Point de vue : elle
Il comprend enfin ce qui se passe. Il commence à démêler toute cette histoire. Il ne lui reste plus qu'à m'accepter pour qui je suis. Il ne m'a pas encore attribué de nom, ni mis un mot sur ce que je suis. La Mort. Mais il saura bientôt. Je suis contente, je sais que c'est le bon. J'en suis sûre, Je le sens, ça saute aux yeux. Maintenant, il faut que je trouve comment le lui annoncer. Je ne ferai pas comme la Précédente. Je ne me sens pas trop, de lui faire face. Je crois que je vais devoir utiliser le téléphone pour lui demander. Au moins, je suis sûre qu'il le regardera.
La Mort et moi. Ce livre m'intrigue beaucoup. Il faut que je le regarde de plus près parce que ça pourrait m'aider. On ne sait jamais, tout est bon à prendre. Même si ça ne semble pas vraiment passionner Andrew.
Au début, on suit une jeune fille d'une quinzaine d'années, je dirais. C'est écrit sous forme de journal intime. Elle y écrit ses histoires et ses chamailleries avec ses copines, son premier chagrin d'amour, ses rêves dans la vie. C'est peu intéressant. Je lis quelques pages après celle à laquelle Andrew s'est arrêté. Elle est devenue orpheline du jour au lendemain. Elle essaie de reprendre goût à la vie, même si ça reste vain pendant un certain temps. Elle fait des rêves assez bizarres où les gens meurent. Elle ne comprend pas ce qui se trame dans sa tête. Elle met ça sur le compte des histoires d'horreur que ses amies racontent entre elles. Puis, il y a toujours cette femme mal habillée et toute sale. Elle doit encore être une de ces peurs sans importance. Elle reçoit une lettre qu'elle prend le temps de lire. Il y a les photos des cadavres dont elle connaît déjà les visages. Cette femme si mystérieuse vient lui expliquer. Les détails arriveront dans la journée et l'histoire s'arrête là, brusquement. On n'en sait pas plus.
Ça ressemble à ce qui m'est arrivé avant que je me transforme. Les problèmes de filles, l'orphelinat. Un peu toute l'histoire, en fait. Il n'y a que les petits bouts dont je me souviens qui collent. A moins que tout ça ne soit qu'une illusion. Après tout, j'ai peut-être lu ce livre chez quelqu'un et je me suis approprié l'histoire. Tout serait mélangé dans mon esprit, j'aurai pris tout ça pour une réalité. Ma réalité. Je ne saurais plus démêler le vrai du faux. Je crois que je vais devoir m'accoutumer à cette possibilité, m'habituer à ce que ce sur quoi je me base depuis toujours ne soit qu'un leurre. Que ce ne soit que le rêve d'une vie que je n'ai jamais vécue. Ou alors, j'ai vraiment écrit un journal intime quand ça m'est arrivé. Il aurait pu être retrouvé dans mes affaires quand je suis partie. Quelqu'un l'aurait fait publier. C'était chose facile, il n'avait pas à écrire ni à inventer une histoire. C'est aussi une solution envisageable. Et puis, ça ne me servirait à rien de savoir. Je suis morte il y a bien longtemps. Tout le monde m'a oubliée. Démêler le vrai du faux ne fera en rien avancer les choses.
Tu peux venir au bar en bas de ta rue ? Il faut qu'on parle. C'est envoyé. Je serais à la place d'Andrew, je ne sortirais pas de chez moi parce que je ne serais pas rassurée. Même si je voulais des réponses. Il affiche une mine perplexe quand il regarde son téléphone. Il ne sait pas quoi penser. Il prend ses clés au passage. Pas de veste, pas de sacoche. Juste lui, ses clés, son portable et son argent. Il n'a pas mis beaucoup de temps à se décider. Ces actions irréfléchies pourrait lui porter préjudice un de ces jours. Je n'ose pas imaginer ce que ce sera quand il me remplacera .
Il dévale les escaliers. Il descend la rue pendant quelques mètres avant d'arriver au bar. Il s'assoit à la terrasse malgré le froid qui s'engouffre au bout de ses doigts. Il attend un long moment en tremblant. Il tourne la tête. Le ciel est strié de jaune, d'orange et de rouge. Soudain, de la fumée se dégage dans le ciel. L'odeur du brûlé le prend aux tripes, au point de lui retourner l'estomac. L'air est oppressant. Andrew tousse jusqu'à s'en écorcher les poumons. Il sent planer au-dessus de lui une ombre d'un noir sombre portant des habits en lambeaux. Il me regarde fixement, en suffoquant. J'ai déjà déposé ma poudre sur les murs, sur le sol. Un peu partout. Tout s'effondre, ça s'arrête ici pour lui. Il entend des cris. Des gens qui courent et qui s'affolent. Toute cette panique autour de nous. Tout s'écroule sous le poids du feu. Il ne sait pas comment sortir d'ici. Il s'allonge sur le sol, recroquevillé sur lui-même. Deux personnes sont agenouillées à ses côtés. Il a mal au crâne. Il n'est pas encore mort. Sa respiration est saccadée. Le son des ambulances se mêle au bruit des camions de pompiers et à la cacophonie des voitures de police. Ils ont fait plus vite que prévu, pour une fois.
Cette fois-ci, ça n'est pas une vision. Il le sait, il l'a bien compris. Après ça, il ne sera plus le même. Il sera un autre Andrew. Moralement et physiquement. Comme un double de lui-même. Il sait qu'il sera transformé à jamais, qu'il aura quelque chose de nouveau en lui. Quelque chose de puissant, qui n'a pas de prix. Il sait parfaitement qu'il y aura des sacrifices à faire. Pas de doute là-dessus. Mais peu importe. Pour lui, sa vie est déjà bien foutue. Comme la mienne avait pu l'être autrefois, comme celle de tant d'autres autour de nous l'est aussi.