Chapitre XXXVI – Coffré

Trois ans que Valère a passé dans ce lycée de malheur, dans la peur, la honte, à cacher les activités illicites de sa famille… Le comble ! Si un agent du CSP découvre l’artefact, Kajimit risque la prison, voire pire… Et de qui l’a‑t‑il obtenu, d’ailleurs ? Pas de Céleste : elle n’a jamais utilisé ce genre de glyphes. Valère s’efforce même de ressentir la trace de son Ichor, sans succès. Non, c’est l’œuvre d’un sorcier d’une autre tradition magique. Les oracles diamisses ont tous quitté Carat lors de la colonisation… mais peut‑être ont‑ils laissé leurs trésors derrière eux.

« Tu pourrais élaborer un contre‑sort, propose Talma.

— Je ne comprends rien à cette magie… Ça prendrait des heures, il me faudrait mes grimoires, rage‑t‑il piteusement. Et si je me trompe, le coffre va chauffer davantage jusqu’à devenir un tas de plomb‑fondu, et son contenu avec.

— Emportons‑le, alors. Tu l’ouvriras au calme.

— Comment veux‑tu qu’on le trimballe hors du lycée ? Ça pèse un âne mort !

— Tu pourrais le rendre invisible, ou en changer l’apparence. On le mettra à l’abri pas très loin, et on le récupérera plus tard. Les illusions, c’est dans tes cordes, non ? Tu as créé une fausse pénombre dans le Valsevent. Sur un objet isolé, le sort pourrait durer plus longtemps.

— C’est… envisageable », hésite Valère.

Talma s’adresse à lui sans passion. Pourtant quelque chose dans son regard le dérange. Pourquoi ? Parce qu’elle semble analyser la situation mieux que lui, alors que la magie relève de son expertise ? Non, elle fait simplement usage d’un peu de jugeote… parfois cela suffit à pallier un manque de connaissances.

« J’entends des pas, affirme Talma. Cachons‑nous vite ! »

Valère panique, car il n’a rien entendu. Il voudrait répéter son sort pour repartir de l’autre côté du mur, mais elle le retient par le bras :

« Tout n’est pas perdu, personne ne sait que nous sommes là. »

Il n’a pas le courage de questionner le bien‑fondé de cette décision ; le plancher gémit en grincements derrière la porte du bureau. Et puis, si Talma s’entête en territoire ennemi, Valère ne peut l’abandonner. Elle éteint sa lampe à pétrole et en dissipe à grands revers de main la fumée et l’odeur.

Un lourd rideau de velours retient leur attention. Haute de plafond, cette pièce ; la fenêtre, Valère s’en souvient, se précède d’un rebord où ils pourraient se hisser et masquer leurs pieds. Ils se dissimulent tous deux ainsi, le rideau rabattu devant eux. Pour une raison saugrenue, Talma s’est mise à déboutonner son grand sac en bandoulière. Frénétique, Valère fixe autour de son visage le foulard qu’on lui a offert. Ses doigts flageolants doivent s’y reprendre à deux fois avant d’obtenir un nœud satisfaisant.

On entend jouer une serrure. La porte s’ouvre.

« …sais ce que tu comptes faire, se plaint une première voix.

— Bien entendu, s’amuse une seconde voix. Je vais goûter à la cuvée spéciale de notre ami le proviseur, chanter à tue‑tête, perdre beaucoup d’argent aux cartes et refaire le monde avec les amis qu’il juge bon d’inviter. Comme chaque fois que je viens à ce gala. Est‑ce ton futur motif d’arrestation, Honoré ? Beuverie ? Jeu d’argent prohibé ?

— DUCASSE, insiste le sous‑préfet. Citoyen, tu vas t’adresser à moi comme…

— Comme il me semble, petite face de pet, le coupe Mantodore. Sais‑tu que la Secrétaire Préfectorale s’est plainte de l’inefficacité de ton enquête ? J’ai pris parti pour toi, crois‑le ou non. Je lui ai dit que tu faisais de ton mieux. Dans une période de crise, c’est tentant pour un gouvernement de désigner des boucs‑émissaires… »

Silence de mort. Valère jette un œil : le dos de Mantodore, mallette bien en vue, défie le père de Savinien. Les poings serrés de fureur de ce dernier trahissent ce que ne peut exprimer son visage délabré. Il tente de se redonner une contenance :

« C’est précisément ce qui m’inquiète. Plusieurs de nos ministres ont failli perdre la vie dans cet attentat, alors ils gèrent la situation avec trop d’affect. Leur hâte à blâmer la Dissidence pour cette explosion ne repose sur aucune…

— Honorééé, s’exaspère le sexagénaire. Ça fait des annééées que tu exiges une réponse plus musclée aux actes de ces sécessionnistes, pour en finir une bonne fois pour toute. Maintenant qu’on te prend au sérieux, tu devrais être content. Tu as enfin quartier‑libre pour faire le ménage à Carat ! Je t’y aiderai. »

Le sous‑préfet accepte la main condescendante que le Diamisse lui pose sur l’épaule, mais rétorque d’un ton triomphant :

« Toi ? Alors c’est bien ça que tu comptes quémander ce soir… Mais c’est de la démence, pauvre diamard. Le Protectorat ne te laissera jamais former tes propres milices. Des Diamisses pour combattre d’autres Diamisses ? Ces sauvages n’auront jamais la discipline nécessaire… Il n’y a qu’une police et qu’une armée, et elles vont rester aux mains des Pluves.

— Tu oublies qu’une guerre se prépare contre l’Orgélie, mon petit Honoré. L’armée sera détachée aux frontières, tu ne pourras pas compter sur elle… et tous ces primitifs en profiteront pour se rebeller. Pour garder ta tête, tu auras besoin d’un homme de confiance, capable de recruter très vite quelques brutes supplémentaires pour mater la Dissidence et ses sympathisants. Avec le développement du pays, le nombre d’indigènes augmente alors que la population des colons reste stable… Tes équipes sont débordées, ces primitifs sont trop nombreux ! Accorder le port d’arme aux plus loyaux réglera tous ces problèmes d’insécurité. Et avec moi aux commandes, ils se sentiront représentés.

— Aucun Diamisse ne peut se constituer une armée personnelle !

— Pas de problème, on compte m’accorder la nationalité pluve. Il ne faudrait pas non plus que les autochtones se fassent des illusions sur le droit de vote… Allez, du vent. Lou et ses illustres amis tardent à venir, va plutôt me les chercher si tu veux te rendre utile. »

Honoré, à court d’arguments, s’en va sans lui serrer la main. Mantodore claque la porte derrière lui. C’est du moins ce que Valère suppose, derrière le rideau. Enclenché, l’éclairage électrique inonde la pièce avec un léger retard. L’invité déplace et replace un tas d’objets sans pour autant les bazarder. Il cherche quelque chose. Mantodore s’est accroupi près du coffre. Trop occupé à siffler l’air du Bois‑aux‑Lames, il ne voit pas les étranges marques sur le dessus. On entend bientôt un « clic » de satisfaction, puis des bruits de documents froissés et de fermeture métallique.

De sa cachette, Valère voit Mantodore s’asseoir derrière le bureau de son ami le proviseur. Le vieil intriguant étale face à lui des chemises cartonnées, aux tons jaunâtres. Le mage retient un fou‑rire. C’est du gâteau ! Ils n’ont plus qu’à lui arracher ces preuves des mains et filer ! Quel sortilège lancer pour disposer de Mantodore ? L’idéal serait qu’il s’évanouisse. Si son service d’ordre croit à un malaise…

Le riche Diamisse farfouille maintenant dans sa mallette. Il commence seulement à y glisser quelques feuillets lorsqu’il entend quelqu’un marcher vers lui…

Les sangs de Valère et de Mantodore se glacent en même temps. L’adolescent manque de hurler. Que fiche Talma ? Non, non ! Pourquoi a‑t‑elle quitté le rideau ?

Les yeux de Mantodore ont cligné avant de s’immobiliser. De l’autre côté du bureau en acajou se tient une jeune fille de son peuple, au physique puissant et aux nattes en chignon.

La sortie est derrière elle.

Le fusil est dans sa main.

Ce cylindre de fer, fermement serré entre ses doigts calleux, brille dans la demi‑lumière clignotante du bureau. Elle le tient en joue.

« À genoux », lui ordonne‑t‑elle, atone.

Valère se remémore à peine son propre nom. Il vient seulement de comprendre ce que contenait l’étrange sacoche de Talma, ce qu’elle vient de déplier et réassembler. Mantodore courbe toujours un coin de feuille entre le pouce et l’index. Ceux‑ci ne tremblent point. Trois secondes durant, le vieillard dévisage Talma avec plus de mépris et de colère que Valère n’en a jamais vus. Puis, sans la moindre transition, il part d’un rire forcé :

« Je suppose que je ne peux m’en prendre qu’à moi‑même. Ce n’est tout de même pas ma première tentative d’enlèvement », tente‑t‑il d’un ton affable.

Il veut gagner du temps, et tâte les poches de son veston… sans doute à la recherche de son couteau, ou d’un pistolet. Avec horreur, Mantodore se rappelle qu’il a jeté son pardessus à un parent d’élève, une heure plus tôt.

« Mettons mon inattention sur le compte de la fatigue… Je vieillis. Mais tout de même, félicitations, ma chère… Chère qui, au juste ? »

Valère, toujours à l’arrière‑garde, ne discerne rien de l’expression de Talma. Pourtant le visage de Mantodore vaut tous les miroirs du monde : avec la peur, son arrogance s’effondre.

« Très bien, se résigne‑t‑il. Après tout, c’est sans intérêt, je me trompe ? L’important, c’est que je peux faire de toi une femme riche. Si j’ai survécu toutes ces années, c’est que je paye bien ! Non pas que je te juge ! Quelque part, je respecte les exécutants comme toi. »

L’expression se veut pragmatique, mais ses propos trahissent une instabilité croissante.

« Pas tes employeurs, qui, soyons honnêtes, vont se partager la majeure partie de la rançon et te laisser sur la paille », s’indigne‑t‑il en tapant‑il du poing sur la table.

C’est fort. On jurerait qu’il est passé par là, lui aussi, et qu’il n’admet pas qu’on exploite ainsi les petites mains qui débutent dans le milieu. Cependant son interlocutrice, fixe, colossale, dressée à l’exact centre de la pièce, reste aussi imperturbable qu’une statue de marbre. Talma entend le faire suer.

Mantodore se frotte les mains, pour se porter chance. Il fait racler le fauteuil du proviseur sur le sol ciré, se lève :

« Passons au sofa et discutons cinq minutes, va… Je vais te faire un joli petit chèque en blanc. Tout ce que je te demande en échange, c’est l’identité de ceux qui t’emploient… »

Pianotage de mains sur la table. Mantodore y lorgne un stylo‑plume ; va‑t‑il s’en servir pour signer un contrat ou le planter dans l’œil de Talma ?

« Certes, tu devras trouver du boulot ailleurs ! Mais, ça tombe bien, j’ai dans l’idée de licencier tout mon service d’ordre… Celui‑ci ne mérite pas son salaire, la preuve. Et je compte former des milices, sous peu ! Tu pourrais y avoir un poste à responsabilité.

— À genoux. Ne me force pas à te les briser en morceaux », articule Talma, comme pour se faire entendre d’un vieillard dur d’oreille.

À ces mots Mantodore déglutit, les yeux plus papillotants à chaque seconde. Tout son corps semble sur le point de basculer en arrière. Sa jambe gauche, de mauvaise grâce, finit par ployer. La seconde s’abat d’un bruit lourd. Vidé de sa vanité, il se meut avec la maladresse d’une tortue sans carapace. Talma, pour tout remerciement, avance vers lui en levant sa carabine.

« Lynx, c’est quoi ce délire ? Arrête », s’affole Valère qui surgit de derrière le rideau.

L’homme tente d’alerter ses gorilles, de se protéger le visage… mais Talma, qui a anticipé ses mouvements, le frappe de son fusil le long des côtes. Sa cage thoracique percutée étouffe son cri. À peine a‑elle porté ce coup qu’elle se met à cogner l’autre flanc. Puis les dents. Puis le crâne. Mantodore s’écroule, sans plus d’agitation qu’une pierre au fond d’une onde. Sa bouche, barbouillée de sang, l’empêche d’appeler à l’aide. Talma en profite pour sortir de sa poche un long filin métallique qu’elle noue autour des poignets, solidement ligotés derrière le dos. Elle se sert du foulard qui devait cacher sa propre identité pour bâillonner la victime. Les traits dissimulés sous le tissu, le magnat prend l’expression d’un condamné à mort.

Tout s’est passé trop vite pour prendre la moindre décision rationnelle. Valère se sent sombrer dans un cauchemar aux ramifications infinies.

« Ce n’était pas le plan, gémit‑il.

— Que si ! Calme‑toi… Tout se passe très bien, jusque‑là. »

La hauteur du plafond emplit sa voix de solennité. Valère, décontenancé, ne peut lui adresser que de pitoyables reproches tandis qu’elle saisit sa proie par le col de chemise :

« Tu m’avais dit que notre mission consistait à voler des documents !

— TA mission. Une fois rendues publiques, toutes ces preuves nous seront très utiles… mais pas suffisantes, j’en ai peur. »

En empoignant Mantodore, elle lui intime de marcher sans faire d’histoire. Un coup de pied dans son mollet gauche suffit à le motiver.

« Cette enflure s’est rendue coupable de graves crimes, Lucas. Celui qui a nui à son peuple sera jugé par son peuple… Je l’emmène au Conseil Supérieur de la Dissidence, notre gouvernement en exil, où il doit être jugé par ses pairs. Ce n’est pas un rapt, Valère. C’est une arrestation. Je réussirai là où cet honorable sous‑préfet de police a échoué. »

Puis elle désigne de sa main libre la pile de papiers oubliée sur le bureau, ainsi que les sacoches, dans l’idée que Valère s’en charge.

« Rentrons, décrète‑t‑elle d’un sourire satisfait. Le plus dur est fait… On forme une bonne équipe, tu ne trouves pas ? »

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Neila
Posté le 28/12/2024
La douche froide. Je comprends la logique de Talma et de la Dissidence, et je suis d'accord pour dire que Mantodore devrait être jugé, mais s'ils font ça comme ça... Ça va pas servir leur cause. :/ Même s'ils présentent des preuves accablantes de sa culpabilité, je sais pas. Je pense que les gens seront trop offusqué que la Dissidence l'ait enlevé pour réellement prêter attention aux faits. Mauvais move !

Valère se retrouve dans une situation de plus en plus compliquée. Reste à voir s'il va accepter "l'arrestation" de Mantodore ou s'il va s'y opposer. J'ai pas envie de le voir se battre contre Talma moi. ToT C'est trop vilain ça !
Arnault Sarment
Posté le 28/12/2024
Il y a plusieurs raisons pour lesquelles Talma et ses alliés au sein de la Dissidence ont décidé d'enlever Mantodore, ce srra expliqué dans un autre chapitre. Toujours est-il que Valère se rend compte que le petit groupe de jeunots dirigé par Talma, et dans lequel sont inclus Olibée / Nélée / Ino, ne sont pas forcément représentatifs de ce que fait et pense la Dissidence en réalité. Talma demeure leur seul contact avec l'organisation et elle leur fait un peu croire ce qu'elle veut pour parvenir à ses fins. La seule fois où Valère a rencontré des "cadres supérieurs" de la Dissidence, il ne comprenait pas leur accent et Talma faisait la traduction... Coïncidence ? Je ne crois pas.

Même si la cause de la Dissidence est juste sur le papier, ça ne l'empêche pas d'être une organisation politique et militaire avec tous les travers que ça peut engendrer. Talma l'a même admis, ils n'ont pas hésité à commettre des actes de terrorisme dans le passé (avant de se raviser parce que c'était contre-productif en termes d'images). J'essaye de ne pas trop idéaliser les mouvements de résistance et la notion de "guerre propre".
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