Le mage dévale l’escalier du vestibule.
Le rebord des marches s’estompe sous ses pieds, glissant et abrupt. Il manque plusieurs fois de dégringoler, se rattrape au mur … Les cris de Savinien, derrière lui, n’articulent rien de distinct.
Voilà. Maintenant, Valère sait. Sait pourquoi Kajimit n’est pas venu au rendez‑vous à l’heure prévue. Sait pourquoi personne, dans la précipitation, n’a fourni à Mantodore son pardessus ou une meilleure escorte… Sait pourquoi le service de sécurité a mis si longtemps à s’occuper de ce rapt. Olibée a reçu pour instruction de mettre le feu à son ancienne école, il aurait dû le deviner. Cette bêtise crasse ronge les entrailles de Valère : un véritable poison.
Talma s’est avérée aussi destructrice que Céleste avant elle. Son seul espoir : trouver un cheval et s’éloigner de ce fiasco. Et tant pis si les autres membres de la Dissidence y trouvent à redire… Qu’ils se fassent tous arrêter, puisqu’ils y tiennent ! Valère, lui, n’aurait jamais donné son accord à cet attentat. Ils ont abusé de sa confiance, il ne leur doit plus rien.
Un nombre ahurissant de badauds et de bourgeois encombre le parvis du bâtiment principal de Brice Noy ; à force de bousculades et d’excuses, Valère réussit à le traverser. Personne ne fait attention à lui. Mais il reste du chemin avant de passer le mur d’enceinte.
Les écuries du lycée, discrètement engoncées dans l’angle mort du grand portail, se sont dépeuplées. Mais par chance les portes sont restées grandes ouvertes. L’odeur familière de la paille et du crottin sinue à peine dans l’air du soir. Valère serre la main sur les sangles de ses sacoches.
Les lampes à gaz phlogistique postillonnent une lueur mercure sur toute la longueur des stalles. À gauche comme à droite de la voie pavée et jonchée de poussière s’alignent des compartiments ; les chevaux y dressent des têtes osseuses, bataillon de commères penchées à leurs fenêtres. Les yeux équins clignotent d’une couleur d’absinthe fluorescente ; l’éclairage la ravive sans cesse. Valère s’avance à l’intérieur, mal à l’aise. Son ombre masque la trajectoire des faisceaux de lumière : les bêtes tournent leurs têtes vers lui à chaque nouveau pas.
Mais quelque part au fond de cette longère, deux étalons se rebiffent. Quelqu’un, de dos, s’efforce de les apaiser. Ces hennissements irréguliers, grinçants, remémorent à Valère les râles étouffés de Mantodore, lorsque la crosse de Talma a heurté son crâne… Du calme. Rien ne lui interdit de se trouver ici, après tout ? Il peut encore inventer n’importe quel prétexte.
Lequel de ces chevaux est le moins farouche, déjà ? Il a eu l’occasion de monter certains d’entre eux. Là, ce bai rouanné et placide fera l’affaire… Un tour de verrou sur la palissade, et Valère l’amadoue d’une poignée de foin : l’animal, enchanté de se dégourdir les pattes, se laisse empoigner par les rênes. Ils commencent à s’entendre lorsqu’ils croisent l’autre visiteur, ou plutôt, visiteuse. Malgré sa taille poids plume, celle‑ci tient la dragée haute à deux chevaux. Valère s’étrangle. Lausanne époussette son uniforme maculé d’ocre et s’étonne :
« Vinny te cherche partout…
— Nous nous sommes vus, bredouille‑t‑il. Tu n’es pas partie ? »
Il replace sur son front les cheveux pleins de sueur qui le démangeaient.
« Tous les palefreniers sont occupés à éteindre les flammes, se renfrogne‑t‑elle. Et la fille d’écurie est introuvable ! On m’a donné l’ordre de mettre les animaux à l’abri… J’espère qu’ils vont revenir, je n’aurai jamais le temps de faire ça toute seule. T’es venu m’aider ? C’est sympa », lui concède‑t‑elle un sourire en dépit des circonstances.
Quelle ignominie. Valère, honteux, voudrait la prendre dans ses bras et lui présenter ses excuses… mais ses mains sont prises.
« Zaza, il faut que je te laisse, avoue‑t‑il en baissant la tête. Je vais peut‑être devoir passer la frontière… Je suis tellement, tellement désolé.
— La frontière, s’écrie‑t‑elle. Pourquoi ? Qu’as‑tu fait ?
— Tu n’iras nulle part, sorcier. »
Valère fait volte‑face : il vient de reconnaître la voix grave et autoritaire de Talma, maintenant éraillée. L’imposante Diamisse bloque l’issue de l’édifice, raide et sévère dans sa livrée de fille d’écurie. Elle tient à l’épaule, calé sous le menton, un objet long et étroit dont le garçon ne distingue qu’un cercle métallique. En revanche, sous un autre angle…
Lausanne, derrière lui, s’époumone de terreur : Talma le tient en joue. Valère abandonne son cheval et lève les bras, paniqué :
« Je me suis… contenté d’adapter le plan. Nous perdions le contrôle de toute manière, d’accord ? Il fallait… porter assistance à ce type. Mais tu ne voulais rien entendre. »
Elle ne dévie pas la trajectoire de son arme, et le rabroue d’un ton si inexpressif que Valère en tremble :
« Même les armées secrètes ont des déserteurs, Lucas. Leur propre cour martiale, aussi.
— Val, sanglote Lausanne toute chevrotante. Q‑Q‑Qu’est‑ce qu’elle fait là ? Tu l’as revue ? Elle s‑s‑sait pour… tes pouvoirs ?
— J’ai vu trop tard que j’étais parti avec les preuves, l’implore l’adolescent. Tout est toujours dans la sacoche, d’accord ? Je vais la lancer à tes pieds, et en échange, tu vas nous laisser p…
— Insuffisant. Tu as commis une faute. Si tu veux vraiment garder la vie sauve, tu vas me suivre sans poser de questions, “apprenti”.
— Ce… ce n’est pas ce que nous avions convenu !
— Et ça non plus », concède Talma en tournant sa carabine de quelques centimètres.
Lausanne crie à nouveau ; le canon lorgne dans sa direction. Ses jambes arquées, en biais, tiennent à peine debout… Pourtant elle ravale ses larmes, sans bruit. Valère, furieux, serre les poings et défie Talma :
« Je n’ai pas peur de toi. Encore moins de ce que je peux te faire. Si tu ne baisses pas cette arme, j’utiliserai chaque invocation que je connais pour t’éliminer. Ensuite, je te couperai la tête. Je la réduirai et je l’exposerai sur une étagère, à côté de celles des espions du CSP qui ont eu, eux aussi, l’idiotie de s’en prendre à moi. »
Il s’est emporté. Le rôle de sa vie.
Talma, à tout cela, ne lui adresse qu’une lippe dédaigneuse :
« Tu singes le discours de ta tante, c’est mignon. »
Valère tressaille.
« Oh, ne fais pas cette tête, s’énerve‑t‑elle enfin. Tu me crois stupide ? Je ne me renseigne pas seulement sur les gens que je recrute, mais aussi sur leurs proches. Mais ta tante n’a jamais eu la moindre sympathie pour la Dissidence… Irrécupérable pour notre mouvement. Son apprenti, en revanche… je pouvais le dévoyer en douce. Même s’il n’a ni sa puissance ni sa sagesse.
— Peu importe, s’emporte‑t‑il. Je vais t’écarteler. Te griller. Te dépecer l’âme !!!
— Je demande à voir. »
Et Talma abaisse son arme pour la jeter à même sur le sol, comme lassée de ce jouet.
Lausanne se recroqueville, persuadée qu’une balle silencieuse vient d’être tirée. Valère, soulagé, se force à conserver l’assurance qu’il s’est donnée. Si jamais cette Diamisse change d’avis… La priorité, dans l’immédiat, demeure d’emmener Lausanne en lieu sûr.
Mais pour une raison saugrenue, Talma a gardé la même position : postée à l’embrasure de l’entrée, jambes légèrement écartées. Elle retire ses gants, s’échauffe le bout des doigts, claque sa langue, fait craquer ses os… Ses yeux s’illuminent d’anticipation.
« Tu me places dans une situation délicate, sermonne‑t‑elle Valère avec une ironie grinçante. C’est que j’ai une réputation à tenir, moi. Que dira‑t‑on si je refuse un duel magique exigé en bonne et due forme, qui plus est contre un poussin qui n’a pas encore atteint l’Éveil…
— Un quoi ? »
Les mains de Talma se dressent, indifférentes. Valère ne saisit pas un traître mot de ce qu’elle prononce ensuite. Elle parle en diamarin, pour sûr… mais pas seulement. Tout compte fait, c’est plutôt une forme de chant, de prière… de formule ?
Impossible. Talma a affirmé qu’il était le seul magicien dans l’organisation. N’a‑t‑elle pas besoin de lui ?
La terre gronde sous leurs pieds. Un frémissement saccadé ravage la piste, puis se contamine au reste de la pièce… Les lattes des stalles éclatent en craquant. Les becs de gaz s’affolent, se brisent. Les chevaux terrifiés s’ébrouent, sans savoir par où galoper.
Puis, un à un, les pavés s’envolent.
Tout autour de la Diamisse, les blocs de pierre polis se délogent du mortier. Le plafond les attire, les arrache du sol avec une force irrésistible. Au bout de quelques secondes de résistance, ces cubes lévitent, avec mollesse, à hauteur de face.
Talma rayonne, le crâne auréolé d’une douzaine de pavés. Étrange représentation d’un système planétaire dont son visage est le centre.
Valère, les yeux écarquillés et stupides, se refuse à y croire.
Talma n’est pas une sorcière. Absurde, mille fois absurde ! Toutes ces fois où ils se sont mis en danger, où elle a fait appel à sa magie… La dagyde, le Valsevent, la tombe du Reg‑aux‑Rois ! Elle a dû voler la baguette d’un mage, et se sert de cet artefact pour parasiter ses pouvoirs… C’est la seule explication possible.
Les pieds cernés d’un sol défoncé et inégal, elle soupire d’un ton navré :
« Je ne pouvais pas te mâcher le travail. Il fallait te mettre la pression, pour voir jusqu’où tu pouvais pousser ton art… pour te forcer à te dépasser. Le grand convent de Virgade, dont ta tante est issue, m’intéressait. J’attendais beaucoup de la magie pluve… Elle sait exécuter des sortilèges que le clergé de ma patrie n’a jamais maîtrisé : créer des illusions, modifier les souvenirs, traverser les murs… Toutes sortes de miracles fort utiles lorsqu’on mène un mouvement de résistance. La magie diamisse a toujours été plus… bourrine.
— ZAZA ! »
Valère a tout juste eu le temps de se jeter sur elle. Pétrifiée par ce qu’elle vient de voir, elle n’aurait jamais pu s’écarter à temps.
Les pavés fondent dans leur direction, comme catapultés. Plus rapides qu’un rapace affamé. Tandis que sa petite amie s’écroule entre les trois chevaux, Valère se reçoit les projectiles qui lui étaient destinés.
Deux pavés le percutent à la même seconde : l’un aux côtes, l’autre au ventre.
Il a failli s’écrouler lui aussi. La douleur lui fait lâcher ses sacoches, qui font un bruit sourd en chutant.
Les animaux piaffent, azimutés par l’agitation, et manquent de piétiner leurs maitres. Eux aussi ont été touchés par cette chaussée mortelle. Lausanne, à terre, réagit enfin lorsqu’elle voit ricocher devant elle le reste du pavage en roue libre. Elle tente de se ressaisir, inconsciente de l’état du garçon.
« Bons réflexes, adjuge Talma. Mais mauvais choix. »
Valère, à moitié sonné, se retient de porter la main à ses blessures et serre les dents. Il souffrira plus tard. Que faire ? Talma débute déjà une autre incantation : un second cercle de pavés commence à flotter autour d’elle !
Mais cela lui prend de précieuses secondes, durant lesquelles Valère parvient à fouiller dans ses poches, en niant l’engourdissement de son corps. Il hurle :
« J’en appelle aux seigneurs éoliens, dont le verbe décime et engendre les firmaments du monde ! »
Ses ciseaux, en une voltige, tranchent sur l’air la rune adéquate.
Le vent se lève.
Il tient les gardes d’une main, avec la fermeté d’un poignard. L’atmosphère s’éventre sous son poing en même temps que la réalité. Les lames étincelantes sifflent le long de ce mouvement leste et puissant.
Un courant d’air stupéfiant s’engouffre dans l’écurie. Celui‑ci décoiffe les crinières, gonfle les habits, déstabilise les pierres en suspension…
Cela fait des mois que Valère s’acharne à répéter le sortilège qu’il a lancé aux manufactures Morveau‑Bachelard, cette fois‑ci seulement aidé de son athamé. Sans succès… jusqu’à maintenant. Talma a raison ; dans le feu de l’action, on peut dépasser ses propres limites. Et elle va en faire les frais. La force du vent viendra à bout de ses pierres.
Talma grimace ; la bourrasque glaciale qui s’abat sur elle la déconcentre, et tire les traits de son visage en arrière. La ficelle qui tenait maintenues ses nattes cède dans un bruit de déchirure. Les pavés oscillent, perdent de la hauteur.
Valère, de son côté, entame une litanie d’incantations. Égale à son souffle, la houle tourbillonne dans le sens que lui indiquent les ciseaux, chaque instant plus forte et resserrée…
L’adversaire fait un pas en arrière. Ses tresses courroucées s’agitent comme des serpents. Appuyée sur sa jambe, elle passe son bras sur le front pour juguler l’épaisseur du souffle. Si Valère la fait tomber, il remportera la victoire.
Mais Talma, de son autre bras, retire du revers de sa manche un long objet brillant… son canif à motif de caméléon :
« Mon tour », peste‑t‑elle.
Et le couteau, non, l’athamé de la Diamisse se déplie sans peine pour fendre, à son tour, le néant. Happée, la tempête retombe d’un coup.
Valère, au bout de ses doigts, ne ressent plus rien. La lame rituelle de Talma, en un tournemain, vient de briser son sort. Pantois, choqué par l’énergie gaspillée de ce maléfice, l’adolescent veut reprendre son équilibre. Il n’a plus la moindre tornade pour se défendre…
Lausanne crie quelque chose derrière lui, mais l’affolement suraigu des chevaux couvre sa voix. Valère a tout juste le temps d’apercevoir la pierre qui fonce sur lui.
Quelque chose lui perce le front ; un immense néant l’engloutit.
Décidément, je suis comme ce pauvre Valère : trop naïve. T.T Talma, magicienne ? Je m'y attendais tellement pas ! Elle avait l'air si honnête, si droite dans ses bottes. Bon, et en même temps prête à tout. Mais là, elle s'est vraiment bien joué de lui.
Franchement, bravo. J'ai rien vu venir. x'D Je me suis laissée séduire, comme Valère. Moi aussi j'ai eu envie de croire en elle. T^T
Très belle scène d'action aussi. Ça me laisse au bord de ma chaise tout ça.
Mais pour la Dissidence, c'est assez logique de faire croire à tout le monde que les sorciers diamisses ont tous fui le pays... Cela leur permet de garder une "arme secrète" et relâche un peu l'emprise du Comité de Salut Public (CSP) sur le pays (vu que l'intérêt principal de cette agence d'espionnage est de traquer les magiciens).
Talma n'a pas non plus menti sur toute la ligne : les enchanteurs restent rares et embrigader Valère dans la Dissidence était un avantage stratégique très intéressant. D'autant que le clan de sorciers d'où provient Valère a certains pouvoirs que les mages diamisses ne maîtrisent pas forcément.