Faute d’autre option, Valère assure le rituel de transfert. Talma maintient Mantodore en lui tordant le bras ; l’espace se déforme à nouveau, et ils passent à trois de l’autre côté du mur. Une fois atterris, bon an mal an, ils se relèvent sans attente.
Ligoté mains derrière le dos, l’homme se débat quelques secondes. Pour la forme. Son bâillon s’est décroché lors du court passage dans l’Astral ; il parvient à ricaner, en suçant sur sa lèvre supérieure l’excédent de sang caillé :
« De la magie… Il fallait au moins ça, pour me capturer. Et vous en aurez besoin pour survivre ! Je vous ferai crever les yeux… Ensuite ce sera la langue, puis les doigts, le nez… Plus personne ne vous reconnaîtra. Les lépreux retrouveront le sourire rien qu’en vous regardant.
— Mais oui, mais oui », le félicite Talma d’une calotte sur la nuque.
Sous le choc, Mantodore crache : on entend un éclat d’émail dentaire cliqueter sur le sol. Mâchoires, arcades sourcilières… Ce qu’on peut saigner, à ces endroits‑là !
« Marche, nous aurons tout le temps de bavasser plus tard. Et n’essaye surtout pas d’alerter quiconque. Ça vaut aussi pour toi, Lucas, tance‑t‑elle ce dernier. Je t’avais pourtant ordonné de ne pas l’ouvrir. »
L’intéressé grogne ; elle lui a parlé avec autant d’autorité qu’à sa proie. Mantodore fera‑t‑il le lien entre la voix de son ravisseur et le jeune Sceau qui a perdu ses moyens dans la grande salle d’examens ? Difficile à déterminer. Le vieillard, pour l’instant, se contente de pas faiblards dans la direction imposée. En plus de sa sacoche, Valère doit porter celle de Talma : c’est celle qui contient tous les documents qu’ils ont volés, maintenant qu’elle a sorti son arme.
Une voix forte surgit alors à une vingtaine de mètres :
« Citoyen ! Tout va bien ? »
Un membre du service d’ordre. Des coups sourds s’abattent sur le huis du bureau du proviseur ; Mantodore tente d’appeler à l’aide, mais Talma lui fourre son bâillon en travers de la bouche. Une fois le foulard refixé, elle lui coince son canif sous la gorge et le tire en arrière d’une leste clef de bras :
« Vite, ils vont défoncer la porte ! »
Les coups se répètent, plus brusques : hors de question de traîner ici. Valère suit Talma qui dévale la cage d’escalier tant bien que mal, en poussant Mantodore devant elle…
Ils ne peuvent reprendre le même chemin qu’à l’aller. Plusieurs endroits déserts quelques minutes plus tôt se sont repeuplés : toutes sortes de gens y courent, une lanterne à la main. Valère se demande pourquoi. Et leur prisonnier, docile, n’en laisse pas moins tomber sur le carrelage des gouttelettes rougeâtres, comme autant de petits cailloux semés. Talma hésite à l’assommer, mais Valère, d’une mimique, l’en dissuade : traîner Mantodore à deux ne ferait que les ralentir… Alors elle tape de sa matraque improvisée en plein sur les reins du prisonnier, pour le forcer à marcher plus vite.
Cependant ils dénichent un couloir vide ; les domestiques l’ont abandonné. Que s’est‑il produit, pour qu’ils se précipitent vers d’autres parties du bâtiment ? Le même imprévu, peut‑être, qui a retardé le proviseur et ses consorts… Le Diamisse a même demandé à Ducasse d’aller les chercher, il ne s’attendait pas à attendre. Quelle chance pour Talma de l’avoir trouvé seul dans ce bureau, avant le rendez‑vous !
Ils s’enferment ensuite dans l’infirmerie : quelques serviteurs s’agitent encore dans la cour attenante. Ceux‑ci beuglent des ordres, se récriminent, puis repartent. Valère aperçoit le passage que Talma a dégagé d’un coup de pied un peu plus tôt.
Arrivé à mi‑chemin, il se fige en croyant entendre un bruit métallique.
Des pièces de fer s’entrechoquent, portées par des pas malaisés.
Il faut agir ! Valère s’élance au‑devant du danger ; il espère laisser à Talma le temps de cacher leur otage. Pas d’autre choix que de foncer dans le tas et de prier pour s’en tirer indemne… À moins de lancer une invocation.
Lorsqu’il entrevoit une silhouette humaine par la porte, il ne tergiverse pas. Avec un peu d’élan, Valère se retourne, fait face de son épaule et la porte en plein sur l’ennemi.
Hors‑jeu !
Et rude choc : il vient de percuter le paquet tenu à bras‑le‑corps par son adversaire. Celui‑ci perd l’équilibre, écrasé d’un seul bloc par la masse de l’agresseur. Il chancelle. Le type écroulé répand sur le sol ce qu’il transporte, dans une cacophonie de tintements outrés… Valère n’a pas même mal au bras. Le mage se penche sur lui et lui prend le visage à pleine main pour le neutraliser :
« Anges des roseaux pensants, chuchote‑t‑il. Daignez‑moi détruire…
— LUCAS !!! C’EST QUOI TON PROBLÈME ? »
Valère s’arrête : la voix semble jeune, plus familière qu’il ne l’avait escompté.
« Tout va bien. Lâche‑le », implore avec prudence Talma, postée derrière.
Il met plusieurs secondes à reconnaître la figure de Nélée sur le carrelage. Sonné, étalé, il puise dans sa colère de quoi rattraper sa vulnérabilité. Deux épais tubes métalliques se sont échappés de ses bras. Ce sont des fusils, enveloppés d’une couverture qui n’a pas masqué le vacarme du plomb sur le marbre.
« Belle réactivité, Lucas, concède Talma. Mais ne te précipite plus comme ça… et aide‑le à se relever, enfin ! »
Embarrassé, Valère obéit… Nélée accepte sa main de mauvaise grâce. Sa contenance retrouvée, ce dernier récupère les trois armes à feu, croisées par terre comme un mortel jeu de jonchets prêt à exploser. Quelques‑unes des carabines de contrebande jadis cachées dans la tombe de Catrée Quatre‑cent‑coups. Talma range son couteau et remercie Nélée :
« Tu as mis du temps à nous rejoindre… Un problème, devant ?
— Juste une ῥυάχετος [1] vers la sortie, frissonne‑t‑il. Ça barde, là‑bas… Je ne crois pas qu’on va pouvoir filer sans être vus. J’ai essayé de trouver une fenêtre, mais des passants se sont attroupés partout dans l’avenue !
— Il nous faudra un fiacre… Tu as bien fait de nous amener des armes de rechange. Pour l’instant je n’ai pas eu à me servir du fusil, mais on ne sait jamais. »
Elle attrape au vol l’étui à munitions que Nélée lui lance. Sa main libre continue de tenir en respect Mantodore, qui n’a l’air guère ravi par ces renforts. Et le binoclard de brandir devant Valère le cylindre de l’arme, avec plus de ferveur qu’un cierge.
« Prends ça. Pour ta protection », ordonne Talma.
Le Pluve avale sa salive. Ces pétoires ne devraient pas l’effrayer, il a appris le métier de l’artillerie dans ces murs. Les professeurs de tir lui ont tout dit des procédures de sécurité à respecter, des positions à prendre pour viser sans effort, de l’entretien à effectuer… Au lycée Brice Noy, on apprend à monter et démonter un fusil les yeux fermés, sous peine de redoublement. Nombre d’élèves rejoindront la police, l’armée, voire le CSP pour mettre ces connaissances en pratique. En Diamisse, on se retrouve toujours à l’un ou l’autre bout du canon. Indifférent, et non neutre. Passif, et non innocent. Pour cette raison, Valère décide d’accepter l’arme qu’on lui tend. Il fait pivoter ses deux sacs sur une épaule, en bandoulière. Le bois et le métal lui glacent la main.
Nélée, de son côté, inspecte la piteuse allure d’Élisée Mantodore :
« Tu l’as sacrément arrangé, notre métèque milliardaire… Tu ne crois pas que tu y prends trop de μιαιφονία, [2] Lynx ?
— Non, je crois que tu te laisses attendrir, se défend celle‑ci. Allez, aux écuries. »
Elle fait avancer Mantodore qui gémit, l’engin de mort coincé entre les omoplates. Un ver au bout d’un hameçon. Nélée et Valère les suivent sans autre commentaire. Après un moment, leur groupe parvient à l’angle d’un couloir : ils se rapprochent du vestibule principal, et donc de la grande salle d’examens. Dernière étape avant la cour de service, les chevaux, le coche… pour sortir de cet enfer.
Des exclamations résonnent, pas très loin. Ce brouhaha nourri présage d’une présence soutenue aux abords de la réception. Valère s’arrête et siffle ses alliés, pour leur adresser un regard entendu. Comment échapper à la vigilance du personnel ?
« Eh, vous ! »
Valère n’a eu que le temps d’entendre cette voix imprévue. À peine s’est‑il retourné dans sa direction qu’un fusil s’est déjà déclenché.
Coup de tonnerre.
L’homme qui a surpris le commando recule, sans même hurler. Poussé contre un mur du corridor par la violence du choc, les mains serrées sur sa jambe, il se cogne la tête contre un luminaire en laiton. Son de glas. Cabré, recroquevillé, l’importun s’écroule.
Talma et Nélée, eux, tiennent droit leurs carabines. L’une d’elles fumante, et maintenant plus légère que l’autre. Souffre et chaleur envahissent l’atmosphère confinée du couloir… L’odeur du salpêtre camoufle celle de la craie.
Valère agglutine ses mains sur son arme. Il s’est transi d’horreur en reconnaissant l’homme, non, le garçon : c’est Florent. Son vieil ennemi des cours de récréation. Le pauvre hère, touché à quelques centimètres du genou, déverse une mélasse plus noire que rouge qui poisse son uniforme blanc. Sa bouche n’exhale qu’un souffle lugubre et aigu. Lui et Valère ont quinze ans. Ou quinze ans et demi ? Chacun des Diamisses s’est tétanisé. Même Mantodore, pourtant indéchiffrable derrière son foulard, a viré au vert.
« Fouine, s’exaspère Talma. Était‑ce VRAIMENT nécessaire ?!!!
— Je n’ai pas réfléchi, glapit celui‑ci. Je ne l’ai pas… fait exprès.
— Πάξ [3] ! »
Que fait cet élève près des salles de classe, à une heure pareille ? Ah, oui. Évidemment. Les toilettes… Quatre ans plus tôt, Florent a fait à Valère un croc‑en‑jambe deux escaliers plus loin. S’il ne s’était pas fait renvoyer, ils suivraient encore des cours dans les mêmes salles de classe…
« On a dû nous entendre », murmure Talma.
En effet, Olibée débarque à ce moment‑là. D’un pas affolé et inégal, il découvre Nélée qui a toujours la main sur la gâchette. Olibée, qui s’arrache des cheveux bouclés, explose :
« Mais qu’avez‑vous FICHU ?!!!
— Notre travail, le menace Talma. Et toi, as‑tu fait ce qu’on t’a demandé ?
— Mais enfin, Lynx, il y a un gosse qui…
— Réponds !
— J’ai… dit aux pions que j’avais vu des élèves fumer dans les couloirs, pour les distraire, mais…
— Parfait. Ceci n’est qu’un contretemps, promet‑elle en désignant le garçon blessé. As‑tu fait sonner le beffroi ?
— Zébédée a dit qu’il s’en chargerait, ça… Ça ne devrait plus tarder. »
Qui est ce Zébédée ? Un des autres Dissidents infiltrés ici, probablement… Talma a donc partagé cette information avec Olibée mais pas lui. Elle lui a caché tant de choses… mais la volonté de leur cheffe demeure leur seul rempart contre la folie. Son plan parcellaire et compartimenté ne souffre aucune forme de remise en cause. Elle ne les trahira pas. Elle ne les décevra pas.
Comme pour acquiescer à ce mantra, un carillon se met en branle. Ses cloches égrènent une suite de percussions pataudes, graves. Le beffroi de la ville proclame sa sentence, deux lieues à la ronde. Chacun, à Carat, connaît cette suite musicale : c’est celle des exercices d’alerte.
« La voie est libre, se réjouit Talma. Bon, occupons‑nous des dégâts collatéraux… »
Celle‑ci s’approche enfin de la victime exsangue. D’une pichenette, elle révèle la baïonnette pliante cachée sous le calibre de son arme et agace un lambeau de chair rouge. Florent, qui tombait jusque‑là dans l’inconscience, répond par une plainte déchirante. La Diamisse ressemble à ces éboueurs qui amassent, dans les rues, les détritus au bout d’une pique. Elle sourit et retire doucement la pointe en fer de la plaie en charpie :
« Pas trop grave. Tu remarcheras, petit briqueux. Enfin… Si tu restes immobile. Serre‑moi cela et ne t’égosille pas, quelqu’un finira par te trouver.
— Écoute, il faudrait vraiment qu’on se taille, là, la supplie Nélée.
— Tu es fou, s’indigne Olibée. Il va se vider, ou s’infecter…
— Oui, mieux vaut ne pas le laisser là. Mais je ne peux prendre le risque qu’il crie et nous grille, ton grand‑père aurait compris cela… Lucas, il va falloir l’assommer, fait‑elle sursauter Valère. Mets‑lui un bon coup de fusil sur le crâne. C’est un des tiens, je préfère que tu t’en charges. »
La bouche du mage, béante, ne renvoie aucun son. Olibée fuit son regard. C’est tout ? Talma compte s’en remettre à la chance ? Il n’y a aucune garantie que quelqu’un tombe sur un corps à demi‑sonné et appelle les secours… Fâchée de son absence de réponse, Talma hausse la voix et désigne l’arme qu’il tient en main :
« Si tu ne t’en sers pas, donne‑la à Hoir, qu’on en finisse ! Bon sang, tu tiens ça comme un ξυλοσπόγγιον… [4] Bouge‑toi, un p… »
Sa phrase se coupe alors que Valère lui jette le fusil sur la figure.
Il en profite pour détaler. Le foulard lui bloque la respiration : il le jette à terre. Aucun des autres Dissidents n’ose lui courir après, malgré leurs protestations.
Une minute lui suffit pour retrouver les portes monumentales du gala. Mais le beau monde en train de déguerpir lui bloque le passage à contresens… Quel tohu‑bohu ! Un maelstrom de robes froissées se hisse par‑dessus les marches. Des escarpins boitillent sur les dalles de marbre. Chaque représentant du gotha se presse de sortir pour répondre à l’appel du beffroi, verre ou cigare à la main, liqueurs et cendres renversés à chaque pas. La bonne société pluve joue des coudes, toute étiquette perdue. Au loin, les lustres continuent d’éblouir une piste de danse sans musiciens ni clameurs. La fête est finie.
Une fois dépêtré de ces invités, Valère repère un groupe de trois armoires à glace et se débarrasse de son foulard. Postés à la rambarde supérieure dans une attitude scrutatrice, ces gardes comptent les convives qui descendent vers la grande cour du lycée pour un rassemblement. Leurs ombres dominent les escaliers de la scène. Les sentinelles veulent éloigner Valère, mais celui‑ci insiste :
« Il y a un blessé ! »
Ainsi débute‑t‑il une histoire de farce ayant mal tourné et de classe fermée à double‑tour. N’importe quel individu sain esprit douterait de cette fable ; mais les grandes personnes ont ce don de régler les problèmes des adolescents sans vraiment s’y intéresser. Les trois gorilles s’empressent donc de lui couper la parole ; ils partent ensuite chercher Florent à l’endroit que Valère leur a indiqué. Pas idéal, comme solution, mais il faut bien que quelqu’un procure à Florent les premiers soins… même si les Dissidents ne pouvaient s’en charger sans compromettre leur mission. L’adrénaline a fait perdre tout son sang‑froid à Talma. Plus tard, à tête reposée, elle lui donnera raison pour cette incartade au plan.
Reste, bien sûr, à espérer que son groupe évite ces nouveaux arrivants et trouve une autre sortie… Ils n’ont que quelques minutes pour disparaître. Tôt ou tard, quelqu’un dans l’établissement se rendra compte de ce qui a cloché. Les hommes de main de Mantodore doivent fouiller les lieux à la recherche de leur patron… quoique tout cela ne concerne plus Valère. Il doit rejoindre les écuries à temps !
Mais il n’a pas franchi quatre marches qu’il refait une rencontre imprévue. Enrouée, la voix de Savinien se répercute entre les balustrades. Il remonte les marches, épouvanté, hagard :
« Malmort ! Je t’ai cherché partout ! »
Valère prend alors conscience qu’il porte toujours à l’épaule sa sacoche à ingrédients magiques… ainsi que celle de Talma. Mince ! Celle‑ci vient de voir un de ses agents filer avec les preuves qu’elle s’est donnée tant de mal à obtenir… Il a oublié de les lui laisser ! Mais Savinien, par chance, n’a pas relevé la présence de ces sacs. Il serre Valère dans ses bras, et, tourneboulé, ahane :
« J’ai reporté mon récital mais les cloches ont sonné durant l’entracte alors je me suis inquiété mais le portier m’a dit que tu n’avais pas quitté l’enceinte du lycée donc Lausanne a repéré ce serveur avec qui tu avais parlé et j’ai essayé de le suivre mais je l’ai perdu de vue dans les couloirs et…
— Pardon, Vinny, je t’ai inquiété… Je m’en vais bel et bien, là. Tu peux redescendre dans la cour avec les autres pour l’exercice.
— Quel exercice ? Bon sang, Val, le local à poubelles est en feu ! Ils sont en train d’évacuer tout le monde !
— QUOI ?!!!
— Les domestiques ont d’abord cru maîtriser l’incendie, mais… Eh, attends ! Reviens ! Val ! »
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[1] ῥυάχετος – « cohue »
[2] μιαιφονία – « jubilation »
[3] Πάξ – « La ferme ! »
[4] ξυλοσπόγγιον – « balai-chiottes »