute ! Et j’en veux le double, espèce de pingre !
— Marché conclu », s’exaspère le sorcier.
Son démon sautille de joie et s’applaudit. Après une petite gigue, il se crache dans la paume et la tend devant lui… mais son expression devient confuse lorsque Valère fait de même et lui serre la main.
« Tu étais censé dire “tope‑là”.
— Pouah ! C’est une tradition humaine ? J’ai fait ça par réflexe, admet Savielvor. Je crois que ce déguisement déteint sur mon esprit…
— Nous sommes donc bien d’accord ? Toi, tu me libères… Et moi, je t’offrirai en échange deux minutes de mon existence terrestre.
— Alors autant joindre l’utile à l’agréable, s’ébaudit le démon.
— Pardon ? »
Trop tard pour réagir : Savielvor vient de se saisir de lui. Sa poigne entr’ouvre la chemise d’un coup sec. Avec délectation, il plante ses doigts dans les pectoraux, vise le cœur… Tendons et muscles s’écartent autour de cette main, tel un plat d’épinards autour d’une fourchette. La créature se fraye un passage à travers les côtes, frôle les nerfs de Valère… Sans un bruit, son sang remplit ses poumons !
Le plus terrifiant dans tout cela, c’est l’absence totale de souffrance.
Savielvor atteint son trésor juteux : un gros organe rond qui pompe une encre noire. Il le tâte quelques secondes, comme une orange bien mûre… puis, d’un ongle acéré, commence à l’écorcer. Valère perd l’équilibre, sombre et transperce le rideau de l’inframonde. Son corps, en tombant, déchire cette plaie de quelques centimètres. Le cœur s’est détaché sous la pression et gicle, ventricules éclatés. Au‑dessus de lui, Savielvor disparaît dans une nuit noire.
Le mage percute un sol en dur. Allongé, il se rétablit en grognant. À nouveau des cordes le retiennent, rêches et inflexibles… mais des tremblements le secouent aussitôt de l’intérieur.
Un cri remonte dans sa gorge, camouflé par l’épaisseur de ses lèvres durcies et gonflées. Celles‑ci se sont soudées, cousues. Et voilà qu’elles se mettent à pousser, l’une contre l’autre ! Un vent rauque souffle au fond de sa gorge, persiste à s’engouffrer dans cette impasse…son crâne s’évertue à lui sortir par la bouche. Ses dents s’amalgament, se calcifient : deux lames acérées et de guingois, au‑dessus et au‑dessous. Ce qui lui restait de lèvres se lacère alors, en laissant la voie libre à cette excroissance démesurée.
Les dents immenses, raides, titillent la moiteur du bâillon, tendent la toile de jute serrée sur sa mâchoire… Puis se rejoignent en pointe. Une pyramide croît sous le maillage du tissu. Perforé, le foulard cède enfin.
Valvor, avec une reconnaissance infinie, inspire par son bec une goulée bienfaisante. Un sifflement suraigu s’élève ; le sien.
Sa métamorphose se propage : l’espace entre chaque orteil s’allonge. Ses pieds se creusent de dépressions nettes sur toute leur longueur. Les liens censés les caler glissent d’eux‑mêmes sur ces serres trop maigres… Valvor s’en dépêtre.
Démangeaisons sur tout son épiderme. Ses jambes, cabrées, se couvrent de centaines de petits os cassants. Il apprécie cette douleur ; elle témoigne de sa force. Avec fermeté, il tire sur ses doigts, seules parties de son organisme épargnées par la transformation. Les pouces détruisent les entraves par leur seule force. Leurs voisins aussi. Du sang reflue dans ses bras, comme une colonie de termites au travail.
Plein d’énergie, Valvor saute : ce petit bond suffit à rétablir ses pieds palmés, puissants, solidement stabilisés sur quatre points d’appui… Les cordes rompues tombent, amoncellement d’écharpes et ceintures inutiles. Qu’il fait bon de respirer à plein goulot !
Bec hilare, il arrache le bandeau qui lui obstrue les yeux. Sa pénombre laisse place à une semi‑pénombre. Ses ravisseurs l’ont abandonné dans une geôle plutôt spacieuse. La voûte monte si haut qu’il n’en discerne pas le sommet. Tout lui paraît pourtant plus proche, avec cette vue perçante !
Ce sol bosselé et granitique, ces parois en bas‑relief, ce relent frigorifiant et stérile… Oui, c’est probablement un de ces complexes troglodytes du Reg‑aux‑Rois que les Diamisses ont creusés voilà des siècles pour leurs morts. Un hypogée du Valsevent, peut‑être. Mais Valvor ne craint pas les ectoplasmes et les momies. La menace, désormais, c’est lui.
Il se retient de gratter son bec, qui le gratte fort. Pas très loin, deux rais de lumière jaunâtre s’échappent des interstices dégagés par une porte épaisse, imposante, solidement engoncée dans une ouverture irrégulière. Un ancien tunnel. Il se rapproche de cette lueur, le temps d’inspecter les extensions cartilagineuses qui viennent de croître sur ses membres. Valvor, des pieds à la tête, s’est emplumé de tiges duveteuses. Très seyant, en vérité. Ses pensées suivent un cours tranquille et limpide… Il se sent léger.
Sans plus d’hésitation, il se place de profil et prend de l’élan. Son épaule, impitoyable, brise la porte en une seconde. Le bois se fend en mille éclats. La pièce s’illumine entre les fibres de bois… Et toujours aucune douleur !
La grotte répercute les échos de l’effroyable craquellement. De l’autre côté, à droite, un cri humain a retenti. Valvor, euphorique, envoie valdinguer le huis d’un coup de pied, ou de patte… Quelle importance ? L’ouverture révèle la clarté intermittente d’une enfilade de torches. Un corridor s’étend de part et d’autre.
Valvor fonce vers la voix ! Il distingue déjà une forme humanoïde, armée d’un fusil…
Ivre de faim et de désir, il se propulse sur sa proie. Ses serres puissantes effectuent un saut en longueur. L’arme fait feu : mais, trop lent, son propriétaire manque la cible d’un bon mètre. Valvor plaque aussitôt l’humain au sol et s’agenouille sur son torse. La chair tangue, moelleuse, juste sous lui… Quel morceau ! Ses mains puissantes clouent au sol les avant‑bras alors qu’elles s’y enfoncent. La petite chose mortelle sinue, yeux ronds, bouche béante…
D’un coup de bec gourmand, Valvor rompt l’emballage. Le tricot de son repas se déchiquette sur toute la partie supérieure : celui‑ci révèle un poitrail masculin bien sculpté, de la première fraîcheur… Les veines chauffent, étincelantes de sueur. On devine même ce qui bat sous la peau ! Mais mieux vaut se rabattre d’abord sur un morceau d’épaule… Il doit garder les quartiers nobles pour la fin du festin.
Moi qui pensais me moquer de Valère-mouette, ben maintenant qu'on y est, ça file les chocottes. xD Heureusement que les démons n'ont aucune notion du temps ! Ça, pour le coup, ça m'a bien fait rire.
Pourvu que Valère retrouve vite ses esprits et que le carnage s'arrête là....