Chapitre XXXVIII

Point de vue : elle

Ça me tue qu'il agisse de cette façon, sans prendre le temps de réfléchir aux conséquences. Ça me désespère et ça m'exaspère ! Je ne sais pas quoi dire de plus. J'aimerais lui donner un bon coup de massue pour qu'il se réveille, qu'il se rende compte ce qu'il fait. Ses parents n'étaient certainement ni prêts à entendre, ni à comprendre et encore moins à accepter ce discours sur l'écriture. Andrew a beau avoir l'âge de se choisir un avenir, ils aiment avoir le contrôle sur lui et sur l'image qu'il renvoie d'eux. Quelle connerie de leur avoir dit !

J'aurais voulu pouvoir l'arrêter dans son élan. Mais sans provoquer la mort de quelqu'un, je ne vois pas comment faire. J'aurais pu simuler une mort, juste pour détourner l'attention. Encore une fois, est-ce que ça vaut le coup de déclencher un drame ? Pour une fois que je me contrôle et que j'évite les conneries.

Je devrais être fière de moi pour une fois. Mais peut-on être fière de soi quand on tue des milliers de personnes, tous les jours, depuis des décennies ?

Je vois de la déception dans les yeux de son père. Il n'a pas l'air très heureux en tout cas. Sa mère semble mieux le comprendre mais n'ose pas le montrer par peur de contredire son mari. Je ne sais pas si c'est de la peur mais je suis sûr que c'est à cause de lui qu'elle ne le fait pas. Andrew s'impatiente. Il en a marre. Attendre ces paroles qui ne viennent pas même si cela risque de fortement lui déplaire . Je le comprends. Il pourrait partir maintenant, laisser son assiette sans la terminer. Si ça ne tenait qu'à lui, il le ferait. Ce silence pesant, oppressant. Ça ne semble pas trop déranger ses parents par contre. Sa mère tente de lancer une discussion sur le temps qu'il fait, en vain. Ils continuent de manger sans vraiment prêter attention à ce qu'ils mettent dans leur fourchette.

Je m'ennuie. J'en profite pour planifier les prochaines morts, histoire de passer le temps. Je laisse mon regard vagabonder de pays en pays puis de ville en ville sur la carte pour trouver mes cibles. J'en provoque certaines sur le moment. Je dépose mes poudres, la couleur dépend de ce que j'ai choisi. Une épidémie dans un village d'Afrique. Je ne sais pas encore quelle maladie. D'habitude, ça fonctionne bien. L'épidémie s'étend rapidement. Le gouvernement et les autres pays le remarquent sans agir pour autant. Ça aussi, ça me laisse toute abasourdie. Ce peu de solidarité. Quand ça va en-dehors de nos frontières, quand ça nous concerne pas, y a plus personne pour aider. On attend que les gens crèvent de faim, de soif ou de maladie. Ou alors on attend qu'ils se prennent une balle à cause de la guerre. Au final, ça nous importe peu. Le monde meurt devant vos yeux qui ne bouge pas d'un millimètre. Vous restez à vous observer mourir les uns les autres comme vous regarderiez des animaux se faire égorger sans pitié mais avec toute la cruauté que ça comporte. Et quand la vie a déserté la zone, vous vous emparez des terres et des richesses. Vous me répugnez, en fait.

Andrew finit son plat. Il laisse vingt euros sur la table. C'est plus qu'il ne doit. Il s'en moque, après tout. Pas un mot échangé depuis. C'est pas très étonnant. Il dit au revoir. Amertume et regrets se mélangent. Le regret de ne pas avoir pu discuter et échanger avec eux. Ils sont fermés d'esprit sur ce genre de choses. Ils sont fermés sur bien des choses d'ailleurs. Il est déçu. Il espérait passer un moment agréable avec ses parents. Après les événements passés ces derniers jours. Mais non, ça ne s'est pas passé comme ça.

Il se demande pourquoi il était si heureux de les voir quelques heures auparavant. Les revoir dans ce restaurant où ils avaient passé tant de temps autrefois. Il se demande pourquoi toujours essayer de retrouver le passé. Ça fait mal la plupart du temps, ça n'amène à rien la plupart du temps. Pourquoi essayer de ressentir toujours les mêmes émotions, revivre les mêmes événements. Il y en a pourtant des milliers d'autres. Etait-ce nécessaire de se revoir tous les trois ? Ils leur fallait encore du temps pour digérer l'enterrement de sa grand-mère. Il a l'habitude de toujours choisir le mauvais moment. Il n'a pas dérogé à cette règle.. Il n'aurait pas dû venir, il le sentait, un pressentiment.

Il traîne sur la route. Ses yeux errent de bâtiment en bâtiment. Ils s'arrêtent sur certains endroits. Il a toujours de la musique dans les oreilles. Les frottements de ses chaussures résonnent sur le sol. Il marche lentement. Il est moins rapide que d'habitude. Il n'est pas pressé de toutes façons. Il ne sait pas s'il a envie de pleurer ou s'il a besoin de crier. Il est perdu, tout simplement. En fait, il aimerait s'occuper les mains et la pensée. Le temps de quelques instants, occuper son esprit vide.

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Niels
Posté le 15/06/2022
Bonsoir ! Me revoilà :)

J’ai trouvé ça très intéressant d’avoir le point de vue de la Mort sur l’humanité et son hypocrisie, son égoïsme – la routine des poudres donne un visage encore plus « répugnant » à cette hypocrisie, car elle met d’autant plus en exergue la fragilité d’une vie. Je continue à suivre l’histoire avec plaisir, en espérant que Andrew arrivera à se dépêtrer de tous ses soucis (il n’a vraiment pas de chance, le pauvre !)

Les coquilles que j’ai repérées :

- Il* leur fallait
- De toute* façon*
InTheKiosk
Posté le 22/12/2022
Hello !
Je suis très heureuse de savoir que les révélations que peut avoir le point de vue de la Mort...(non, c'est vrai que je ne lui ai pas fait de cadeaux)
Merciii pour les coquilles
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