— C'est quand même super beau...
— Ouais. Mais elle se la pète un peu non ?
— C'est que t'a jamais vu Notre-Dame de Paris. Elle, elle se la pête. Bon, moins depuis qu'elle a cramé quand même.
Samuel mord dans une bretzel gratinée au fromage. C'est à la fois sec et gras, très salé, absolument délicieux, surtout qu'il n'a quasiment rien mangé ce matin. Corentin se dévisse le cou à regarder la cathédrale de bas en haut.
— C'est la même pierre qu'à la gare de Schirmeck, non ?
— Ouais. Je crois que beaucoup de bâtiments ici sont construits avec.
— T'as l'impression que des chevaliers vont arriver d'une seconde à l'autre.
— Entre deux magasins de souvenirs ?
Le boulanger a oublié de lui fournir une serviette en papier. Samuel finit par s'essuyer les mains sur son jean. De toute façon, ils feront une nouvelle lessive avant de repartir dans deux jours.
Enfin la mère d'Alex fera une nouvelle lessive. Il faudra qu’ils lui trouvent un petit cadeau ou quelque chose.
Les deux amis font le tour de la cathédrale comme de simples touristes. D'ailleurs, Samuel s'attendait à ce qu'il y ait plus de monde. Ils sont dans une ville très touristique après tout. Mais ça doit être comme à Paris : il n'y a plus ni Américains, ni Chinois, ni Japonais, et a priori les Italiens non plus ne sont pas revenus. Ça a tendance à faire baisser les chiffres.
— Il est où ton rendez-vous ? demande Corentin.
Un mec l'a contacté sur Instagram pour lui acheter un dessin. Comme il avait annoncé sa venue sur Strasbourg, et que le type lui proposait un prix correct, Samuel a accepté. Ça leur paiera un plein d'essence. Voire une tournée de bière pour ce soir.
Ils marchent tranquillement jusqu'à une petite place en face d’une église, ou d'un temple, comme si Samuel arrivait à faire la différence entre les deux. L'endroit est un peu bizarre, avec des sorties de magasins, une boucherie traditionnelle, un parking, et apparemment un lycée.
Le rendez-vous est à onze heures, et ils doivent retrouver Alex et Pixie en milieu d'après-midi. Le temps pour Pixie de se remettre de sa nuit et d'accompagner Alex chez le médecin.
— C'est un vieux mais il est cool, leur a signifié Alex au petit-déjeuner (Il était retourné se coucher avec Mathieu avant que ses parents se réveillent)
Cela avait à peine rassuré Pixie, mais entre se farcir un nouveau médecin et continuer à survivre sans ses médicaments, iel n'avait pas trop le choix.
— C'est ce type, là ?
Corentin lui indique un mec d'une quarantaine d'années avec une barbiche et tout maigre, qui semble attendre quelqu'un. Samuel envoie vite fait un message à son futur client, histoire de vérifier, et bingo, le mec sort son téléphone de la poche pour vérifier sa notification.
— Il est louche, non ?
Samuel hausse les épaules. Mais en fait, il est assez content que Corentin soit avec lui. Même si c'est juste pour vendre un dessin, une vue à l'aquarelle du port de Perros-Guirec. Il a pris sa chemise à dessin avec lui, juste au cas où, mais c'est la première fois qu'il va rencontrer quelqu'un pour lui acheter, à part le père d'Alex.
Corentin a sans doute un instinct très fin, car le type a l'air déçu quand il les voit tous les deux. Même s'il cache très vite son ennui derrière un large sourire hyper hypocrite. Mais Samuel a fait des années de livraisons et de boulots merdiques depuis ses dix-sept ans : en matière d'hypocrisie, personne ne peut le battre.
Ah mais maintenant tout le dégoûte chez ce type, même s'il a l'air de sincèrement apprécier le dessin.
— Alors, rappelle-moi le prix ?
— 120 euros. C'est un original.
Samuel sent la main de Corentin se glisser autour de sa taille et son menton se poser sur son épaule. Il l'imagine avec sa tronche de petit voyou et son air de pas y toucher. Le type fouille dans son portefeuille. Sam a demandé un paiement en espèces.
— 150 euros, fait-il en lui tendant trois billets. Vous pourrez vous payer une bière en pensant à moi.
— C'est sympa. Merci !
D'un coup Corentin sort son propre portable de sa poche. Du coin de l'œil, Sam voit bien que l'écran est noir, mais l'autre ne le voit pas.
— On est en retard, il faut y aller !
Les salutations sont très rapides et les deux garçons dévalent une ruelle pour se retrouver sur la place Kleber, sous un grand soleil d'été.
Ils éclatent de rire.
Il faut plusieurs minutes à Sam pour retrouver son souffle et son sérieux.
— Purée, il avait plus de 200 balles dans son machin !
— Sûr, il voulait pas que ton dessin...
— Mais quelle angoisse.
Ils finissent par s'assoir sous un arbre.
— Tu vas faire quoi avec le bonus du coup ? demande Corentin.
— Eh bien...
Sam met de côté 100 euros :
— ça, c'est pour l'essence pour remonter jusqu'à Reims.
Le billet de 50 euros reste dans ses doigts :
— Là, 30 euros pour les bières de ce soir, mais c'est vous qui payez à bouffer. Et 20 euros pour me racheter du matos. J'ai vu, y'a un magasin d'art pas très loin.
— J'ai l'impression que rien n'est très loin dans cette ville...
#
La tarte flambée ne fait pas long feu.
Même celle version végétarienne pour Pixie, avec des champignons.
Et la bière... Il essaie de savourer sa pinte (une pinte !) mais c'est compliqué. Corentin et Alex n'ont pas son économie et ont déjà vidé leur premier verre. Pixie reste sur du coca.
— La maman d'Alex m'a conseillé d'éviter trop les abus pendant quelques jours, histoire de bien dormir et de récupérer plus vite, explique-t-iel. Elle est tellement adorable.
— J'ai cru qu'elle ne lâcherait jamais le vieux Joffrin quand il a émis l'hypothèse de ne pas te faire une ordonnance, fait Alex. Je l'ai rarement vu aussi tenace. Et pourtant, elle a menacé le collège de Mathieu quand ils ont voulu lui interdire de s'entraîner à la guitare pendant ses pauses déjeuner.
— Elle est terrible, je l'adore !
Pixie mord dans sa part de tarte avec entrain.
Samuel sourit ; iel lui a fait tellement peur cette nuit. Et il s'en est voulu. Avec Alex, ils s'étaient donné rendez-vous après minuit dans les escaliers pour être ensemble, ou plutôt pour s'embrasser, et il a laissé Pixie toute seule. Quel con...
— Fais pas cette tête Sam, fait l'intéressée. Ça devait arriver à un moment ou à un autre.
— Désolé, Pix, intervient Alex. Je pensais pas que ça allait aussi mal.
— Oui, t'avais parlé de ton connard de colocataire, ajoute Sam. Mais je pense... Je pense qu’on ne s’en est pas assez rendu compte.
En face de lui, Corentin fronce les sourcils. Samuel le voit prendre la main de Pixie dans la sienne. Tout naturellement. Comme il a mis son bras autour de sa taille quelques heures plus tôt.
Il fait souvent ça.
— Je vous ai dit qu'il est un connard qui fait semblant de vomir quand il me voit maquillée. Je ne vous ai pas dit qu'il a foutu une de mes palettes de maquillages dans les chiottes. Qu'il a mis du jambon sur l'étage du frigo réservé à Momo, que j'ai enlevé in extremis. Ou la fois où il a mis une de mes robes pour rigoler et qu'il l'a déchirée. Ou...
Sa voix se casse légèrement et iel reprend une gorgée de coca avant de reposer brutalement son verre et de prendre celui de Corentin. Trois grandes et longues gorgées de bière plus tard, et Pixie renifle.
— Je sais vraiment pas ce que j'aurai fait si vous n'aviez pas été là pour m'en sortir.
— Oh purée, Pix, je suis tellement désolé.
Alex se lève pour lea prendre maladroitement dans ses bras par-dessus la table avant de se rassoir.
— ça va, ça va. Momo et Théo ont un plan pour s'en débarrasser définitivement. Mais j'étais pas assez solide pour y participer. On assistera à ça de loin.
— Ils vont faire quoi ? demande Corentin.
Un sourire léger, presque joyeux, illumine le visage de Pixie :
— Ah ça, c'est un secret ! Enfin surtout ils ne m'ont pas donné de détails, mais je sais que ça va marcher. Momo ne rate jamais rien et Théo, il ne faut vraiment pas le gonfler.
— Ils devaient pas attendre que les potes de Momo arrivent ?
— Ça prendra trop de temps, ils passent à la vitesse supérieure.
Le serveur arrive à ce moment-là, et finalement ils reprennent tous une pinte de bière, y compris Pixie.
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— Et alors, Corentin a pris le vélo et s'est enfuit de la cour sans regarder derrière lui ! On l'a retrouvé dans la zone industrielle, près de l'autoroute, il avait réussi à pédaler jusqu'au MacDo.
Les autres éclatent de rire, sauf Corentin qui fait la gueule juste pour la forme.
— Il n'avait qu'à pas se foutre de moi avec son vélo tout neuf là.
— Tu t'es pris une raclée !
Samuel continue à rigoler.
Ils sont toujours sur la terrasse, mais prêts à partir. Le serveur commence à faire le tour des clients pour annoncer la fermeture du bar. S'ils pouvaient, ils resteraient là encore toute la nuit.
— Non, mon père était pas à la maison à ce moment-là, et ma mère a eu tellement peur que j'ai même pas été puni. Surtout que le vélo était en un morceau et on a pu le rendre. En plus je crois que ma mère a glissé qu'Arnaud passait son temps à sonner à toutes les portes du quartier pour faire chier les gens. Du coup c'est lui qui s'est pris une claque de son père.
— Je l'ai jamais aimé, ajoute Samuel. Mais il se tenait plus calmement au lycée, surtout par rapport à d'autres.
— Tiens je mangerai bien un MacDo du coup.
Ils finissent par se lever pour remonter la Grand Rue jusqu'à la gare et la station de tram. L'air est frais. C'est agréable. Samuel n'ose pas compter le nombre de bières qu'ils se sont avalé en une toute petite soirée. En tout cas, il n'en a payé qu'une tournée, le reste, il ne sait plus trop qui s'en est chargé.
Alex s'approche de lui alors que les deux autres sont un peu plus devant eux.
— Faudra surtout pas dire à mon père qu'on a passé la soirée à boire. J'avais juste 50 balles pour la bouffe, pas pour l'alcool.
— Oh faudra le remercier !
Samuel lui dépose un baiser sur la joue, très vite :
— Mais une fois qu'on se sera brossé les dents.
Alex se redresse et lui lâche la main. Il paraît qu'il y a eu une agression il n'y a pas longtemps. C'est pas que le quartier craint, mais on ne sait jamais.
— Y'a un Burger King à la gare. On peut manger sur la place et rentrer après, fait-il.
Pixie se tourne vers eux :
— C'est pas un peu craignos ?
— A quatre mecs en apparence, ça devrait le faire. Sinon on se les garde pour le retour. Y'a un parc près de chez moi, mais faudra pas faire trop de bruit.
— Vous avez encore des sous ?
Ils finissent par s'arrêter au milieu de la rue pour voir les dégâts dans leurs portefeuilles personnels. Outre les 100 euros qui restent à Sam et qui sont confisqués pour l'essence, ils arrivent à 15 euros.
— Mouais. Je crois que c'est foutu pour mon Whopper, soupire Pixie.
— Et les superettes sont fermées, on peut même pas prendre une boîte de gâteau.
— Faudra penser à se faire un café en rentrant, finit par dire Alex. Sans se faire chopper.
Samuel les regarde tous les trois.
C'est peut-être l'alcool.
C'est peut-être parce que c'est une de ses premières journées de totale liberté depuis longtemps.
Ou parce qu'il a vendu un dessin à son juste prix.
Mais il éclate de rire.
Oui, le lendemain va être dur, mais alors, là, il est vraiment bien.
Encore un bon chapitre où tu abordes plusieurs thèmes avec l’air de ne pas y toucher, donnant l’impression au lecteur d’un monde où le danger n’est jamais loin, où le sentiment de sécurité est une illusion. Écriture de la précarité aussi bien financière que mentale.
Je vais chipoter (ce commentaire peut être ignoré, car je ne suis pas certain de sa justesse) : j’éviterais au début d’insérer la remarque sur le médecin entre les deux paragraphes qui parlent du client afin d’éviter de « perdre » le lecteur qui lit sans trop se concentrer. Habituellement, je suis pour ce genre de coupures au milieu de la narration, mais je pense que ce morceau de dialogue (sur un autre sujet) serait mieux avant ou après.